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Classiques Garnier

Présentation

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présentation

Au moment de commencer à rédiger cette présentation, léditeur de ces actes doit confesser un moment de vertige. Il doit présenter un recueil de vingt études dont lhétérogénéité résolue des objets, la complexité des arguments, la taille même parfois (car certaines de ces études constituent de véritables monographies) paraissent défier toute tentative de synthèse.

À cette sensation de vertige se mêle un lancinant morsus conscientiae. Il est en effet attendu aujourdhui dun organisateur de colloques, dun éditeur dactes, quil démontre lunité profonde des différentes contributions, unité se déployant organiquement en un certain nombre de parties, qui sont autant de parties dun programme ou dune problématique. Le temps des « mélanges » est passé.

Le lecteur ne trouvera pas les contributions de ce volume organisées en parties. La raison nen réside pas dans la nostalgie pour lépoque des « mélanges », mais dans lidée qui a présidé à la réunion de ces travaux.

À lautomne 2009, je venais dentrer à lÉcole française de Rome, et je finissais décrire une thèse portant sur les pratiques romaines de la philosophia à la fin de la République. « Pratiques romaines de la philosophia » et non « pratiques philosophiques romaines ». Pourquoi ? « Les hommes », dit Marc Bloch, « nont pas coutume de changer de vocabulaire chaque fois quils changent de mœurs1 ». La « philosophie » pour nous est une chose relativement bien définie : elle senseigne dans nos lycées, dans nos universités. Elle se pratique dans nos centres de recherche. Elle a sa tradition de textes, de questions, de doctrines, dinstitutions, de grandes figures. Il nest pas jusquaux débats autour de sa définition et de ses frontières qui ne la constituent en une unité 8socialement identifiable. En un mot, cest une discipline. Comme telle, elle est dinvention relativement récente. Comme les autres disciplines constituant le paysage académique moderne, elle ne remonte pas plus loin que le xixe siècle. Mais cette discipline a ceci de particulier que, tout en étant dinstitution récente, elle prétend avoir existé depuis lAntiquité. Ne parlait-on pas déjà de « philosophie » et de « philosophes » ? Faisant fi de lavertissement de Marc Bloch, donc sans tenir compte des différences de pratiques, cest-à-dire de sens, qui se cachent derrière les identités de vocabulaire, les « philosophes » anciens sont traités comme des collègues des philosophes modernes. Bien plus : lorsque les hommes du passé donnent le nom de « philosophes » à des personnages qui ne correspondent pas à ce quon entend aujourdhui par « philosophie », ils sont tout simplement exclus de l« histoire de la philosophie ». On ny trouvera pas Galien ni Apulée ni Apollonius de Tyane. On ny trouvera pas les alchimistes, tous qualifiés de philosophi (de là le nom de « pierre philosophale »). Inversement, des personnages peuvent être intégrés à lhistoire de la philosophie même sils ne se considéraient pas comme des philosophes, uniquement parce quils correspondent à la définition moderne du philosophe : la plupart des « grandes figures » de ce quon appelle « philosophie médiévale » avaient le titre de « théologiens », non de « philosophes ». Machiavel, dont limportance na cessé de grandir dans lhistoriographie récente de la philosophie, ne se considérait nullement comme un philosophe. Il en va de même pour Freud, auteur incontournable du programme de philosophie.

Parler de philosophia, cétait donc tenter, dentrée de jeu, de refuser lillusion dune identité entre « philosophes » antiques et philosophie moderne. Cétait déclarer demblée que lhistorien sengageait à « recorder », comme on disait au temps des chroniqueurs, les différents personnages de lAntiquité ayant porté le titre de « philosophes », ou les différents actes ayant été nommés « philosopher », sans se livrer à aucun tri, à aucune sélection, entre les uns et les autres.

Le terrain choisi, la Rome de la fin de la République, nétait pas anodin. Cétait là en effet que, pour la première fois, selon le « grand récit » de lhistoire de la philosophie traditionnelle, la philosophie changeait de langue, passant du grec au latin. Ce passage sans heurt dune langue à lautre était à la fois gage de son universalité, et aussi létape indispensable à sa transmission à lhistoire européenne, selon limage 9courante assimilant les Romains à des « passeurs ». Mais ici les savants divergeaient. Les uns réduisaient les Romains à de simples compilateurs sans originalité. Les autres sattachaient au contraire à montrer la force conceptuelle de Lucrèce, de Cicéron, de Sénèque. Cette dernière tendance, profitant de la vogue nouvelle de la philosophie hellénistique, fait aujourdhui autorité. Le temps nest plus où lon pouvait dire, avec Hannah Arendt, que le seul philosophe romain avait été saint Augustin.

