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Classiques Garnier

Avant-propos Pourquoi Gutzkow et la Jeune Allemagne ?

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Passé et Présent. 1830-1838
  • Pages : 7 à 9
  • Collection : Littératures du monde, n° 48
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406142089
  • ISBN : 978-2-406-14208-9
  • ISSN : 2261-5911
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14208-9.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/01/2023
  • Langue : Français
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Avant-propos

Pourquoi Gutzkow et la Jeune Allemagne ?

En dehors dun contemporain immédiat focalisé sur le double thème du passé nazi et du « Mur » et sur celui dune société « multiculturelle » peut-être en voie de formation, le lecteur francophone intéressé par la littérature de langue allemande se dirige en général vers deux secteurs depuis longtemps fortement représentés dans les traductions, voire les fréquentes retraductions, dans lédition française.

Le premier de ces secteurs, cest le « temps de Goethe » (Goethezeit), cest-à-dire la période de plus dun demi-siècle, des années 1770 à 1830, du Sturm und Drang, dont le jeune Goethe fut le principal représentant, à la mort du même auteur en 1832. Ce « temps de Goethe », que Heine, en 1828, a appelé la « période artistique » (Kunstperiode), cest celui dun « classicisme » (Klassik, avec Goethe et Schiller) et dun « romantisme » (Romantik, avec Novalis, les frères Schlegel, Tieck, etc.) dont les définitions chronologiques et thématiques ne coïncident pas avec celles de leurs homonymes français.

Le second de ces secteurs consiste surtout en quelques grands noms du vingtième siècle germanophone : la triade constituée par Kafka, Musil – ces deux-là « autrichiens », les guillemets étant pour le Pragois Kafka – et Brecht, avec aussi, en plus « démodés », les deux frères Mann et encore, sur un autre registre, un Ernst Jünger aussi hiératique que reptilien.

Entre ces deux ensembles paraît régner un vide un peu flou, celui dun xixe siècle tardif et taillé étroit, entre les alentours de 1830 et 1914. Cest au point de départ chronologique, ou presque, de ce grand vide apparent, au lendemain de la révolution de Juillet à Paris, que se situe le texte de Karl Gutzkow dont la traduction et le commentaire sont proposés ici.

La révolution de 1830 nest vue, en France, que comme une petite révolution, celle des « trois journées » dites « glorieuses » : petite révolution par rapport à la seule vraie et grande, celle de 1789 prolongée 8jusquau coup dÉtat de Bonaparte en 1799, voire jusquà la chute de Napoléon en 1815, mais une révolution qui est tout de même, pour lEurope, de la Grèce à la Pologne, en passant par la Belgique accédant à lindépendance à légard des Pays-Bas, par lEspagne et le Portugal, où saffrontent conservateurs et libéraux, et par certains États italiens et allemands, une vraie révolution antidespotique au nom de la liberté, et dabord de celle de la presse, et une révolution une fois encore entraînante, comme 1789 le fut.

Karl Gutzkow, presque complètement inconnu en France, sauf de quelques germanistes spécialisés, est lécrivain le plus ferme, ou le moins incertain de la Jeune Allemagne dans ses convictions libérales et, parfois, révolutionnaires. Et celle-ci aussi demeure, y compris chez bien des germanistes, une terra incognita, alors quelle présente un incontestable intérêt politique, intellectuel et littéraire.

Cet intérêt, cest celui, dune part, de son « modèle » principal, dont Gutzkow parle longuement et plutôt positivement, Henri Heine, établi à Paris de 1831 jusquà son décès en 1856 et fier dêtre tout autant un écrivain français en prose que ce quil fut dabord, un poète allemand, le plus grand de tous, après peut-être Goethe. Et cest celui, dautre part, de la forte prégnance intellectuelle et politique de Hegel – qui fut le maître philosophique de Heine dans le Berlin du début des années 1820 – et de sa vaste et diverse école, comme on le verra dans le texte de Gutzkow et dans la présentation que nous en proposons.

Si lon veut une preuve du grand intérêt intellectuel et politique de la Jeune Allemagne et de Gutzkow, on la trouvera, dans le texte traduit, dès la partie intitulée « La nouvelle formation » (Die neue Bildung), lorsque Gutzkow explique clairement – lui qui est parfois assez confus – le rôle éminent et positif de Heine et dun autre intellectuel juif allemand, Ludwig Börne, dans le développement de la conscience politique en Allemagne.

Selon Gutzkow, en effet, ce sont Börne et Heine qui ont modifié dheureuse manière, dès avant 1830 et par la suite, la conscience politique des Allemands, ou du moins dune partie dentre eux. En effet, Börne et Heine, « restés extérieurs au sentiment dorgueil qui envahit la poitrine des Allemands lorsquils eurent renversé la domination des Français [en 1813-1815], sobres, alors que nous nous exaltions, froids, alors que nous étions brûlants, [] avaient, par rapport à lexaltation 9sentimentale, tous les avantages de la raison qui passe tout au crible » [VuG, p. 161]. Et Gutzkow de pousser plus loin et plus audacieusement son argumentation :

Cest du judaïsme et de lui seul, peut-être, que pouvait provenir une réaction aussi vraie et aussi louable contre notre idéologie [la « teutomanie » judéo- et francophobe], occupée à forger elle-même les chaînes dun nouvel esclavage [le despotisme dAncien Régime plus ou moins intégralement maintenu dans la Confédération germanique à partir de 1815]. Les Juifs avaient été libres sous Napoléon et Heine et Börne pouvaient demander avec une amertume moqueuse ce que nous avions gagné depuis que nous lavions vaincu [ibid.].

Saurait-on imaginer, aujourdhui encore, plus vigoureuse et salutaire provocation ? Et pourtant, cette apparente provocation est fondée sur une réalité historique trop souvent laissé de côté, celle de Napoléon comme émancipateur des Juifs en Allemagne, le mérite des deux intellectuels juifs cités par Gutzkow, Heine et Börne, ayant été de laffirmer clairement à des Allemands alors submergés par une puissante vague « teutomane », aussi judéophobe que gallophobe. Le crime inexpiable de Napoléon, aux yeus des « teutomanes » et de leurs émules, en effet, ce ne fut pas seulement loccupation et la réorganisation, en particulier dans la Confédération du Rhin, ancêtre de la RFA old style, dune bonne partie du Saint-Empire romain-germanique, mais ce fut aussi, et peut-être surtout, le fait dy avoir émancipé civilement les Juifs.

1 Voir la liste bibliographique des sigles et abréviations utilisés dans les notes ou, pour des références brèves et sans commentaire, dans le corps du texte entre crochets droits.