[Lectures]
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Parlement[s] Revue d’histoire politique
2014, Hors-série n° 10. Bretagne en politique - Auteurs : Tort (Olivier), Le Bihan (Jean), Richard (Ronan), Sénéchal (Jean-Paul), Tranvouez (Yvon), Marzin (Fabrice), Le Moigne (Frédéric), Gourlay (Patrick), Prigent (François), Siloret (Martin)
- Pages : 181 à 208
- Revue : Parlement[s], Revue d’histoire politique
- Thème CLIL : 3284 -- SCIENCES POLITIQUES -- Histoire des idées politiques
- EAN : 9782812432811
- ISBN : 978-2-8124-3281-1
- ISSN : 1760-6233
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3281-1.p.0181
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/03/2015
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français
Comte de Corbière, Souvenirs de la Restauration, édition présentée et annotée par Bernard Heudré, Rennes, PUR, 2012, 253 p.
Après l’Empire dominé par les considérations militaires, la Restauration a suscité à son tour l’écriture d’un grand nombre de souvenirs, davantage centrés sur la délibération politique et les débats partisans, ce qui leur confère souvent beaucoup d’intérêt et de résonance actuelle. Des mémoires inédits, relatifs à cette quinzaine d’années continuent toujours à être publiés ; en ce qui concerne la mouvance royaliste, autrement dit la droite de l’époque, citons, parmi les derniers parus, les Mémoires d’un agent royaliste de La Maisonfort – acteur important de la transition de 1814 –, par Hugues de Changy (Mercure de France, 1998), les Souvenirs inédits de Chabrol de Volvic – l’inamovible préfet de la Seine –, par Michel Fleury (Ville de Paris, 2002) et désormais ces Souvenirs de la Restauration.
Depuis 1966, lorsque Bernard Heudré, qui assure la présente édition, en fit connaître de brefs extraits dans la Revue des deux Mondes, la publication intégrale était impatiemment attendue de tous les spécialistes, tant Corbière, indéfectible et principal lieutenant du chef de la droite parlementaire, Villèle, qui plus est ministre de l’Intérieur pendant six ans, apparaît comme un acteur majeur de la vie politique de cette époque. À l’instar du renouveau historiographique dont bénéficie la période, le personnage suscite, logiquement, l’intérêt croissant des chercheurs, notamment à Rennes dont Corbière fut, dès la Révolution, l’élu : André Desmots, dont Bernard Heudré cite la thèse, avait aussi réalisé, en 1990, un mémoire de DEA en histoire du droit (Rennes 1) consistant précisément en une édition critique des mêmes souvenirs, n’ayant pas débouché à l’époque sur une publication – ce qui ne permet pas d’apprécier d’éventuelles différences de transcription ou de commentaire avec le présent ouvrage – ; très récemment, Josselin Blieck a consacré un substantiel mémoire de master à l’administration par Corbière du ministère de l’Intérieur (Rennes 2, 2012, dir. Pierre Karila-Cohen).
Certes, par leur taille réduite, ces souvenirs n’ont pas toute la précision qu’on trouve chez un Victor de Broglie, un Pasquier ou un Villèle : en dehors de la Chambre introuvable (1815-1816), qui occupe à elle seule la moitié du volume, on se trouve davantage, s’agissant de la décennie suivante, dans une sorte de panorama où l’homme politique royaliste
dresse une synthèse rapide des principaux événements, dont il livre une analyse personnelle. En dépit de cette concision et d’une écriture parfois allusive, le témoignage s’avère néanmoins précieux, car en revenant à maintes reprises sur les entretiens en tête-à-tête qu’il a eus quotidiennement avec Villèle, Corbière apporte un éclairage de choix sur la prise de décision politique, d’abord au sein de la droite, puis au sommet de l’État. Derrière l’image des « deux magots » ou d’un Corbière simple doublure de son chef, on voit affleurer, à plusieurs reprises, d’intéressants désaccords entre les deux hommes, à des moments essentiels ; certains étaient déjà bien connus, comme lors du renvoi de Montmorency fin 1822. D’autres sont ici dévoilés : ainsi, pour leur succéder, fin 1827, après des élections perdues, Corbière plaide en vain afin que La Bourdonnaye prenne la tête du gouvernement plutôt que Chabrol de Crouzol, que Villèle favorise et fait promouvoir en raison même de sa personnalité effacée. Malgré la profonde affection du mémorialiste envers son ami et son désir de minimiser l’étendue de tels désaccords, ces divers épisodes tendent à confirmer, s’il en était besoin, l’obstination parfois sectaire du chef de la droite et son refus, lourd de conséquences pour la pérennité du régime, de faire la moindre concession à l’égard de la « pointe » d’extrême-droite – ce qui n’est pas sans intérêt aujourd’hui.
Bernard Heudré s’est livré, pour l’occasion, à un travail éditorial qui accroît encore l’intérêt de la lecture : outre un index des noms en fin d’ouvrage et des notes de bas de page qui présentent les personnages évoqués au fil du texte, une ample préface déroule en 17 pages la vie de Corbière. Les coquilles sont assez peu nombreuses (signalons l’expression « en butte à » mal orthographiée p. 21), et les quelques erreurs plutôt vénielles (ainsi d’une confusion p. 46, entre le chef de l’extrême-droite La Bourdonnaye et l’un de ses lointains cousins pair de France, qui refuse de prêter serment à la Charte en 1814). Le cahier iconographique central, dont la première moitié est en couleur, réunit des éléments variés, depuis les classiques portraits, blason, costume et autographes jusqu’à l’intéressante page de titre du catalogue de la bibliothèque de Corbière, rappelant quel bibliophile passionné il fut.
Olivier Tort
Laurent Le Gall, L’électeur en campagnes dans le Finistère. Une Seconde République de Bas-Bretons, Paris, Les Indes savantes, 2009, 878 p.
Cet ouvrage constitue la version publiée d’une thèse de doctorat dont l’objectif était de sonder la place de la IIe République, et, plus spécialement, le rôle multidimensionnel du vote, sous ce régime, dans les mouvements mêlés de politisation et de démocratisation de la province française – en fait, principalement des campagnes. La séquence étudiée épouse donc essentiellement les limites de la Deuxième République, mais, à plusieurs reprises, l’auteur fait un retour vers l’amont, jusqu’au début des années 1830, à l’effet de mettre en perspective les phénomènes mis au jour. Le terrain, des plus familiers à Laurent Le Gall, est le département du Finistère, appréhendé, tantôt globalement, tantôt à travers sept communes tests, qui ont fait l’objet d’investigations archivistiques particulièrement intensives. Ce livre est, par ailleurs, un vibrant plaidoyer pour une approche pluridisciplinaire des objets historiques, et plus spécialement pour un dialogue renforcé entre la sociologie politique et l’histoire. Il en résulte, sinon de l’iconoclasme, ce serait trop dire, du moins une ambition permanente de dénonciation des fausses évidences : travail fort salutaire, tant à l’échelle nationale que régionale. Il est certain, en particulier, que ce livre vient dépoussiérer l’histoire politique de la Bretagne au xixe siècle, sur laquelle plane encore, un siècle après, l’ombre intimidante du Tableau politique d’André Siegfried.