À cette réhabilitation de la philosophie romaine, les historiens français ont apporté une contribution essentielle : que lon songe à Pierre Boyancé, à Claude Nicolet, à Alain Michel, à Pierre Grimal, à Carlos Lévy, à Paul Veyne, à Claudia Moatti, ou encore à Jean-Pierre Cèbe, auteur dune magnifique édition des Satires Ménippées de Varron. Ces différents auteurs ne constituaient pas une école, chacun étant mû par une quête singulière2 ; la cohérence de leurs travaux nen est que plus frappante. On peut même se demander si cette défense de la « pensée romaine » nétait pas, profondément, une réponse de la France au mépris dans lequel la science allemande avait tenu les Romains, de Hegel à Heidegger. Dans cette deuxième moitié du siècle dernier, le mythe dun parallèle entre Allemands et Grecs, dun côté, entre Français et Latins, de lautre, navait pas disparu des imaginaires savants. Beaucoup de ces historiens étaient liés à lÉcole française de Rome (EFR) : deux dentre eux, Pierre Boyancé et Claude Nicolet, lavaient même dirigée, et ce nest donc pas un hasard si lEFR organisa en 1990 un colloque intitulé « La langue latine, langue de la philosophie ».

En choisissant de renoncer à parler en termes de « philosophie », donc aussi en termes de « philosophie romaine », pour adopter une position strictement nominaliste, recherchant les différents sens et les différents actes auxquels sattachaient le mot philosophia, ses dérivés (philosophus, philosophari) et ses synonymes (doctrina, sapientia), lhistorien fait apparaître une multitude dexpériences de la philosophia, qui nécessite de faire appel à toutes les disciplines historiques : histoire des institutions, histoire politique, histoire sociale et anthropologique, histoire de lart, histoire des savoirs, histoire du droit, histoire des religions, archéologie, 10épigraphie, papyrologie, philologie, numismatique, sans oublier bien sûr ce quon entend aujourdhui par « histoire de la philosophie antique ».

Cette multiplicité dexpériences nest évidemment pas saisissable dans le corps dun ouvrage, aussi gros soit-il. Il faudrait plusieurs bibliothèques pour rendre compte de toute la richesse des expériences antiques de la philosophia. Le but de ce volume, par lhétérogénéité des contributions, est simplement de donner une idée de cette richesse.

Cest aussi la raison pour laquelle je nai pas voulu les séparer à lintérieur de « grandes parties ». Cette répartition aurait été arbitraire. Aussi diverses soient-elles, elles révèlent souvent de nombreux échos, et il faut laisser jouer ces échos. Jai donc préféré les donner les unes à la suite des autres, en suivant un ordre chronologique. Si je devais cependant donner quelques repères pour sorienter dans ce recueil, en plus des résumés quon trouvera à la fin du livre, je proposerais de distinguer trois grandes questions, qui me permettront de présenter les articles autrement que par un inventaire qui serait fastidieux. Mais je ne voudrais pas que ces articles soient réduits à ces trois questions.

Une première question est celle du rapport entre la vie politique romaine et les différents discours et comportements se réclamant de la philosophia. Plusieurs contributions affirment ou discutent lidée selon laquelle certaines philosophies auraient influencé ou prétendu influencer la politique romaine : Michel Humm propose détablir un lien entre certaines doctrines attribuées aux Pythagoriciens et les réformes politiques capitales introduites par Appius Claudius Caecus. Francesca Alesse revisite un discours historiographique « classique », celui dune influence idéologique du stoïcisme dans les conflits politiques du iie siècle avant J.-C. Après « linfluence », l« opposition » et la « dissidence » constituent une autre figure possible du rapport entre vie politique et philosophia. Cest celle quexplorent Marco di Branco et Yann Rivière : le premier compare les différences de traitement par le pouvoir romain entre les écoles alexandrines et les écoles athéniennes, le second analyse la législation répressive autour des mages, ainsi que lensemble des témoignages concernant ce quon appelé « lopposition stoïcienne ». Troisième figure : léloquence, car il nest pas de vie politique romaine sans éloquence. Charles Guérin montre comment chez Cicéron le recours à la philosophia est de bout en bout oratoire, et nest pas animé par la « recherche de la vérité ».

