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Classiques Garnier

Préface

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Préface

La longue histoire des doctrines des passions constitue un secteur-clef de lhistoire des idées : car elle a, depuis longtemps, le privilège de se trouver au carrefour de la métaphysique et de la mythologie, de la psychologie et de la médecine, du théâtre et de la politique. Elle a concentré longtemps les interrogations sur les conduites individuelles, mais aussi, plus récemment, les premiers pas des sciences sociales naissantes, en fournissant des motifs aux actions collectives des hommes.

Or au xviie siècle, cette problématique des passions subit deux révolutions. La première est leffet de la Révolution scientifique : la physique et la cosmologie ont construit un modèle dexplication du monde, que le terme de mécanisme peut symboliser à défaut den donner un résumé réel. Il est donc tentant dappliquer à la sphère des sentiments humains des méthodes analogues à celles qui ont permis déclairer les lois de létendue. Et dabord de supposer que cette sphère de laffectif possède des lois, elle aussi, et que celles-ci peuvent se ramener à quelques principes fondamentaux. Cest pourquoi, tout au long du siècle, on voit se multiplier les traités des passions, et chaque auteur entreprendre de ramener la multiplicité des affects à quelques passions originaires dont les autres découleraient avec rigueur selon des règles simples. Ainsi, à létude plus descriptive voire plus pratique qui était celle des ouvrages de morale ou des traités de rhétorique se substitue une approche démonstrative qui se soucie dorganiser plutôt une génétique des passions, où celles-ci sont appréhendées dans leurs connexions causales. Cette approche permet dunifier et de systématiser de nombreuses réflexions jusque là dispersées : on passe en quelque sorte dune pathétique restreinte à une pathétique générale.

La seconde révolution, liée principalement au nom de Spinoza, est celle qui assigne aux affects un second point de départ, irréductible à lengendrement par une poignée de passions originairement ancrées dans lindividu. Lorsque la proposition 27 dÉthique III introduit le

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thème de laffectuum imitatio, elle modifie profondément la structure de largumentation spinozienne et inaugure en même temps un nouveau chapitre de la pensée des affects. Le paradoxe est que Spinoza ne justifie guère quelliptiquement cette seconde fondation, après la tripartition désir/joie/tristesse, du monde des affects ; mais une fois introduite, elle remodèle lensemble de ce qui est dit sur la vie passionnelle humaine et interhumaine. Cependant lidée dimitation même se retrouve, implicitement ou explicitement, à dautres endroits clefs de lœuvre : au début du Traité de la Réforme de lEntendement, pour désigner les contraintes qui simposent aux ambitieux ; dans linterprétation de la Genèse aussi (Adam imite les animaux) ; et bien entendu dans les textes politiques, même si elle ny est pas nommée. Il était donc nécessaire de faire le point sur cette notion discrètement centrale, et den repérer les conditions de possibilité comme les effets ; mais pour en mesurer le statut et la portée, il est nécessaire de remonter à lhorizon cartésien où elle a pu prendre son sens, et notamment au traité de Lhomme. La première partie de louvrage de Philippe Drieux porte donc sur ce traité, tout en sappuyant également sur dautres textes cartésiens, pour comprendre la conception cartésienne de la diffusion du comportement. La suite du travail examine dabord la refonte spinoziste de la théorie cartésienne des modes passifs, puis étudie la construction des concepts spinozistes de perception, dimage et de représentation, pour montrer comment une disposition constitutive du corps humain peut se trouver projetée sur le mode de représentation des corps extérieurs ; elle analyse ensuite les ordres dimages – mémoire, langage, interprétation de lexpérience, puis le fonctionnement du mimétisme proprement dit ; enfin elle prend en vue la portée éthique de cette conception des relations interindividuelles et en particulier sinterroge sur ce que signifie limitation du sage – cest-à-dire sur la façon dont limagination demeurée passive sarticule à la Raison.

