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Classiques Garnier

Introduction De la passion aux larmes

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Introduction

De la passion aux larmes

Tous les livres qui font pleurer ont été écrits les yeux secs. Ne serait-ce que pour des raisons pratiques. Écrire ou pleurer, il faut choisir. Alors pourquoi tant de sanglots à les lire ? []

Où vont les larmes quon ne verse pas ? [] Elles vont là, dans ces livres où nous les recueillons. Les larmes sont le sel de la littérature1.

Le corps déborde, cest sa beauté. Les plus douces émotions comme les plus violentes jaillissent par les yeux et les larmes se fraient, entre silence et musique, un chemin inédit où tout peut se dire, où tout demeure secret. Elles coulent, les larmes, elles seffacent aussi, rappelant que le plus précieux de lêtre ne peut être capturé et que la douleur et le bonheur sont fugaces2.

Dans La Comédie humaine, la passion est une longue maladie qui ne peut être guérie mais dont les symptômes peuvent satténuer avec le temps ; la délivrance totale ne sera obtenue que « grâce » à la mort. Des femmes abandonnées et avancées en âge, des femmes passionnées, des femmes froides constatent, à une certaine période de leur vie, que leur âme dort, que leurs sens sont assoupis, quelles ne veulent rien, nattendent rien et nespèrent rien hormis la mort ; une mort imminente qui les délivrera de leurs souffrances.

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De fait, plusieurs morts pathétiques dans La Comédie humaine sont liées à cette passion sous toutes ses formes, notamment sa forme amoureuse, tantôt avouée, tantôt refoulée, tantôt sublimée. Lexemple le plus poignant de lexaltation passionnelle et des souffrances déchirantes est sans conteste celui de Madame de Mortsauf. La passion dans Le Lys dans la vallée, a été sévèrement contrôlée et réprimée par la protagoniste au point de laisser une large place aux douleurs et aux larmes. Lhéroïne emprunte un chemin de souffrances et vit sa passion, mais seulement comme prélude à la « palingénésie angélique3 ». À limage dautres personnages balzaciens telle que la duchesse de Langeais, la comtesse Henriette de Mortsauf aspire au glorieux amour des anges, et ce non sans des effusions de chagrins et de larmes. En effet, les larmes constituent un thème essentiel dans un grand nombre de romans de La Comédie humaine.

Ainsi, les larmes sont un véritable langage par lequel toute personne peut sexprimer. Le corps humain parle sans cesse par ses gestes, ses mimiques, ses attitudes, ses regards, ses sourires ou encore ses larmes, qui sont généralement le signe de la tristesse comme le rire est le signe de joie. Les larmes abondent dans La Comédie humaine pour des motifs bien différents les uns des autres. En effet, les femmes balzaciennes pleurent souvent après une grande souffrance physique ou morale, au moment où elles sortent dune émotion angoissante et longtemps contenue ; elles pleurent également de joie ou de pitié ; elles sabandonnent encore aux larmes sous leffet dune émotion esthétique, en entendant de la musique ou en écoutant de beaux vers.

Parler doucement et sans arrogance, frissonner dune présence, dune absence, pleurer de beauté, de bonheur ou de chagrin, aimer en silence, en secret, sétreindre avec les yeux sans éprouver le besoin de parler, ce sont là des attitudes communes à beaucoup dhéroïnes balzaciennes, âmes sensibles qui sabandonnent facilement aux larmes. Car, le cœur de ces tendres créatures comporte de multiples états dâme tels que la peine damour, la tristesse, la blessure damour, et les pleurs qui sont le moyen le plus naturel de libérer toutes les tensions. La sensibilité, les épanchements et les larmes saccordent avec leur bonté dâme et leur conduite vertueuse. Selon lhistoire propre de chaque héroïne, les pleurs auront une signification particulière. Seront déversées dans La Comédie 145Humaine des larmes amères, des larmes douloureuses, des larmes doucereuses, des larmes sincères et dautres factices. Cest donc à travers les épreuves de leur existence respective, à travers les moments de bonheur et les instants de détresse, que nous allons tenter de comprendre et danalyser ces effusions larmoyantes.

Rare est le roman balzacien qui ne renferme pas de longues descriptions poignantes de femmes en pleurs4. À cet égard, ce quécrit Anne Vincent-Buffault sur les larmes en général pourrait aussi bien sappliquer à bon nombre dhéroïnes balzaciennes :

Entre silence et langage, coulent les larmes. De lœil humide aux flots de pleurs, du regard brouillé aux sanglots, elles manifestent lémotion. De façon discrète ou démonstrative, réservées à lintimité ou versées en public, elles peuvent aussi bien témoigner dune sensibilité valorisée que passer pour faiblesse de femme. Elles ont aussi une histoire qui se lit à fleur dyeux5.

Il est important tout dabord de souligner la présence massive des larmes dans la littérature, dans les arts et dans la religion. Lœuvre balzacienne est notamment marquée par labondance des pleurs chez les grandes amoureuses de Balzac. Des liens étroits et intéressants existent entre pudeur et larmes. Certaines femmes font usage de larmes artificielles pour arriver à leur fin. Enfin, par opposition à certaines héroïnes de La Comédie humaine qui pleurent beaucoup, nous verrons que dautres refoulent leurs larmes et que cela ne va pas sans conséquences désastreuses sur leur état de santé.

1 Camille Lorens, « Le sel de la littérature », Passions, Émotions, Pathos, La Licorne, Poitiers, 1997.

2 Jacqueline Kelen, Les Larmes, Paris, éd. Alternatives, 1997.

3 Selon les termes dArlette Michel, Le Mariage et lAmour dans lœuvre romanesque dHonoré de Balzac, op. cit., p. 813.

4 Voir tableaux en annexes, rubrique « Larmes ».

5 Anne Vincent-Buffault, Histoire des larmes : étude sur les transformations des signes de lémotion, xviiie-xixe siècle, Marseille, Paris, Rivages, 1986.