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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Le livre que jai le plaisir de préfacer est la version remaniée, et considérablement enrichie, dune thèse de doctorat qui fut soutenue à lUniversité de Montréal en 2012, soit il y a déjà 10 ans. Dès le début des recherches quelle a entreprises sous ma direction, Mathilde Cambron-Goulet a fait preuve dune très grande autonomie intellectuelle, depuis le choix même du sujet jusquaux principales conclusions de ce magnifique travail, en passant par la méthodologie et la structure de la thèse. Je confesse bien humblement que je ne métais jamais vraiment intéressé, jusquà ce que Mathilde mapproche pour que je dirige sa thèse, au thème de loralité et de lécriture dans la tradition philosophique grecque et que mes connaissances, en la matière, se limitaient à la lecture du Phèdre et du texte célèbre, « La pharmacie de Platon », que J. Derrida lui a consacré en 1967. Jobserve dailleurs, avec un brin de malice, que cette étude de Derrida nest jamais discutée, ni même mentionnée, dans louvrage de Mathilde. Je le souligne non pas pour regretter une lacune, mais plutôt pour attirer lattention sur le fait que le thème des rapports entre oralité et écriture a donné lieu, au cours des dernières décennies, à de très nombreuses études qui ont entièrement renouvelé notre approche de cette question.

À mon humble avis, la principale contribution de cet ouvrage est davoir clairement mis en lumière lexceptionnelle longévité de la méfiance à lendroit de lécriture. La première expression de cette méfiance remonte évidemment au Phèdre de Platon, mais ce dernier nest pas, contrairement à ce que lon a longtemps et faussement cru, à la suite des travaux influents de E. Havelock, « le dernier représentant dune époque révolue dans laquelle dominait loralité » (p. 212), puisquon retrouve dans les siècles suivants la même méfiance, exprimée presque dans les mêmes termes, sous la plume dauteurs qui appartiennent à diverses écoles philosophiques, à lexception notable des péripatéticiens et des sceptiques. Une autre contribution majeure de cet ouvrage est davoir démontré, 10de façon pleinement convaincante, quen plus, bien sûr, des dialogues philosophiques, il y a de nombreux autres genres littéraires (correspondance, commentaire, chrie, etc.) qui senracinent dans loralité, de sorte quon ne doit jamais perdre de vue, malgré lapparence trompeuse dun écrit qui se suffit pleinement à lui-même, que lécriture, dans la plupart des genres où elle se développe, ne sest jamais complètement affranchie de loralité.

En raison de son intérêt et de son originalité, la thèse soutenue en 2012 aurait pu être publiée telle quelle, mais Mathilde a souhaité lenrichir de nouveaux textes, de nouvelles perspectives et de nouvelles analyses. La vaste perspective temporelle quelle embrasse pour traiter des rapports entre oralité et écriture, sans pour autant adopter une perspective diachronique, lexposait inévitablement au risque doublier ou de négliger tel auteur, tel texte, et de proposer hâtivement des synthèses et des conclusions que lon pourrait contester en faisant appel à des textes que Mathilde, dans un premier temps, navait pas retenus. Après le dépôt de la thèse, Mathilde est demeurée à laffût de nouveaux témoignages pertinents et cest ainsi quelle na cessé denrichir la liste, déjà abondante, des auteurs et des textes, aussi bien grecs que latins, quelle a pris en considération pour analyser les multiples aspects des rapports entre oralité et écriture. Ce travail, toujours renouvelé, didentification des textes pertinents sest accompagné dun approfondissement des analyses. Il suffit de jeter un coup dœil à limpressionnante bibliographie qui accompagne cet ouvrage pour constater que les recherches de Mathilde sur les rapports entre écriture et oralité nont pas pris fin en 2012 et quelle y a consacré de nombreuses études. Les articles savants quelle publie régulièrement depuis 2012 ont considérablement enrichi le manuscrit de la thèse et je me réjouis que le texte soit enfin mûr pour la publication. Lorsque Mathilde ma amicalement demandé den rédiger la préface, jai aussitôt accepté et je me plais à voir dans cette interaction amicale entre lauteur et son préfacier un écho au beau titre, Partager les savoirs, que Mathilde a choisi pour son ouvrage. Ma lecture du manuscrit a souvent été interrompue par le souvenir des longues discussions que nous avons eues, dans les mois qui ont précédé le dépôt de la thèse, alors que je lui faisais part de mes observations sur les chapitres quelle me soumettait périodiquement, de sorte que le texte final conserve toujours un écho des discussions orales suscitées par un état antérieur 11du texte. Et ces discussions fructueuses sont à leur tour une illustration de la sunousia et de la philia dont Mathilde montre, avec beaucoup de finesse, à quel point elles sont, pour les Anciens – et, espérons-le, pour nous encore – consubstantielles à la pratique de la philosophie, et au partage des savoirs quelle encourage.

Louis-André Dorion

Outremont, septembre 2022