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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Nous fréquentions depuis si longtemps le Centre de sociologie européenne, ce laboratoire de lÉcole des hautes études en sciences sociales longtemps dirigé par Pierre Bourdieu, que nous ne remarquions même plus les étagères le long de certains de ses murs. En particulier, dans lun des couloirs que le laboratoire occupait au 4e étage de limmeuble du 54 boulevard Raspail, à lintérieur de la Maison des sciences de lhomme, des boîtes darchives étaient entreposées sur des rayonnages, depuis le sol jusquau plafond. Personne ne semblait jamais les ouvrir. Les plus anciens se souvenaient quelles avaient été apportées, du moins pour un certain nombre dentre elles, des locaux que le Centre occupait jusquen 1970 rue de Tournon. Les archivistes qui découvriraient encore dautres boîtes, jusque dans des placards parfois quasiment dérobés et des sous-sols du bâtiment, évalueraient plus tard le volume darchives total à « 300-400 mètres linéaires ». Les boîtes portaient parfois des étiquettes assez mystérieuses : « lycéens et collégiens », « vocabulaire », « Séville », « presse Roumaine », « Khâgnes et taupes », … Certaines appartenaient visiblement à des chercheurs puisquelles portaient leurs noms (Boltanski, Combessie, Karady…), dautres contenaient le matériel de grandes entreprises collectives, comme ces dizaines de boîtes marquées « grandes écoles » qui se rapportaient à la longue enquête à lorigine du livre La Noblesse dÉtat paru en 1989.

Dans la deuxième moitié des années 2000, le service des archives de lEHESS, alors dirigé par Brigitte Mazon, contribua à nous faire prendre conscience de lexceptionnelle richesse de ce fonds et des usages auxquels il pourrait donner lieu. Tous ces cartons remplis des documents de travail les plus divers (notes, coupures de presse, questionnaires, tableaux, tirés à part, retranscriptions dentretiens ou de séances de séminaires, brouillons et manuscrits, projets de recherche parfois inaboutis…) donnaient notamment loccasion de sinterroger 8sur lhistoire et le déroulement des enquêtes dont résultent Les Héritiers (1964) de Bourdieu et Passeron, les ouvrages collectifs que sont Un Art moyen (1965) et LAmour de lart (1966), ou encore La Distinction, Homo Academicus… Ces livres sont aujourdhui des « classiques ». Nous connaissons très bien leurs résultats mais que savons-nous au juste de lorigine et de lorganisation des recherches dont ils sont issus ? La tentation est grande – notamment dans le monde anglo-saxon, la consécration de Bourdieu étant aujourdhui mondiale – de les lire comme une grande œuvre théorique. Mais ils reposent aussi sur un travail éminemment empirique et collectif.

La perspective dun désamiantage du bâtiment qui signifiait le déménagement du fonds en un lieu éloigné de nos lieux de travail, nous conduisit à constituer très rapidement un petit collectif dit « Groupe Archives ». Assez vite, notre questionnement sest concentré sur les enquêtes. Nous nous intéressions aux autres activités du Centre (formation des chercheurs, séminaires, colloques…) mais surtout dans la mesure où elles éclairaient les premières. Nous avons par ailleurs resserré notre travail sur la première décennie du Centre (1959-1969). Plusieurs changements – pour certains indirectement liés à la crise de mai 68 – sont en effet intervenus à partir de la fin des années 1960 dans lhistoire du CSE. En 1969, cette entité cède sa place à deux laboratoires distincts, dirigés lun par Raymond Aron, lautre par Pierre Bourdieu. La structure dirigée par Bourdieu, le Centre de sociologie de léducation et de la culture, sans renoncer à la recherche empirique, ne multipliera plus les enquêtes avec la même frénésie quelle ne lavait fait dans la conjoncture des années 1960 et de la politique scientifique de la période gaulliste.