Il est difficile de rendre compte en quelques lignes du contenu foisonnant de cet ouvrage ; risquons tout de même un bilan, en trois temps. En premier lieu, Laurent Le Gall répond par l’affirmative à la question qu’il a posée d’entrée de jeu : oui, indiscutablement, le suffrage a constitué, sous la IIe République, un facteur clé d’acculturation des Finistériens aux pratiques démocratiques, et, partant, avec toutes les précautions que requiert l’usage de ce terme passe-partout, à une certaine modernité politique. Pour deux raisons. Du fait, d’abord, de l’expérience même qu’ils ont faite alors du vote, expérience exceptionnellement intense, singulièrement en 1848 (sept scrutins en l’espace de huit mois, et même plus, pour certains électeurs, compte tenu de l’invalidation de plusieurs scrutins locaux), et renforcée par les rapports
complexes qui se sont noués entre vote et conflictualité d’une part (ainsi la petite commune de Motreff est-elle secouée par un violent conflit attisé par la soudaine « ouverture des possibles », elle-même induite par l’instauration de la démocratie, mais qui contribue en retour à la politisation des esprits), vote et identité communale de l’autre (dans la mesure où le renforcement de l’identité communale, patent entre 1848 et 1852, joue visiblement un rôle dans la solidification de certains « tempéraments politiques »). Du fait, ensuite, de l’acceptation du nouvel ordre électoral. La thèse de l’auteur, condensée aux pages 738-747, peut-être le passage le plus fort du livre, est ici que la société finistérienne est fondamentalement une société « d’obéissance ». Comme le déclare le préfet Richard en 1852, le cultivateur bas-breton peut bien haïr les « Messieurs », il se garde malgré tout de leur désobéir. Ainsi y aurait-il, dans la société rurale basse-bretonne, une sorte de disposition à observer les hiérarchies existantes, à respecter l’ordre institué, qui expliquerait, à un premier niveau d’analyse, que l’opposition aux régimes en place y a été quasiment inexistante entre 1848 à 1852, mais aussi, à un second niveau, que le nouvel ordre électoral s’y soit particulièrement bien implanté. Ceci posé, il apparaît, en deuxième lieu, que le comportement politique des électeurs finistériens a été passablement volatil au cours de la période étudiée, tant du point de vue de la participation que de l’option idéologique manifestée. Le phénomène est mis en exergue grâce à la prise en compte de l’échelle communale, propre à restituer des variations spatiales et chronologiques peu visibles à l’échelle cantonale, et du suivi longitudinal de quelque 1 074 électeurs entre 1830 et 1848. Il s’ensuit, selon l’auteur, qu’il est impossible de dresser la carte politique du Finistère au milieu du xixe siècle. Le faire serait céder à une illusion téléologique, construite plus ou moins consciemment sur la marqueterie politico-idéologique que cristallisera plus tard la IIIe République. Le cas des villes réservé, tout au plus peut-on dire qu’une identité politique mêlant tradition et défense du catholicisme est alors en train de s’élaborer dans le Léon et le pays d’Arzano, et que le canton de Plogastel-Saint-Germain se teinte de républicanisme. Enfin, en troisième lieu, une remarquable continuité apparaît au fil de la lecture : c’est le maintien à la tête des municipalités des anciennes oligarchies censitaires. Point de révolution municipale, donc, dans le Finistère de 1848. Le fait est capital car, dans ce territoire
bocager, à la sociabilité politique traditionnellement restreinte, c’est par la médiation de ces élites locales que la politisation se serait, aussi, déployée. L’hypothèse est séduisante ; elle tente, on le voit, d’adapter au territoire finistérien – et, sans le dire, à bien d’autres – le modèle agulhonien de « descente de la politique vers les masses ».
Ce livre, qui comporte bien d’autres développements, très souvent stimulants, fera certainement beaucoup réfléchir dans les années à venir. Au nombre des sujets de discussion possibles, citons, premièrement, celui, un peu décalé par rapport au cœur du problème traité, mais important, du légitimisme populaire breton. Laurent Le Gall récuse l’idée selon laquelle l’épopée de la duchesse de Berry a entraîné une « acculturation à droite » (p. 99) des paysans finistériens. Il pense, plus généralement, que les historiens ont exagéré l’importance du légitimisme rural dans la Bretagne de Louis-Philippe, ou, à tout le moins, que cette vue est inadéquate pour le Finistère. Reste, si l’on admet – sans peine – que ce territoire n’a pas évolué à l’unisson du Morbihan intérieur ou du Vendelais, à réexaminer de près comment s’y sont spécifiquement recomposées les relations entre châtelains – là où il y en avait – et paysans sous les monarchies censitaires. Laurent Le Gall nous livre, au reste, quelques pistes à cet égard. Deuxièmement, le processus de production des identités politiques, tel qu’il est ici décrit, pourra faire débat. On sent bien que l’auteur veut se démarquer – à raison – de toute interprétation un tant soit peu réifiante. Aussi bien, nous l’avons dit, décrit-il les identités politiques territoriales comme tout juste émergentes, en train d’être façonnées par la répétition des premiers scrutins de l’âge démocratique. Mais n’est-ce pas accorder au fait électoral un rôle par trop exclusif dans la production de ces identités ? Et n’est-ce pas du coup minorer l’incidence d’expériences historiques antérieures, au premier rang desquelles le séisme révolutionnaire, somme toute assez peu présent dans la réflexion ? Ce n’est qu’une question. Troisièmement, enfin, la qualification de la société finistérienne comme « société d’obéissance », qui, à maints égards, constitue l’une des clés de voûte de la démonstration, méritera évidemment d’être éprouvée et validée par de nouveaux travaux, ainsi que le reconnaît d’ailleurs l’auteur.
Assurément, cet ouvrage est donc important, tant comme pièce supplémentaire à verser au dossier de la modernisation politique de
la France contemporaine, que comme contribution à la connaissance de l’histoire politique bretonne – l’une des plus inventives qui ait été produite au cours ces dernières années.
