Préface Remenbrances de la courtoisie
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Parodies courtoises, parodies de la courtoisie
- Auteurs : Clamote Carreto (Carlos), Morais (Ana Paiva), Madureira (Margarida)
- Pages : 7 à 11
- Collection : Rencontres, n° 155
- Série : Civilisation médiévale, n° 19
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782812460630
- ISBN : 978-2-8124-6063-0
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6063-0.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/05/2016
- Langue : Français
Préface
Remenbrances de la courtoisie
Tout livre est œuvre de remembrance, pour reprendre un concept-clé cher à Marie de France, c’est-à-dire reconfiguration poétique, à la fois matérielle et symbolique, d’une écriture qui cherche à s’ériger contre l’oubli tout en se montrant consciente que toute mémoire – fût-elle simple traversée de lectures – repose inévitablement sur une construction qui procède d’une logique du rassemblement. Tout livre se place ainsi sous le signe créateur d’une poétique de la compilatio en quête d’une conjointure, certes plus ou moins heureuse selon les cas (il reviendra au lecteur d’en juger), mais qui est toujours le fruit d’un laborieux travail de remembrement narratif et textuel de ce qui fut, au départ, paroles dispersées puis recueillies par chacun dans le ventre de son cœur (comme le dirait un certain Calogrenant) dans l’espace-temps irreproductible et vibrant d’une vocalité qui transforme toute rencontre humaine en une expérience émotionnelle unique.
En se voulant mémoire tissée, remaniée, nécessairement sélective et imparfaite, mais non moins vivante, du XIVe Congrès International de la Société Internationale de Littérature Courtoise qui s’est déroulé à Lisbonne (Portugal) du 22 au 26 juillet 2013 et qui a rassemblé près de 125 chercheurs venus des quatre coins du monde, ce livre – fruit d’une heureuse collaboration entre trois universités portugaises (Université de Lisbonne, Université Nouvelle de Lisbonne et Université Aberta) –, est ainsi célébration, mais également tentative d’inscrire dans le temps la richesse et la mouvance d’une intense réflexion dont la forme livresque ne fait que dénoncer l’inachèvement placé sous le signe d’un éternel recommencement.
La problématique abordée (Parodies courtoises, parodies de la courtoisie) lance un double défi plus délicat à résoudre qu’il n’y paraît de prime abord, vu qu’elle repose sur deux termes extrêmement polémiques et aux frontières sémantiques hautement instables : parodie et courtoisie.
Qui plus est, la syntaxe de l’équation suggère (ou semble admettre) que la courtoisie est la clé de voûte d’un puissant phénomène culturel qui, loin de se réduire à une simple topique littéraire, engage toute une vision du monde dont la dimension critique intègre la parodie en tant que mise à distance du propre système (idéologique, social, esthétique, moral, etc.) où la courtoisie émerge et se développe. Ce qui signifie, comme le montre le registre alternativement burlesque, amoureux et obscène de la fin’amor chantée par Guillaume IX d’Aquitaine et bien d’autres troubadours et trouvères à sa suite, que la courtoisie est très souvent de l’ordre du contre-texte (et non seulement de la pure dénégation réflexive ou méta-poétique parfois mise en lumière, de façon abusive et anachronique, par les tenants d’une certaine critique postmoderniste), où un discours (qu’elle qu’en soit la nature, par ailleurs) aux contours palinodiques assume un registre subversif, anticonformiste, voire carnavalesque, à l’intérieur même du cadre poétique et culturel où il nait. Comme le suggérait Pierre Bec à propos de la lyrique occitane1, entre la subversion comique, l’inversion ironique, le burlesque à portée morale et la satire critique (les frontières entre ces notions étant généralement floues et poreuses comme le montrent les études qui composent la première partie de cet ouvrage), la parodie pourrait ainsi désigner ce pharmakon qu’est la culture courtoise où toute norme est susceptible d’engendrer sa contre-norme, tout motif ancré dans une prestigieuse tradition de créer son double contre-textuel, toute affirmation auctoriale de donner lieu à une dissipation de la parole poétique constamment renvoyée à une source douteuse où plane le spectre de la contrefaction (que l’on songe à l’écart entre le prologue et l’épilogue dans un roman comme Guillaume d’Angleterre) et tout modèle narratif d’enfanter sa propre réécriture para-doxale au sein d’une syntaxe de l’univers qui conserve ainsi tout son équilibre et sa cohérence afin d’éviter toute rupture définitive.
Relier parodie et courtoisie, cela revient donc à admettre, en somme, la complexité même du phénomène courtois dont la définition ne saurait être, du moins en partie, qu’apophatique : ni simple code de politesse, ni reflet plus ou moins direct ou déformé d’une quelconque réalité
quotidienne, ni construction idéologique ou modèle théorique épistémologiquement stable ou pré-orienté, ni pur syncrétisme culturel mal dissimulé sous le voile du paradigme chrétien, et encore moins mouvement littéraire et esthétique2. La courtoisie est-elle peut-être un de ces phénomènes (et ils ne sont pas rares au Moyen Âge) où la vie imite la littérature et où le Réel finit par donner corps à un désir qui émerge de la force d’une langue et d’un discours fictionnel qui deviennent le terrain propice à l’affirmation d’une nouvelle identité et sensibilité engendrant ses propres normes de sociabilité et sa propre vision de l’homme et du monde. D’où cette « phénoménologie de la courtoisie », dont parle Michel Stanesco à la suite de Georges Steiner3, comme « cérémonial de la rencontre » cherchant à « organiser, c’est-à-dire, à codifier, notre rencontre avec l’Autre ». C’est sans doute pourquoi l’espace de la courtoisie se présente si souvent sous le signe de la clôture (géographique et/ou symbolique), d’une circularité « à l’intérieur de laquelle la répétition et la différence se répètent indéfiniment », pour reprendre les termes de Jacques Derrida4, et grâce à laquelle la courtoise se donne comme jeu offert à la représentation et comme jeu, à fois ludique et cognitif, de la représentation du monde.