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Tous ceux qui connaissent un peu Rome le savent : à côté de la vie publique, il y a lespace du loisir, celui de lotium, qui se vit en privé, dans les maisons et les villas, comme en public, au théâtre et aux bains. Cet espace de lotium est connoté « grec », et la philosophia y a donc toute sa place. Mais quel sens donner à cette présence dun savoir pour nous réputé « sérieux » dans un espace voué au « jeu » et à la détente ? Les six contributions abordant cette question apportent trois réponses différentes : les uns estiment que lespace du loisir offre loccasion dexprimer des convictions philosophiques intimes. Cest la position de Carlos Lévy, dans son étude des satires de Lucilius, et de Gilles Sauron, dans son analyse de différents décors privés et publics dépoque tardo-républicaine. Les autres croient au contraire que lusage de la philosophia dans lotium est purement ludique. Cest la lecture que font Éric Perrin-Saminadayar, dans son analyse des séjours de Romains à Athènes, Hélène Dessales, dans son étude de différents décors pompéiens, et Florence Dupont, qui examine le sens des discours philosophiques en contexte théâtral. Renée Koch-Piettre, à propos du rapport entre Lucrèce et Memmius, le dédicataire du de rerum natura, propose une troisième voie : les Romains auraient fini par se « prendre au jeu ».

Qui est philosophe ? Quest-ce quêtre philosophe ? Ce pourrait être la troisième question. Matthias Haake propose un examen de lensemble des sources épigraphiques où figure le mot philosophos, en montrant que son interprétation est rien moins quévidente. Richard Goulet pose la question à propos du Bas-Empire, en essayant de cerner, à partir de témoignages littéraires et juridiques, ce qui pouvait alors identifier un philosophe. Deux contributions prennent le parti détudier comment les non-philosophes voient les philosophes : cest ce que font Michael Trapp, à partir dune étude sur l« apparence » du philosophe, et Ewen Bowie, à partir dune étude exhaustive de la présence des philosophes dans les entretiens des Deipnosophistes. Certaines contributions examinent des figures qui nous sont familières : Angelo Giavatto étudie ce que signifiait « philosopher » pour Épictète, Alexandra Michalewski nous fait découvrir un Plotin pleinement inscrit dans la vie sociale. Dautres abordent des personnages qui étaient qualifiés de philosophes, mais sont ignorés par lhistoire de la philosophie traditionnelle : Elisa Romano étudie ainsi le sens de la philosophia de Varron (ainsi que son impact sur Vitruve), et Letizia Abbondanza explore en particulier les différentes 12facettes de la sophia dApollonius de Tyane. Ariel Lewin revient sur la présentation par Flavius Josèphe aux Romains des différents groupes juifs de son temps à des « écoles philosophiques ».

On le voit : en dehors de ce désir de faire apparaître une multiplicité dexpériences, cet ouvrage collectif nest orienté par aucun « programme » particulier. Les objets, les méthodes, les lectures divergent dune étude à lautre. Mon rôle a été ici celui dun éditeur, au sens le plus humble du mot.

Pierre Vesperini

Je souhaiterais remercier, pour toute laide quils mont apportée, tous les auteurs de ce volume, ainsi que deux institutions qui ne mont pas ménagé leur soutien : lÉcole française de Rome, en particulier Michel Gras et Catherine Virlouvet, directeurs, Yann Rivière et Stéphane Bourdin, directeurs des études antiques, Richard Figuier, directeur des publications, Yannick Nexon, directeur de la bibliothèque ; le labex hastec, en particulier Philippe Hoffmann, président, Sylvain Pilon, coordinateur. Je souhaiterais remercier également, pour toute laide quils mont apportée, Christian Jacob, de lumr anhima, et mes amis de lInstitut de philosophie de luniversité de Porto, en particulier son directeur, José Meirinhos, et ma collègue Joana Gomes. Je dois enfin un remerciement spécial à Hélène Prigent, qui a relu le volume et ma apporté une aide inestimable dans lédition du manuscrit.

1 Cf. M. Bloch, Apologie pour lHistoire ou Métier dhistorien, Paris, 1949 [1941], p. 57.

2 Cette singularité des différentes recherches est particulièrement visible dans les différences entre les élèves et les maîtres : entre Carlos Lévy et Pierre Grimal, entre Claudia Moatti et Claude Nicolet. Une même passion de la « pensée romaine » les unit, mais qui ne gomme pas la singularité des élèves dans lorientation du travail et le style intellectuel.