Jean Le Bihan
Didier Guyvarc’h, Yann Lagadec, Les Bretons et la Grande Guerre, Rennes, PUR, 2013, 208 p.
Comme toute commémoration, le centenaire du déclenchement de la Première Guerre mondiale s’accompagne d’une inflation de publications d’une qualité scientifique très inégale. Aubaine commerciale, il n’en constitue pas moins un incontournable rendez-vous pédagogique entre historiens et grand public, l’engouement médiatique suscitant heureusement de nombreuses mises au point scientifiques utiles, rigoureuses et documentées. C’est à ce défi ambitieux que tentent de répondre Didier Guyvarc’h et Yann Lagadec dans ce bel ouvrage préfacé par Alain Croix. D’emblée, les auteurs privilégient le recours à l’image, cette image qui informe ou qui déforme, qui témoigne ou qui manipule, une image porteuse de sens car toujours replacée dans son contexte général. Le corpus iconographique propose une lecture de l’histoire riche et variée, toujours éclairée par de nombreux témoignages émanant des acteurs de terrain. L’intérêt de cette démarche réside d’abord dans la forme. Agréable à compulser, cet ouvrage s’appuie sur une iconographie de qualité qui en facilite la lecture. Ce choix n’est sans doute pas sans écueil. En effet, partir de l’image aboutit parfois à réduire l’histoire à ses aspects purement matériels et conduit à faire l’impasse sur ces autres pans plus immatériels et invisibles que sont les représentations, les sentiments ou la culture de guerre. Le principal mérite des auteurs est d’avoir su contourner finement cet obstacle et faire disparaître rapidement ces réserves d’ordre méthodologique. Ils dressent ainsi un tableau très complet de la vie matérielle du combattant mais aussi de la culture du front, du rapport à la mort, des solidarités, des expédients pour tenir et lutter contre le cafard, des doutes et des défaillances aussi (fraternisations, folie, suicide, mutinerie). La problématique générale pose la question de la spécificité régionale dans la guerre et d’une hypothétique façon « d’être Breton dans la guerre ». De fait, les auteurs peinent à découvrir ce particularisme régional dans les comportements et les représentations. La mobilisation s’y déroule comme partout, sans enthousiasme mais empreinte de gravité et de résolution. La ténacité du soldat breton relève moins d’une réalité que d’une image légendaire et héroïsante destinée à
faire tenir. Certes, l’appartenance à la petite Patrie et les pratiques linguistiques créent des solidarités et le soldat breton reste attaché à certains marqueurs régionaux, symboles culturels ou foi catholique. Pour autant, l’identité régionale bretonne se trouve globalement noyée dans le brassage régimentaire dès la fin de l’année 1914. À l’arrière, la spécificité de la Bretagne est liée à sa situation géographique. Terre d’ouverture par ses ports, terre de repli militaire et sanitaire, terre d’accueil des réfugiés et prisonniers, elle connaît pourtant les mêmes mutations que le reste de la France : l’adaptation fébrile à l’économie de guerre, la crise de la main-d’œuvre, les conflits sociaux… Quant au recours aux stéréotypes culturels, il témoigne moins d’une identité régionale revigorée que d’une instrumentalisation par les autorités au service de l’intégration et de l’unité nationales. Autre angle d’attaque très pertinent, les auteurs ne traitent pas des Bretons dans la Grande Guerre mais des Bretons et de la Grande Guerre. Nuance d’importance, puisqu’au-delà de la simple chronique des années 1914-1918, ils posent la question du rapport des Bretons à la mémoire de la guerre et à ses effets différés, constituant cette fois une vraie particularité régionale à travers une forte instrumentalisation mémorielle et politique de la guerre, spécialement sur la question encore très sensible des pertes. Avec 140 à 150 000 décédés, soit près de 22 % des mobilisés, la Bretagne reste l’une des régions les plus durement touchées. Ce constat, qui s’explique par la part importante de ruraux affectés à l’infanterie et par une démographie dynamique fortement pourvoyeuse de mobilisés, a suscité de nombreuses récupérations dans une région où le rapport à la mort est culturellement important. L’inflation du chiffre des pertes, des 240 000 morts de Sainte-Anne-d’Auray aux 300 000 de Breizh Atao, légitime les revendications diverses et contradictoires avec l’idée d’une dette sacrée contractée par la France. Ce rappel au sang versé justifie, pour l’Église, la volonté de reconnaissance régionale d’une Bretagne catholique, celle d’une intégration nationale pour les républicains ou celle du séparatisme pour les mouvements nationalistes. Ce n’est pas le moindre atout de cet ouvrage, ni le moins courageux, que d’en finir avec ce fantasme doloriste, victimaire et identitaire d’une Bretagne sacrifiée, vision légendaire aux visées propagandistes encore très présentes malgré les progrès de la recherche. Pour finir, cet ouvrage de grande qualité, aussi bien sur la forme que sur le fond, comble un
vide et apporte un éclairage intelligent et très accessible intégrant les recherches historiques les plus récentes.
Ronan Richard
Christian Bougeard (dir.), Un siècle de socialismes en Bretagne. De la SFIO au PS (1905-2005), PUR/CRBC, Rennes, 2008, 323 p.
Les actes du colloque « Un siècle de socialismes en Bretagne », tenu en 2005, année du centenaire de l’unification socialiste, dressent le bilan des recherches et travaux sur les socialismes à partir d’une région conservatrice, catholique et rurale, a priori hostile au socialisme. Pourtant, un siècle plus tard, le PS y devient la première force politique. Pour rendre compte de ces mutations dans toute leur complexité, le choix judicieux et fécond a été fait de croiser les approches avec des changements d’échelles et de focales tout en prêtant attention aux socialismes hors de Bretagne. Ces approches du socialisme démocratique se déclinent au pluriel, pour l’appréhender dans toutes ses dimensions, de la SFIO au PS, sans oublier le PSA-PSU, dont la région a été un bastion.
Le découpage chronologique de l’ouvrage épouse, dans une première partie, la création et le développement relatif de la SFIO jusqu’en 1969. Avant 1914, la SFIO peine à s’implanter en Bretagne avec des résultats électoraux très limités (Claude Geslin), en dehors de succès relatifs dans le Finistère où Émile Goude devient à Brest le premier et l’unique député breton de la période en 1910. La contribution d’Alain Prigent sur les échecs du socialisme dans Côtes-du-Nord jusqu’aux années 1920 révèle l’importance des réseaux et la fragilité des organisations socialistes dans un milieu hostile, ce que confirme Christophe Rivière à propos de la configuration morbihannaise. Cette première séquence se clôt sur une analyse originale de Robert Gautier sur le mouvement coopératif de consommation qui éprouve de grandes difficultés à maintenir un esprit militant.
