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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Pascal et Baudelaire
  • Auteur : Sellier (Philippe)
  • Pages : 11 à 14
  • Collection : Lire le xviie siècle, n° 9
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812441950
  • ISBN : 978-2-8124-4195-0
  • ISSN : 2257-915X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4195-0.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 10/08/2011
  • Langue : Français
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PRÉFACE

Entre Pascal et Baudelaire, deux phares de la littérature universelle, les lecteurs les plus avertis avaient depuis longtemps entrevu des parentés. Pourtant aucun ouvrage d’importance n’a jamais été consacré à la confrontation des deux œuvres. En 1920, Gonzague de Reynold n’avait effleuré qu’en quelques pages la présence pascalienne chez le poète. Il en avait été de même en 1942 dans un essai de Benjamin Fondane Baudelaire et l’expérience du gouffre, qui ne traitait de Pascal que dans un chapitre fort vague. Trois ans plus tard, Jean Pommier signalait quelques emprunts de Baudelaire à Pascal (Dans les chemins de Baudelaire). Puis Yves Bonnefoy, Pierre Emmanuel, Morten Nojgaard faisaient était de résonances pascaliennes ou jansénistes. Un seul article monographique avait abordé frontalement la question : « Baudelaire et Pascal » de Maurice Chapelan, en 1933. Malheureusement peu approfondie, cette étude de rapprochements textuels se référait à… l’édition Brunschvicg des Pensées, parue près d’un demi-siècle après la mort du poète, alors qu’il eût fallu partir des deux éditions, très différentes, qu’il avait eues entre les mains : d’abord celle de Bossut (1778 et rééditions), qui reproduisait le texte souvent altéré publié par Port-Royal en 1670-1678, puis, sans doute à partir de 1852, celle d’Havet, qui donnait le texte authentique de l’apologiste, assorti de notes dont il est sûr que Baudelaire s’est servi.

Si celui-ci a compris aussi vite l’intérêt de changer d’édition, c’est parce qu’il a vécu au sein d’une véritable effervescence des études pascaliennes : en 1842 Victor Cousin, dans un Rapport retentissant, avait lancé un appel à l’établissement du texte des Pensées sur les autographes, dont la plupart avaient été préservés. Dès 1844, Prosper Faugère avait répondu à ce vœu et publié, d’après les originaux, les Pensées, fragments et lettres. Enfin, admirateur de Sainte-Beuve, le poète n’a pu manquer de s’intéresser au monumental Port-Royal, dont la publication s’étend de 1840 à 1859, et dont une ample partie est réservée à Pascal.

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Restait à mentionner un article qui me vaut l’honneur d’être l’un des deux préfaciers de l’ouvrage de Jean Dubray : en 1989, à l’occasion de la présence des Fleurs du Mal dans le programme des agrégations littéraires, j’avais été invité à donner une conférence aux étudiants de la Sorbonne sur « Baudelaire et Pascal ». Mais là encore l’article qui en sortit ne prenait pas en compte l’ampleur du domaine à explorer : il était évidemment centré sur Les Fleurs du Mal, s’intéressait à l’intertextualité, suivait brièvement une ligne diachronique, avant d’esquisser une synthèse sur les parentés et les rapprochements trompeurs. Il fallut donc une hardiesse rare à Jean Dubray et à sa directrice de thèse, le professeur Dominique Millet-Gérard, pour s’aventurer sur des terres inconnues.

Déjà auteur d’un livre qui a reçu un excellent accueil, La Pensée de l’abbé Grégoire. Despotisme et liberté (Oxford, 2008), Jean Dubray a examiné Pascal et Baudelaire dans la perspective qui avait été la sienne dans son ouvrage précédent, celle du philosophe et du théologien. Sa visée était la confrontation synchronique de deux univers de pensée. Il a donc délaissé la vieille recherche des sources – la Quellenforschung – aussi bien que l’approche moderne de l’intertextualité, qui de toute façon n’auraient conduit qu’à des résultats fort limités. Soucieuse avant tout de la pensée, son enquête a su éviter une comparaison des genres et de l’écriture qui aurait été peu éclairante, tant la diversité des deux œuvres, sur ce point, saute aux yeux. Les textes sont par ailleurs scrutés dans leur sens littéral, sans recours à l’inconscient des psychanalyses, ni même au préconscient de la critique thématique, telle que l’a illustrée par exemple un Jean-Pierre Richard et qui aurait pu mettre en évidence l’horreur des deux espaces intérieurs à la fois apparentés et différents.

