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Classiques Garnier

Préface Traduire, penser

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Paul Valéry et l’acte de traduire
  • Auteur : Marx (William)
  • Pages : 11 à 14
  • Collection : Translatio, n° 2
  • Série : Penseurs de la traduction, n° 1
  • Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
  • EAN : 9782406084198
  • ISBN : 978-2-406-08419-8
  • ISSN : 2800-5376
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08419-8.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 03/06/2019
  • Langue : Français
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PRÉFACE

Traduire, penser

Il ne faut pas sy tromper : Paul Valéry et lacte de traduire nest pas un livre de plus dans limmense bibliographie valéryenne. Cest le livre qui manquait. Un livre qui fait sens de lœuvre de toute une vie.

Cette vie, cest dabord celle de David Elder : une vie consacrée à ses divers cours de littérature, de traduction et de pédagogie, dabord en France, à luniversité de Nice et à lÉcole normale dinstituteurs, puis en Australie, où il coordonna jusquà sa retraite les programmes de langues vivantes à luniversité Edith Cowan. Il fut aussi vice-président de lAlliance française de Perth pendant de nombreuses années. Son engagement et ses mérites lui valurent dêtre distingué par le gouvernement australien ainsi que par la République française, qui le fit chevalier de lOrdre des Palmes académiques. Un chevalier au milieu des kangourous et des koalas !

Mais David Elder est aussi et surtout depuis toujours un éminent spécialiste de lœuvre de Valéry, à qui il a dédié sa vie de chercheur. Dans ses « Mémoires des Cahiers » parus dans le tome XIII et dernier de la monumentale édition des Cahiers 1894-1914 dont elle fut linstigatrice et le moteur principal, Nicole Celeyrette-Pietri raconte comment, alors quelle se rendait au début des années 1970 rue Paul-Valéry, anciennement rue de Villejust, pour consulter les manuscrits de lécrivain et quelle était accueillie par la fille de ce dernier, Agathe, elle rencontrait dans lappartement encore plein des souvenirs du poète un jeune chercheur venu des antipodes pour étudier ces mêmes papiers et débrouiller les mystères de cette œuvre et de cette pensée elles-mêmes situées aux antipodes de tout commun et de toute banalité. On laura compris : ce jeune chercheur nétait autre, déjà, que David Elder.

Il faudra un jour expliquer pourquoi lAustralie, qui héberge tant despèces rares et sans équivalent ailleurs, les dingos, les ornithorynques et tous les genres de marsupiaux, a produit certains des plus éminents 12exemplaires dune espèce plus rare encore : les valéryens. Car ce continent de lautre bout du monde a offert aux lettres françaises quelques-uns des plus admirables lecteurs du poète de La Jeune Parque, parmi lesquels Judith Robinson, James Lawler et Robert Pickering. David Elder apparaît aujourdhui comme le DArtagnan de ce trio de valeureux mousquetaires, lui qui vécut toute sa vie dans une intimité avec Valéry dont les fruits longtemps furent aussi rares que précieux.

Heureusement, de telles lumières ne peuvent rester éternellement sous le boisseau. Jeus le bonheur de rencontrer David Elder lorsquà partir des années 2010 il vint de plus en plus régulièrement participer aux séminaires de léquipe Valéry de lInstitut des textes et manuscrits modernes et contribuer activement à lédition des Cahiers 1894-1914, que javais lhonneur de diriger aux côtés de Nicole Celeyrette-Pietri. Ce que cachait ou plutôt annonçait la venue de cet homme aussi souriant que savant, cétait la production du grand œuvre que vous avez, lecteur, lectrice, désormais entre les mains, un travail où se distille la quintessence dune existence passée parmi les pages de Valéry et augmentée dune compétence remarquable dans les sciences du langage. Car David Elder, en plus dêtre un valéryen, est aussi et dabord un linguiste et un traductologue, maniant avec aisance les grandes langues européennes, comme en témoigne le livre, et doté, chose plus rare encore, du sentiment de la langue. Comment écrire sans cela sur la question de la traduction ?

Paul Valéry et lacte de traduire : le et nintroduit pas ici une coordination accidentelle. Si ce livre manquait, sil est important, cest parce quil fait sens de la vie de Valéry lui-même. Le problème de la traduction ménage lune des meilleures entrées possibles dans la théorie littéraire valéryenne : analyser précisément, dune part, comme le fait Elder, les traductions données par Valéry, quil sagisse de Virgile, de Thomas Hardy ou de Bertrand Russell, mettre ensemble, dautre part, tous les morceaux de théorie de la traduction éparpillés dans les Cahiers et dans les essais, cest faire apparaître les invariants du passage dune langue à une autre et mettre en évidence ce qui pour lécrivain vaut la peine dêtre sauvé et préservé dans un texte littéraire ou poétique, cest-à-dire ce qui compte dans la littérature. Quel est, demande Elder, le principe déquivalence entre deux textes ? Ses analyses sont irremplaçables en ce quelles touchent aux fondements mêmes de toute esthétique :

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« Rien de beau ne se peut résumer », disait [Valéry]. Tout résumé est impossible, et tout délayage verbal (par le récit, etc.) les altère irrévocablement.

Mais il y a plus. La littérature ni le langage ne sont pas les seuls concernés par la question de la traduction. Cest la pensée même, la pensée tout entière qui, selon Valéry, est placée sous le régime dun traduire perpétuel : « La pensée est une série de traductions », écrit-il dans les Cahiers. Elle est aussi « self-traduction », selon la belle formule de David Elder inspirée de la « self-conscience » valéryenne. Voilà ce qui caractérise le moi « pensant-sentant », toujours en train de jongler entre les données émanant du corps, du monde et de lesprit lui-même, pour élaborer une sorte de koinê mentale ou langage commun – par opposition à ce fameux « Moi pur » valéryen qui nest, quant à lui, que le moyeu vide et silencieux autour duquel tournent les vicissitudes de la roue psychique.

Et David Elder de montrer comment un tel paradigme de la traduction est appliqué par Valéry à tous les domaines de la vie de lesprit, y compris au rêve. Au rêve même, en effet, au rêve en soi, nous navons jamais accès directement, quelque effort que nous fassions, quelque créance quen prétendent nous donner les souvenirs. Nous nen connaissons que des traductions. On retrouve là lune des critiques fondamentales adressées à Freud par Valéry. Citons encore ici Elder :

En travaillant sur le « dire » et le rêve, Valéry est tenté aussi par le terme « ouï-dire », qui lui permet de reléguer le connu (déjà fort imparfait) au niveau de louï-dire à cause de la distance qui « me » sépare de « mon » rêve – comme je suis séparé des autres. Il en va de même pour toute histoire ou aventure racontée.

À tout prendre, cest la veille elle-même, cest-à-dire la vie consciente de lesprit, qui est encore plus mystérieuse que le rêve :

La situation de la veille et du rêve reste infiniment plus complexe – et indécodable pour Valéry : « Lesprit aussi a ses raisons que la raison ne connaît pas. »

Relire les Cahiers, comme le fait David Elder, en saidant de la clé fournie par le concept de traduction lui permet sinon de reconstituer ce fameux « Système » que Valéry désespéra de produire en ses jeunes années, du moins den proposer lune des plus convaincantes réalisations 14possibles, ainsi quun modèle extrêmement stimulant de compréhension des mécanismes de la pensée. Car ce livre ne parle pas seulement de Valéry. Il ne parle pas seulement de la traduction. Il fait aussi penser, et penser la pensée. Je nen conçois pas de plus bel éloge.

William Marx

Université Paris Nanterre

Collège de France