La seconde période (1919-1969), mise en perspective par Christian Bougeard, permet d’appréhender, dans le temps long, le développement de la SFIO, sans originalité particulière dans ses rythmes par rapport à la situation nationale. La Bretagne reste, cependant, « une terre de mission » au regard de son audience électorale comme du déclin militant de la SFIO après 1945. Les Côtes-du-Nord passent de 10 000 adhérents en 1946 à 115 en 1969 ! C’est une SFIO déconnectée des réalités de la Bretagne qui va laisser place au PS. Gilles Morin propose une étude des élus socialistes qui « constituent le cœur de l’organisation ». Ceux-ci
forment son noyau dur qui lui permet de résister pendant les moments de décrue. Fondée sur des archives internes, l’étude de Fabien Conord porte sur le profil des adhérents de la SFIO entre 1951 et 1963.
Une deuxième partie, judicieusement dénommée « Contrepoints », confronte la situation bretonne à d’autres expériences, par des approches comparatistes enrichissantes. Le socialisme belge, étudié par Nicolas Naif, irrigue en profondeur une partie de la société belge (pillarisation, poids des coopératives). Jean Vigreux souligne, en Bourgogne, les 41,9 % des voix obtenues en Saône-et-Loire en 1932, décrivant la réalité d’un bastion socialiste – ce département est le second au niveau national derrière les Bouches-du-Rhône, analysées par Robert Menchérini. Ces socialismes majoritaires contrastent avec une région « rhônalpine » de faible implantation, plus proche de la situation bretonne, notamment quant aux ressorts du renouvellement socialiste entre 1969 et 1973 (Gilles Vergnon).
Après les organisations, dans la troisième partie, le regard se porte sur les socialistes bretons à partir des années 1960-1970. Jean-Jacques Monnier analyse les scores électoraux, très faibles avant 1946 et qui le restent jusqu’au basculement des années 1970. En croisant prosopographie des élus (étude de trajectoires collectives) et analyse des filières/relais, François Prigent, rend compte de l’importance des réseaux, longtemps négligés et pourtant essentiels pour essaimer hors des sphères partisanes. La contribution de Jacqueline Sainclivier sur le PSU apporte un éclairage essentiel sur le rôle primordial de ce parti-passerelle dans la transformation du Parti socialiste. Le rituel des voyages présidentiels est légitimant, comme avec François Mitterrand (Patrick Gourlay). Abordant une question complexe mais centrale à l’échelle régionale, Pierre Le Goïc, retraçant les itinéraires de militants catholiques, démontre la complexité des parcours individuels. Ces analyses mériteraient d’être affinées par une périodisation plus fouillée. Autre angle mort du livre, l’absence d’un regard spécifique sur les socialismes face au monde rural.
Une brève cinquième partie laisse la parole à cinq responsables politiques bretons (Louis Le Pensec, Bernard Poignant, François Cuillandre, Marylise Le Branchu et Edmond Hervé).
Dans sa conclusion, Alain Bergougnioux rappelle le basculement progressif qui s’opère entre 1962, quand le Parti socialiste est à la peine avec 9 % des voix exprimés, et 1978 quand il obtient un quasi-triplement
de ses voix avec 24,9 %. Le PS a incarné, à cette période, le changement et la modernité, en se battant contre les excès de cette même modernité. Mais comme s’interroge Christian Bougeard à propos du PS : « La mutation politique est d’importance. Sera-t-elle durable ? »
Jean-Paul Sénéchal
David Bensoussan, Combats pour une Bretagne catholique et rurale. Les droites bretonnes dans l’entre-deux-guerres, Paris, Fayard, 2006, 658 p.
Sur le rôle joué par l’évolution du catholicisme dans la recomposition du paysage politique breton de l’entre-deux-guerres, on a longtemps disposé de deux références majeures : l’analyse pionnière de Suzanne Berger sur l’Office Central de Landerneau, Les Paysans contre la politique1, et, par réfraction, la remarquable étude de Michel Lagrée sur Religion et cultures en Bretagne, 1850-19502. Si la première relevait en quelque sorte de l’histoire politique de la religion, et la seconde de l’histoire religieuse de la politique, toutes deux tendaient à insister, non sans raison, sur le côté métapolitique de l’engagement catholique. C’est précisément l’intérêt du livre de David Bensoussan que de remettre en lumière les effets directement politiques de cet engagement.
Tirant parti des sources publiques classiques, mais aussi de fonds privés non exploités jusque-là, en particulier des archives d’Hervé de Guébriant, président de l’Office Central et plus tard maître d’œuvre de la Corporation paysanne sous Vichy, cet ouvrage très dense et très riche, lesté de tableaux et cartes du plus grand intérêt, renouvelle donc une question que l’on pouvait croire bien connue. Reprenant à son compte le concept de « bloc agraire » élaboré par Gramsci, l’auteur s’interroge sur « la fonction du clergé comme “lien organique” entre les structures sociales et les réalités politiques et idéologiques en Bretagne » (p. 20). Il analyse alors la singularité de la droite bretonne au début des années 1920 et son alignement tendanciel sur la configuration nationale à la suite de la dislocation progressive de ce bloc.
La première partie du livre – « Les années vingt : le temps des affrontements » – souligne le poids de l’héritage aristocratique sur fond de querelle religieuse surdéterminant le paysage politique. Au lendemain de la Grande Guerre, tandis que le camp républicain reste enfermé dans un laïcisme obsidional réactivé par l’épisode du Cartel des gauches, ce sont les contradictions internes au camp catholique qui se creusent. L’influence de l’Action française apparaît toujours très forte, tandis que
le courant démocrate-chrétien peine à s’affirmer. Mais la condamnation pontificale qui frappe les maurrassiens en 1926 modifie radicalement la donne3. Dans un chapitre particulièrement éclairant, David Bensoussan montre à quel point les élections législatives de 1928 représentent un tournant, le triomphe éphémère de la démocratie chrétienne et l’apogée du quotidien qui la supporte, L’Ouest-Éclair, lequel bénéficie d’un soutien romain d’autant plus précieux que nombre d’évêques bretons ne cachent pas leur préférence pour les élites traditionnelles.