Nous nous trouvons en présence d’une critique « classique » – au meilleur sens du terme – qui réfléchit sur les thèmes, les concepts, dans le sillage de maîtres célèbres, comme Etienne Gilson. Elle se penche sur la pensée de Pascal telle qu’elle nous apparaît aujourd’hui d’après les travaux des éditeurs contemporains : Jean Mesnard et Michel Le Guern. L’édition Le Guern, dans la Pléiade, fournissait de surcroît aussi le texte de l’édition de Port-Royal, repris par Bossut. Il était donc aisé de procéder à des vérifications, si celles-ci s’avéraient utiles.

Les résultats sont saisissants. Nous qui vivons dans une culture où traîne encore – malgré la psychanalyse, les boucheries héroïques mondiales, les camps et les génocides – le relatif optimisme des Lumières, en

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particulier celui de Jean-Jacques Rousseau, nous ne pouvons manquer d’être frappés par la complicité de deux écrivains hantés par la théologie du Péché originel, où Rousseau dénonçait violemment une invention du « rhéteur Augustin ». Quel que soit le statut qu’on accorde à l’antique récit de la Genèse, le Péché originel – comme l’a aussi compris Cioran – est ici une vérité livrée par l’expérience : il y a quelque chose de cassé dans ce monde ; une nappe maléfique enveloppe les décisions humaines, source de la médiocrité des hommes et de l’histoire, voire parfois de leur monstruosité. Le voir n’est qu’une question de lucidité et de courage devant le réel. Si Pascal orchestre la sévère théologie augustinienne, Baudelaire, tout en s’accordant avec lui sur les suites du désastre, en explique autrement l’origine, avec des formules qui font penser au néoplatonisme.

Il est frappant aussi de découvrir comment l’inventaire baudelairien de l’échec peut s’organiser à l’intérieur d’une triade pascalienne : l’incapacité humaine au bonheur, l’exil loin de la « justice », l’inaccessibilité de la vérité. Le leitmotiv de l’ennui, dont aucun « divertissement » ne réussit à nous guérir durablement, est commun aux deux écrivains.

Existe-t-il une issue dans ces œuvres qui s’écrivent face à la mort ? Les idéaux de l’« honnête homme » et du dandy manifestent très vite leur insuffisance. La voie religieuse – la grâce, la prière – ne s’est pas ouverte pour Baudelaire. Dans une conclusion stimulante, fondée entre autres sur les occurrences de vocabulaire, Jean Dubray propose de voir en Pascal l’homme de la foi, et en Baudelaire celui de l’Espérance, au fond de son cachot

Où l’Espérance, comme une chauve-souris

S’en va, battant les murs de son aile timide

Et se cognant la tête à des plafonds pourris.

Ces vers du poème des Fleurs du Mal « Quand le ciel bas et lourd… » illustrent une notation d’ Hygiène : « Puissance de l’Espérance ».

Moins optimiste, j’avais opposé au dynamisme du cheminement pascalien, avec ses « conversions » successives, toujours plus exigeantes, un Baudelaire qui me semblait immobilisé par les glaces :

Un navire pris dans le pôle

Comme en un piège de cristal,

Cherchant par quel détroit fatal

Il est tombé dans cette geôle. (« L’Irrémédiable »).

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Glaces d’une religiosité restée enfantine, impuissante devant l’emprise de l’enfer terrestre, mais avec la nostalgie d’une foi catholique dont le « phare » pour lui n’avait été autre que Pascal.

À chaque lecteur de préciser lui-même, après avoir médité la riche enquête de ce Pascal et Baudelaire, comment lui apparaît le message rémanent, global, de deux univers aussi fascinants l’un que l’autre, et dont la confrontation fait jaillir des lumières imprévues.

Philippe Sellier