Sans faire ici lhistoire de notre propre recherche, il nous faut préciser quelle sest redéfinie au fil du temps. Il a dabord fallu composer avec des imprévus. Le fonds a par exemple été inaccessible à plusieurs reprises, suite à des tests damiante sur certains cartons puis à la fermeture du bâtiment du 54 boulevard Raspail entre 2011 et 2017. En avançant dans la recherche, il a ensuite fallu essayer de surmonter les difficultés inhérentes à notre travail. Comment faire en sorte que notre proximité au collectif dont nous faisions lhistoire soit une force plutôt quun handicap ? Comment tenir sur la longueur le parti-pris de lanalyse documentée et se garder des incursions sur le terrain de lessayisme et 9de la polémique ? Comment arriver à évoquer un moment objectivement exceptionnel dans lhistoire de la sociologie sans se laisser enfermer dans la comparaison, tentante mais aussi aveuglante, avec la situation présente autrement moins exaltante ?

Au fil de la recherche, nous avons par ailleurs éprouvé de façon croissante la nécessité de consulter dautres sources. Aussi riche quil fût, le fonds du CSE était muet sur des questions essentielles. Aussi nos recherches se sont-elles portées parallèlement vers dautres fonds darchives, personnelles et institutionnelles1. Le petit groupe initial, composé de membres du CSE, sest élargi à Amín Pérez et nous avons réalisé une série dentretiens ou engagé des échanges avec des membres (actuels ou anciens) et des proches du Centre, ainsi quavec danciens étudiants de Bourdieu à Lille et à Paris. En premier lieu, nous avons rencontré celles et ceux qui ont directement et très activement participé aux enquêtes qui font lobjet de ce livre, Luc Boltanski, Francine Muel-Dreyfus, Monique de Saint Martin, Dominique Schnapper, ainsi que Victor Karady (moins impliqué dans les enquêtes collectives mais membre du Centre dès 1965). Yvette Delsaut nous a fait part de remarques sur plusieurs chapitres du manuscrit. Une autre série dentretiens a été réalisée avec des collègues qui navaient pas participé, ou de manière moins centrale que les précédents, aux enquêtes des années 1960, mais qui ont livré des témoignages très utiles sur le Centre de sociologie européenne, dont ils avaient été, pour certains, des membres importants dans la période ultérieure des années 1970 à 2000 : François Bonvin († 2016), Salah Bouhedja, Patrick Champagne, Jean-Claude Combessie († 2010), Alain Desrosières († 2013), Jean-Pierre Faguer, Remi Lenoir, Dominique Merllié, Michel Pialoux, Michel Pinçon, Louis Pinto, Yves Winkin, Tassadit Yacine. Les chapitres sur le CSE et celui sur les stratégies de publication mobilisent également des échanges ou des entretiens que nous avons eus avec Maurice Aymard, Henri Causse, François Gèze, Jean-Luc Giribone, Marie-Louise Heller-Dufour, Marc Joly, Anne-Marie Métailié, Richard Nice.

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Nous tenons à remercier Remi Lenoir, Gisèle Sapiro, Jean-Louis Briquet et François Denord qui se sont succédé à la tête de notre laboratoire et ont soutenu notre projet, lensemble de nos collègues qui, en France et à létranger, nous ont encouragés et enfin Jérôme Bourdieu qui nous a très aimablement autorisés à consulter les archives de son père, alors quelles nétaient pas encore inventoriées.

Julien Duval

Johan Heilbron

Pernelle Issenhuth

1 Il sagit des Fonds Raymond Aron, Marcel Maget et Kodak, des Archives de lEHESS et des Archives des Fondations Ford et Rockefeller (Sleepy Hollow, New York). Dans louvrage, sont utilisées les abréviations suivantes : FPB pour le Fonds Pierre Bourdieu ; C- et C2- pour le Fonds du CSE. Les références exactes des fonds Aron et Maget ne sont pas répétées, seules sont indiquées les cotes des articles consultés. Pour le détail des archives utilisées, voir Annexe II.