La deuxième partie – « Identités, cultures politiques et réseaux d’influence des droites bretonnes » – abandonne le fil chronologique pour une approche systématique de la configuration bretonne, inassimilable à ce qui peut s’observer ailleurs à la même époque. Les enjeux identitaire, scolaire, syndical et politique induits par l’enracinement religieux de la région permettent de mesurer la force, mais aussi la plasticité et la capacité d’adaptation de la contre-société catholique. Chemin faisant, l’auteur tord le cou à des lieux communs bien établis, comme l’idée que la droite serait majoritaire en Bretagne, alors qu’elle ne l’est guère mais dispose, il est vrai, de bastions bien visibles et solides, comme le Léon ou le Vannetais. Il montre aussi l’importance du Parti démocrate populaire, dont on évoque trop souvent la faiblesse, comme lieu de transit permettant le passage d’un catholicisme social intransigeant hostile à la République à un catholicisme intégral mais intégré au débat républicain.
La troisième partie – « Les années trente : le temps des recompositions » – est sans doute celle dans laquelle David Bensoussan complète ou rectifie le plus sensiblement les études antérieures. La crise de L’Ouest-Éclair montre à quel point la condamnation de l’Action française a, en quelque sorte, épuisé la fonction principale de la démocratie chrétienne, et comment les tentatives d’alliances électorales avec les radicaux se brisent face au regain d’une droite conservatrice désormais dégagée de l’hypothèque maurrassienne, tandis que le développement des mouvements d’Action catholique spécialisée témoigne de l’inflexion métapolitique du cléricalisme. Mais les chapitres les plus stimulants sont ceux que l’auteur consacre à l’évolution du monde rural et aux
débats sur le corporatisme, parce que l’auteur prend le contre-pied de l’interprétation classique de Suzanne Berger. Il montre en effet que les notables agrariens, ceux de l’Office Central en particulier, développent aussi une stratégie politique, au-delà de l’action économique et syndicale à laquelle on a l’habitude de les réduire. David Bensoussan conclut qu’à la fin des années trente « le processus multiforme d’intégration de la Bretagne à l’espace national tend à réduire les spécificités de la vie politique bretonne et à la calquer sur les clivages qui organisent le champ politique national » (p. 489). Dès lors les droites se diversifient, le ciment religieux ayant cessé de jouer le rôle qu’il tenait encore vingt ans plus tôt.
Assurément, ce livre a fait date. La précision de ses analyses et la masse de sa documentation en font désormais une référence incontournable, mais aussi un point de départ pour des explorations spécifiques qui pourraient prendre pour objet des itinéraires biographiques significatifs.
Yvon Tranvouez
Christian Bougeard, Les forces politiques en Bretagne. Notables, élus et militants (1914-1946), Rennes, PUR, 2011, 386 p.
Le livre de Christian Bougeard était un ouvrage attendu. Il propose, en effet, une synthèse éclairante sur l’histoire politique de la Bretagne au cours du premier vingtième siècle. Une entreprise bien servie par sa connaissance des archives et de l’historiographie concernant les notables, les élus et les militants des principales forces politiques de cette région.
L’auteur a choisi de découper l’ouvrage en huit chapitres. Les six premiers sont consacrés à un tableau des différentes forces et cultures politiques, des droites à l’extrême gauche, en montrant les évolutions qui les affectent, notamment à l’époque du Front Populaire. Deux chapitres étudient ensuite, de façon plus globale, deux moments particuliers, l’Occupation et la Libération. Enfin, Christian Bougeard présente, dans un dernier chapitre, les réseaux et les relais des forces politiques sur l’ensemble de la période, de 1914 à 1946.
La qualité principale de l’ouvrage vient de l’exceptionnelle maîtrise des différents scrutins et des archives qui s’y affèrent par l’auteur. Elle lui offre la possibilité de bien mettre en exergue les enjeux et les évolutions des rapports de force politiques en Bretagne. Cette analyse rigoureuse et documentée de la situation électorale au cours des différents scrutins de l’entre-deux-guerres permet de battre en brèche l’image trop souvent véhiculée d’une Bretagne entièrement conservatrice. Elle contribue également à nuancer une opposition trop caricaturale entre des « bleus » et des « blancs » qui s’affrontent sur la question scolaire et, plus globalement, sur le rapport à l’Église. Celle-ci demeure, certes, structurante en Bretagne dans l’entre-deux-guerres mais de nouveaux enjeux, notamment économiques et sociaux, dans les années 1930, viennent largement perturber ce clivage installé depuis la Révolution française. Enfin, elle offre l’opportunité de mettre en avant les spécificités du radicalisme et de la démocratie chrétienne dans cette région, et de présenter la montée d’une droite plus protestataire et plus militante autour du mouvement dorgériste et du Parti social français (PSF) face au Front Populaire. Ce cadre d’analyse et une attention portée aux structures partisanes permettent aussi de mieux saisir les premiers succès du socialisme en Bretagne et de comprendre l’implantation assez
précoce du Parti communiste français (PCF) dans certains territoires bien spécifiques comme à Douarnenez avec la victoire de Le Flanchec aux municipales de 1924.
En spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, Christian Bougeard nous dresse ensuite un tableau précis et rigoureux de l’attitude des notables politiques bretons face au nouveau contexte politique. Il présente les ressorts du choix d’un certain nombre d’élus, issus de la droite conservatrice, de soutenir la Révolution nationale et le maréchal Pétain, avec une nette continuité municipale jusqu’en 1943, et la forte présence de ces élus dans les institutions vichystes. Il décrit aussi le rôle et la place des partis collaborationnistes comme le Parti populaire français (PPF) ou le Rassemblement national populaire (RNP) mais s’intéresse également à la trajectoire singulière du Parti national breton (PNB). Enfin, il analyse l’émergence progressive de la Résistance à gauche comme à droite.
La Libération constitue un moment fondamental de mutation du paysage politique breton avec un progrès significatif et inconnu jusque-là en Bretagne des gauches marxistes, SFIO et PCF. On y observe aussi le brusque et formidable essor du Mouvement Républicain populaire (MRP), représentant d’une démocratie chrétienne bretonne puissante et influente s’appuyant sur des journaux comme Ouest-France et sur divers réseaux catholiques. On peut regretter d’ailleurs que l’ouvrage ne propose pas plus souvent de lier le rôle de ces réseaux avec les évolutions politiques observées en Bretagne.
L’ouvrage, par la rigueur de sa présentation, permet ainsi à celui qui s’intéresse à l’histoire politique de cette période de s’y retrouver aisément et constitue une véritable mine d’informations, bien servie par des index précieux. Christian Bougeard livre donc ici une synthèse solide et documentée qui appelle déjà une suite pour la période suivante.
Fabrice Marzin
Michele Marchi, Alla ricerca del cattolicesimo politico. Politica e religione in Francia da Pétain a de Gaulle, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2012, 421 p.