Il sagit donc de prendre au sérieux, dans la plus grande extension de son horizon, la proposition III 27, ou plutôt le jeu constitué par les propositions III 21 et III 27 (car du point que lon considère comme le tournant véritable dépend linterprétation ; cest au fond ce qui sépare la lecture dAlexandre Matheron de celle de Pierre Macherey). Philippe Drieux se livre dabord à un soigneux état de la question ; il connaît les

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solutions proposées par le commentaire et les difficultés que chacune présente. Tout leffort de son livre consiste, en sappuyant aussi au début sur les analyses de Christian Lazzeri, mais en y ajoutant une relecture densemble originale, à inverser le regard sur le mimétisme : alors que le lecteur non prévenu y voit tout dabord une exception surprenante dans le paysage des affects, il sagit ici den faire la règle, et de montrer que « limitation est un paramètre de cette dynamique, au même titre que la mémoire, ou la disposition actuelle du corps » (p. 54). Cette normalité du mimétisme est formulée avec une belle fermeté p. 181 : il apparaît comme « une détermination originaire du désir humain » – il y manifeste au fond la dimension sociale qui y est toujours déjà présente ; « les règles mimétiques témoignent de la condition de lhomme passionné, de la “nature” de lhomme en tant quelle est plongée dans lordre commun de la nature : elles renvoient à lindétermination du désir et à léquilibre infantiles. Cette situation nest pas réellement dépassée par la polarisation historique de nos désirs passifs. Nous cherchons à stabiliser notre propre constitution en empruntant un peu de laffirmation collatérale de nos semblables ». Laffect mimétique nous renvoie donc à cette dépendance constitutive, modifiée mais non surmontée (sinon illusoirement) par la fixation localisée des désirs sur des corps extérieurs et laliénation qui en résulte. En somme, alors que notre perception spontanée du monde affectif – et aussi, il faut bien le dire, la démarche même dÉthique III – nous fait croire que cette fixation est au premier plan, la méditation de laffectuum imitatio doit nous rappeler quelle est une configuration contingente, provisoire, au milieu dun océan de passivité. Un monde plus girardien que cartésien, donc. Il resterait à expliquer pourquoi Spinoza ne le dit pas aussi clairement – pourquoi il a néanmoins construit sa démonstration en conservant un plan analogue à ceux de Descartes ou de Hobbes.

Il reste aussi à se demander quelle est la signification historique de cette révolution. Il semble bien quelle ouvre la possibilité dune anthropologie transindividuelle. Raisonner sur « une chose semblable à moi » – et non pas même « un homme » – revient de fait à centrer le processus délaboration des affects non sur lindividu, mais sur le procès lui-même, sans que lêtre humain apparaisse comme une origine : ses propres passions spécifiées deviennent dès lors tout au plus une occasion pour la mise en marche du système ; mais le système lui-même, la circulation

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des affects entre les individus, est toujours déjà-là. Les individus ne sont que les porteurs déchanges qui les dépassent. Ils sont même dépassés deux fois : une première fois en amont, dans la mesure où les affects qui sont les leurs sont communs à tous les ingenia, la spécificité de chaque ingenium résidant dans la configuration particulière quune histoire déterminée à donnée pour chacun à ce matériau commun ; une seconde fois en aval, puisque les affects qui les animent dans la vie concrète, même sils peuvent sexpliquer en fin de compte par la triade originaire, sont le plus souvent des phénomènes de circulation, ce qui fait que lorigine ultime des passions dun individu se trouve peut-être plus souvent hors de lui que chez lui. Ainsi, si le premier mouvement du spinozisme consiste à chercher dans lindividu et non dans lobjet (quil soit divin, humain, ou quelconque) le point de départ du mouvement affectif (avant dêtre amour de quelque chose, lamour est dabord défini comme une joie, cest-à-dire un accroissement de la puissance dagir, et ce nest quensuite quil est caractérisé par un objet de cette joie ; idem pour la haine, lespoir, la crainte et tous les autres affects), le second mouvement consiste non à contredire ou à relativiser le premier, mais à linscrire dans une circulation de ces affects grâce à limitation, qui aboutit à ce que lindividu ainsi jeté dans le cercle ne puisse se constituer en sujet au sens classique du terme. Sil faut assigner un sujet, cest le procès même de circulation des affects qui en tient lieu. Autrement dit, il ny a pas dobjet qui par lui-même attirerait ou repousserait lindividu, car cest dans le fonctionnement même de lindividu que se forme lorientation qui donnera son sens à sa relation à lobjet (premier mouvement) ; et il ny a pas de sujet isolé qui serait à lui seul fondement et moteur de ses passions, car celles-ci sont prises dans un jeu perpétuel déchanges qui simposent à lindividu avant quil nait achevé la formation de son moi (second mouvement). Bien plus tard, Victor Cousin et ses disciples élaboreront une théorie de la Raison impersonnelle ; Spinoza, quant à lui, fonde une théorie de la passion impersonnelle.

Pierre-François Moreau