Cette question traduit les défis sous-jacents au second terme de l’équation (parodies de la courtoisie) qui balise cet ouvrage : le jeu parodique rattache définitivement la courtoisie à une logique du seuil qui non seulement imprègne et façonne toutes les formes de représentations (de la musique à la poésie en passant par les gestes et les images) comme il possède le pouvoir de rendre particulièrement perméables et fluides les frontières aussi bien entre différents types de langages (il existe, comme le montre Manuel Pedro Ferreira, un rapport de l’ordre de la parodie entre poésie et notations musicales tout comme il peut exister une tension parodique entres les mots et les images au sein d’un manuscrit enluminé) qu’entre les divers genres, registres, styles et dictions poétiques cultivés tout au long du Moyen Âge. Comme en témoigne les articles qui composent la seconde partie de cet ouvrage,
le phénomène parodique se traduit par un constant glissement intertextuel ou transtextuel qui peut aller jusqu’à la métamorphose et au travestissement des formes et du sens.
S’il s’avère ainsi qu’au Moyen Âge, où l’activité créatrice repose essentiellement sur une poétique de la reprise et de la réécriture, la parodie est partout – des textes normatifs, voire juridiques, aux poèmes qui affichent clairement leur désir de subversion –, reconnaissons que le risque est grand de gommer sa singularité expressive en l’annulant dans une omniprésence aveuglante et trompeuse ou en la dissipant dans une myriade de concepts flous où l’autre semble toujours revenir au même. À la suite de la précieuse mise au point théorique de Madeleine Jeay qui nous invite à écarter d’emblée le problème de la subjectivité (c’est-à-dire de l’intention sous-jacente à la parodie qui peut alternativement ou simultanément servir les fins les plus diverses), dans la mesure où « la parodie est tout autant effet de lecture que procédé d’écriture », afin de suivre la polyphonie parodique en gardant « la nécessaire distinction […] entre le dispositif lui-même et les effets qu’il induit », les articles composant la troisième et dernière partie de cet ouvrage, contribuent, chacun à leur façon, à redéfinir et à resituer, du point de vue rhétorique et métalittéraire, les jeux et enjeux de la parodie. D’un manuscrit à l’autre, d’un signifiant à l’autre au rythme de la paronomase, d’un récit à l’autre au gré des métamorphoses d’un personnage ou des échos textuels tissés autour d’un nom propre, se dessinent ainsi peu à peu les traits d’un phénomène discursif (ou transdiscursif) qui s’avère être non seulement un puissant moyen de réinvention de l’écriture au Moyen Âge mais surtout une forme particulièrement efficace de repenser constamment, au carrefour entre le réel, le langage et l’imaginaire, la place qu’occupe la fiction poétique au sein d’une vaste et complexe syntaxe qui nous relie à l’univers et à autrui, ainsi qu’au cœur d’une tradition littéraire à la fois stable et mouvante, prestigieuse et contraignante.
Remembrance et recommencement. Ce livre ne cherche nullement à atteindre une impossible totalité ou à procéder à une ultime synthèse. Tout en opérant les mises au point théoriques et méthodologiques indispensables à une adéquate délimitation et compréhension d’un double phénomène discursif et culturel complexe par nature et vocation (parodie et courtoisie), il présente néanmoins l’avantage de nous dévoiler quelques traits de cette protéiforme et polyvalente figure de la
parodie dans des contextes géographiques, linguistiques et génériques différents et néanmoins soudés par des liens de complicités – ou de rivalités – plus ou moins discrets ou affichés. Un nouveau point de départ, par conséquent, qui ouvrira, espérons-le, le débat et élargira les horizons de la recherches sur la courtoisie, donnant lieux à d’autres livres toujours à venir.
1 Pierre Bec, Burlesque et obscénité chez les troubadours. Le contre-texte au Moyen Âge, Paris, Stock, 1984, p. 8 sqq. À la suite de cet essai, voir également les travaux réunis par Nelly Labère qui élargissement considérablement cette notion : Texte et contre-texte pour la période prémoderne, Bordeaux, Ausonius Éditions, « Scripta mediaevalia 23 », 2013.
2 Voir Michel Stanesco : « Courtoisie et société de cour au Moyen Âge », in F. Lestringant e M. Zink (dir.), Histoire de la France littéraire. Naissances, Renaissances. Moyen âge – xvie siècle, Paris, PUF, 2006, p. 622-623.
3 Réelles présences, Paris, Gallimard, 1989, p. 181 (apud Stanesco, « Courtoisie et société de cour au Moyen Âge », art. cité, p. 623).
4 L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 367.