Michele Marchi, politiste de l’université de Bologne, mène de front des recherches sur la démocratie chrétienne italienne (dont on peut détacher son Aldo Moro) et la vie politique française au xxe siècle. Auteur de plusieurs ouvrages généraux sur le sujet, il garde les mêmes qualités de synthèse dans son dernier ouvrage publié en italien sur les rapports entre politique et religion en France. Son regard extérieur, éloigné de tout confusionnisme grâce notamment à une parfaite maîtrise de l’historiographie et des archives françaises (publiques et religieuses), aide au contraire à imposer pour notre pays un objet de recherche plus facilement concevable au-delà des Alpes : le catholicisme politique. Conscient que le concept mérite d’être présenté, l’auteur prend la précaution d’une introduction de méthode. Le sujet lui-même valide la pertinence de la démarche. Les deux références qui apparaissent dans le titre de l’ouvrage (Pétain et de Gaulle) encadrent, en effet, un projet qui est de réfléchir au succès puis au déclin du Mouvement républicain populaire (MRP), fondé en novembre 1944. Si Michele Marchi réfléchit sur la culture politique contemporaine des catholiques depuis les racines de la Séparation des Églises et de l’État et l’étape importante de la condamnation de l’Action française, il voit juste en délimitant un champ chronologique restreint – de Vichy au gaullisme – qui relève pour une part non négligeable du catholicisme politique. À l’intérieur de ce cadre, le « moment MRP » dans la vie politique et le catholicisme français, est certainement l’épisode le plus intéressant. Nul doute qu’il faille l’insérer dans une périodisation européenne et dans le jeu d’influence du Saint-Siège, ce qui conduit à repérer, particulièrement entre 1947 et 1953, des pratiques fortement originales pour la France que symbolise l’« appel au bon vote » républicain-populaire contre le RPF, de Federico Alessandrini dans les colonnes de L’Osservatore Romano avant les législatives de juin 1950. On lira avec grand intérêt le détail des contacts des leaders MRP (Bidault, Schuman) avec la secrétairerie d’État (Tardini) et l’ambassade de France près le Saint-Siège que révèle la riche moisson des Archives du ministère des Affaires étrangères (AMAE) à Nantes. À la suite d’autres travaux,
comme les carnets Roncalli édités par Étienne Fouilloux qui montrent bien toute la sociabilité (ou la mondanité) de la politique vaticane de cette période d’après-guerre ou l’ouvrage en italien de Roberto Fornasier sur Jacques Maritain, ambassadeur de France près le Saint-Siège entre 1945 et 1948, on dispose d’un corpus déjà ample qui permet de patienter jusqu’à l’ouverture des archives du pontificat de Pie XII prévue en 2015. Le livre se distingue par la finesse de l’analyse – les mutations précises du MRP sont ainsi clairement exposées dans leur chronologie –, sans négliger l’ensemble du spectre de la droite et du centre-droit. L’analyse électorale signale toujours les différences régionales. À ce titre, l’Ouest et la Bretagne sont bien saisis et apparaissent comme un terrain d’étude privilégié. Un autre chercheur étranger, l’Américain Arthur Plaza, s’y était essayé également récemment. On ne peut que se féliciter de cette communauté de travaux autour de thèmes aussi importants que la question scolaire entre 1944 et 1951 ou la grève de l’impôt en 1950. Ce dernier événement, à défaut d’une mémoire nationale très forte, dispose désormais d’une historiographie solide. L’ouvrage de Michele Marchi dessine également des perspectives de recherche. L’auteur a ainsi étudié le fonds du Nantais Michel Raingeard, premier président de l’Association parlementaire pour la liberté de l’enseignement (APLE), association dont l’histoire mériterait d’être menée. Une clé de lecture s’impose d’ailleurs après avoir refermé le livre. Le catholicisme politique gagnerait à être davantage étudié du politique vers le religieux. L’échec politique du MRP correspond-il à un échec religieux ? L’étude de la hiérarchie catholique comme de l’évolution de l’Action catholique s’avère ici importante dans ce qui peut apparaître comme un rendez-vous manqué même si l’expérience politique participe du dynamisme catholique de ces années d’après-guerre. On le voit, l’évaluation ouvre bien des perspectives tant du côté du catholicisme que de la politique français. Nul doute que la traduction de ce présent livre serait précieuse pour une historiographie du sujet désormais élargie.
Frédéric Le Moigne
Tudi Kernalegenn, François Prigent, Gilles Richard, Jacqueline Sainclivier (dir.), Le PSU vu d’en bas. Réseaux sociaux, mouvement politique, laboratoire d’idées (années 1950-années 1960), Rennes, PUR, 2009, 370 p.
Cet ouvrage rassemble une sélection de 21 communications présentées à Rennes lors d’une journée d’étude (2007) puis d’un colloque (2008) sur l’histoire du PSU. Les organisateurs, entendaient remédier à un « angle mort de la recherche sur les partis politiques » car rarement étudié pour lui-même. Pour mener cette histoire du temps présent en associant historiens et politistes, le choix fut d’étudier « Le PSU vu d’en bas ». Le livre se découpe ainsi en trois parties : l’étude du PSU en Bretagne est suivie d’une approche comparative avec la situation dans une dizaine de départements français ; enfin, les questions autour des pratiques militantes, puis du PSU comme laboratoire d’idées, permettent de descendre au niveau des hommes et des femmes engagés dans ce renouvellement intellectuel d’une gauche en reconstruction.
En quoi la Bretagne fut-elle un bastion du PSU ? Cela s’explique par l’importance de l’héritage social-démocrate auquel il faut ajouter l’engagement socialiste de militants chrétiens, syndicalistes et associatifs, ne se reconnaissant pas dans la vieille SFIO. Ainsi, le nouveau parti, constitué en avril 1960, permit de faire vivre ensemble laïques et catholiques dans une cohabitation inédite (Gilles Morin). Cette spécificité bretonne étant, de plus, marquée par la place exceptionnelle que tiendront ensuite ces anciens du PSU au sein du PS. Le poids des héritages se mesure aussi, au sein des fédérations, avec un partage entre les deux branches originelles : les sociaux-démocrates contrôlèrent le Finistère et les Côtes-du-Nord laissant les chrétiens socialistes diriger le Morbihan et la Loire-Atlantique tandis que l’Ille-et-Vilaine maintenait l’équilibre de ces deux cultures.
Le paradoxe n’est pas mince : le PSU en Bretagne occupa à la fois une place limitée, par le nombre d’adhérents, mais de poids par son action de modernisation de la gauche non communiste (Christian Bougeard). Celle-ci fut portée par les deux fédérations PSU les plus importantes de la région (Finistère et Côtes-du-Nord). Il faut dire qu’elles étaient dominées par de fortes personnalités politiques, comme Antoine Mazier,
et qu’elles donnèrent au parti trois de leurs rares députés : François Tanguy Prigent, Roger Prat et Yves Le Foll. De plus, en alimentant la réflexion politique et en analysant les mutations de la société, en s’impliquant dans les luttes sociales (grève du Joint français) de ces années 1960-1970, le PSU contribua à enraciner le socialisme dans une Bretagne encore perçue comme une terre de mission. C’est ainsi le bastion breton du PSU qui nourrit la réflexion autour de la question régionale (Fabrice Marzin et Tudi Kernalegenn). Plusieurs figures du PSU n’hésitèrent pas alors à s’engager au sein du CELIB (Comité d’étude et de liaison des intérêts bretons) pour défendre, auprès du pouvoir, le développement économique, la défense de la langue et la régionalisation. Tanguy Prigent, Antoine Mazier et Yves Le Foll s’y impliquèrent, avec prudence mais de manière active, bien que le CELIB fût dominé par la droite. C’est cette action régionale qui alimenta, en 1966, la réflexion du PSU autour de la thématique, « Décoloniser la province », déclinée à Saint-Brieuc par Michel Rocard ; réflexion qui débouchera, en 1982, sur le vote des grandes lois de décentralisation.
Le PSU fut aussi un creuset pour des militants venus d’horizons variés et porteurs de cultures politiques différentes, pour ne pas dire contraires, dans une Bretagne des années 1960-1970 où les mots n’étaient ni des slogans ni des postures. Au PSU, on trouve des laïques et des catholiques, des socialistes jacobins et d’autres adhérents plus sensibles au discours régionaliste et favorables à la décentralisation. Ces profils, étudiés par François Prigent et Vincent Porhel, révèlent, par exemple, des élus PSU issus de réseaux du monde paysan laïque et confirment l’importance de la filière enseignante. Mais ces travaux montrent aussi que la diversité existe chez les militants chrétiens de gauche engagés dans l’action syndicale à la CFTC puis à la CFDT et parfois à la CGT. D’ailleurs, la plongée dans la réalité syndicale de la grande entreprise brestoise, Thomson-CSF, souligne la complexité de la multi-appartenance à travers l’action d’une section PSU, créée en 1969 dans l’entreprise, et les revendications de militants CFDT porteurs d’un discours chrétien progressiste.
Le PSU a pu apparaître, comme le souligne Jean Guiffan à partir de l’exemple de la Loire-Atlantique, comme un « parti passoire » qui a peiné à garder ses militants. Mais il fut sans doute surtout une « passerelle » qui a permis le passage de catholiques vers le nouveau PS.
Dissoute en avril 1990, la marque du PSU n’a rien d’anecdotique en Bretagne. Ce parti s’y inscrit dans une histoire longue du socialisme. École de formation politique, il a compté de nombreux élus, maires et deux ministres (Claude Évin et François Autain). En somme, pour citer François Prigent : « Le PSU procède de cette lame de fond qui submerge et transforme l’ouest breton » et contribue ainsi au basculement politique de la Bretagne à gauche.
Patrick Gourlay
Vincent Porhel, Ouvriers bretons. Conflits d’usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968, PUR, 2008, 325 p.
La publication de la thèse de Vincent Porhel comble un vide historiographique dans les études sur les mouvements sociaux dans les « années 68 » en Bretagne4. Son travail replace l’analyse localisée de la conflictualité sociale, saisie dans toutes ses dimensions, en évoquant les enjeux des luttes syndicales et ouvrières, les implications politiques et identitaires, mais aussi l’ombre laissée par les mémoires des grèves, dans un environnement local. Par ce regard original sur la longue séquence des conflits sociaux de la décennie 1968, l’auteur met à jour un cycle régional dans « l’insubordination ouvrière » décrite au plan national par Xavier Vigna5. Soulignons à quel point cette recherche s’inscrit dans le renouveau actuel du champ historiographique de l’histoire sociale en Europe.
Assurément, l’ouvrage contribue à explorer de façon diachronique les mouvements sociaux dans un moment de reconfiguration totale de la société bretonne, sous l’influence conjuguée de transformations sociales profondes, comme l’industrialisation ou la sécularisation. Les problématiques historiques, comme la clé du genre, permettent d’appréhender la nature de ces révolutions sociales, qui impactent la Bretagne depuis les années 1960.
En s’appuyant sur un dépouillement précieux des sources disponibles, dont d’abondantes sources orales, le livre se clôt par une chronologie fine des cinq conflits sociaux retenus pour cette étude, qui se déroulent dans le Morbihan, le Finistère et les Côtes-du-Nord. La démarche originale embrasse une pluralité de luttes sociales qui se succèdent entre 1966 et 1981, en alternant les micro-analyses sur le temps court et le regard sur le temps long, par le biais d’une confrontation de la concurrence des mémoires des conflits. Ces comparaisons de l’évolution des représentations de l’événement, par la presse comme par les acteurs,
s’avèrent très stimulantes. En focalisant l’approche sur les figures de la modernisation brutale de la Bretagne, à savoir le groupe social mouvant des nouvelles couches ouvrières, qui impulsent le renouvellement des formes du mouvement social, on observe une régionalisation des conflits qui participe de l’affirmation d’une identité régionale. Au-delà de la mise en lumière de nouvelles pratiques militantes, correspondant à cette vague de conflits sociaux, l’auteur interroge avec profit aussi bien les rôles sociaux des notables, qui médiatisaient les tensions sociales, les bouleversements du bloc social soudé par l’identité chrétienne, les nouvelles relations entre paysans et ouvriers au temps des colères sociales, ou la construction de mythes identitaires autour des luttes sociales bretonnes.
Symbole de la modernisation brutale qui touche la Bretagne, la fermeture des Forges de Hennebont en 1966 mobilise des réseaux militants pluriels, très ancrés dans un territoire acquis à la gauche. Le conflit CSF-Thomson à Brest en 1968 correspond plutôt à la montée d’une culture revendicative autogestionnaire, initiée par les filières chrétiennes de gauche polarisées par la CFDT. Lutte dans la lutte, la contestation des femmes apparaît comme un moment décisif de ce mouvement social. Concernant le Joint français de Saint-Brieuc en 1972, l’auteur réussit à déconstruire un véritable mythe qui imprègne l’affirmation d’une identité régionale, au temps de l’épopée du CELIB, et la relance d’une gauche non communiste puissante, dès 1967, dans la foulée des grandes manifestations « L’Ouest veut vivre ». Le conflit des abattoirs Doux à Pédernec en 1974 est l’occasion de mettre l’accent sur l’imbrication entre le syndicalisme paysan, les luttes régionalistes et les pratiques festives qui accompagnent ces conflits sociaux. Autre symbole prégnant dans l’imaginaire collectif, l’affaire de Plogoff entre 1974 et 1981 révèle l’apparition de nouvelles formes du mouvement social, souvent en lien avec le laboratoire politique des réseaux PSU, annonçant aussi l’émergence de l’écologie politique.
Tout en soulignant la qualité du travail, on pourra regretter l’absence d’une vue synthétique des enjeux de la question sociale en Bretagne, qui aurait éclairé utilement les études de cas fouillées sur ces cinq conflits sociaux. Le fait de rendre anonyme les acteurs interviewés, quoique justifié dans la thèse d’un point de vue méthodologique, obscurcit quelque peu
la vision des trajectoires militantes individuelles, qui assurent pourtant une meilleure compréhension des réseaux syndicaux investis dans le mouvement social.
François Prigent
Gilles Simon, Plogoff. L’apprentissage de la mobilisation sociale, Rennes, PUR, 2010, 409 p.
« Plogoff » entre guillemets désigne, par métonymie, bien plus que la commune de Plogoff à l’extrémité sud-ouest du Finistère. Il s’agit de l’ensemble du mouvement antinucléaire breton entre le milieu des années 1970 et 1981, que Gilles Simon étudie ici dans le détail, s’appuyant sur une enquête de terrain intense et diversifiée, proche de l’exhaustivité : archives, presse, et entretiens. Chaque chapitre articule efficacement exemples, citations, anecdotes d’une part, et montée en généralité, recours mesuré et diversifié à la théorie d’autre part. Cette méthode inductive aboutit à la proposition d’une grille de lecture très convaincante : la mobilisation sociale de Plogoff, son déclenchement, sa durée et son « aboutissement difficile », se construisent par le biais de divers processus d’apprentissage. Pas de vision linéaire, spontanéiste, a-historique du mouvement de Plogoff donc : il ne s’est pas développé sans difficultés, tâtonnements ou contradictions internes. Son succès même, avec l’abandon du projet de centrale en juin 1981, n’était pas programmé d’avance et résulte de la conjonction entre le mouvement social et l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité politique, l’alternance.
L’auteur met en évidence combien le succès militant et médiatique de l’opposition à l’enquête d’utilité publique (février-mars 1980) est le produit de l’accumulation progressive d’un capital militant. Cette accumulation se fait à l’échelle de ces six semaines de confrontation tendue, bien sûr (l’ingéniosité grandissante des barricades en témoigne), mais également sur une échelle plus grande, depuis le lancement du plan électronucléaire en 1974 et dans tout l’espace régional voire au-delà. Ainsi les retours d’expérience de la part des aires de mobilisation de Flamanville et du Pellerin jouent-ils un rôle décisif dans le choix de privilégier, face à l’administration à l’hiver 1980, le rapport de forces plutôt que la négociation ou le recours judiciaire ; les savoir-faire des syndicalistes agricoles, des ouvriers du bâtiment et des vétérans de la guerre d’Algérie sont également mis à contribution. La détermination des habitants et des militants elle-même s’est nourrie de la construction d’un « cadre social
d’interprétation » de l’énergie nucléaire, décortiqué par Gilles Simon : l’énergie nucléaire est progressivement analysée et présentée selon un schéma d’oppositions binaires, associé à la destruction de la nature et de l’identité bretonne, à la société policière, et à la catastrophe meurtrière. Le dépassement permanent des tensions entre opposants locaux et « écologistes politiques », mais aussi entre modérés et radicaux, a été une condition de la relative cohésion du mouvement, par le biais d’un accommodement progressif autour de divers points de convergence militante comme la pratique des barricades, les marches, ou encore le choix stratégique de la non-violence.
Les champs médiatique et institutionnel relayent la mobilisation de manière très variable dans le temps. Si les maires et conseils municipaux sont nombreux, dès 1975, à s’opposer fermement aux projets d’EDF, le mouvement antinucléaire peine à se structurer à l’échelle régionale, et plus encore à l’échelle nationale. Les hésitations des édiles et le choix du Parti communiste français de soutenir le projet de centrale en 1980 fragilisent la cohésion du front jusque-là solide de « Plogoff ». Au même moment pourtant, l’effervescence de l’opposition à l’enquête d’utilité publique permet aux contacts noués avec la presse nationale et locale de porter leurs fruits. Le prisme dominant du traitement journalistique de « Plogoff » devient alors celui des violences policières et des atteintes à la démocratie, plutôt que la critique de la centrale nucléaire elle-même. Cela facilite la prise en compte des revendications plogoffites par un Parti socialiste dont les fédérations bretonnes et notamment finistérienne sont alors en plein essor. Les résultats locaux des deux tours de l’élection présidentielle de avril-mai 1981 le montrent : François Mitterrand a bénéficié largement de sa promesse d’abandonner le projet de centrale de Plogoff.
La richesse de l’ouvrage rend d’autant plus regrettable l’absence d’index, malgré une table des matières très détaillée. Le choix, par ailleurs compréhensible, de faire l’impasse sur les développements de la thèse d’origine portant sur le mouvement antinucléaire breton dans les années 1980, ne permet pas d’interroger l’héritage des apprentissages militants de Plogoff, à l’échelle locale comme dans le cadre du mouvement écologiste régional. Cependant, outre la grande qualité de l’analyse de son objet propre, l’ouvrage de Gilles Simon est une pierre majeure
apportée à l’étude générale du mouvement antinucléaire français qui, comme l’auteur le souligne, reste à écrire.
Martin Siloret
1 Paris, Seuil, 1975.
2 Paris, Fayard, 1992.
3 Voir Jacques Prévotat, Les Catholiques et l’Action française. Histoire d’une condamnation, 1899-1939, Paris, Fayard, 2001. Voir aussi Gearóid Barry, The Disarmament of Hatred. Marc Sangnier, French Catholicism and the Legacy of the First World War, 1914-1945, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012.
4 Les actes d’un colloque, tenu à Rennes en novembre 2010, éclairent ces enjeux. Voir Christian Bougeard, Vincent Porhel, Gilles Richard, Jacqueline Sainclivier (dir.), L’Ouest dans les années 1968, PUR, 2012.
5 Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Rennes, PUR, 2007.