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Classiques Garnier

[Lectures]

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Jean-Claude Caron, Les deux vies du général Foy (1775-1825), guerrier et législateur, Paris, Champ Vallon, 2014, 359 p.

Nul besoin de justifications théoriques pour légitimer lécriture dune biographie du général Foy, tant il est vrai que létude des acteurs de second ordre aide puissamment à la compréhension dune époque, aussi sûrement quune histoire globalisante ou que la polarisation sur les seuls grands hommes.

Parmi les figures du premier xixe siècle injustement oubliées, Jean-Claude Caron exhume avec bonheur le souvenir de Maximilien Sébastien Foy, qui fut lune des sommités de la gauche parlementaire sous la Restauration après avoir été général dEmpire, participant, dune manière plus digne que dautres, à la guerre dEspagne de triste mémoire. Lempathie revendiquée du portrait proposé nexclut pas une profonde honnêteté dans la restitution des diverses facettes du personnage, y compris dans les quelques éléments susceptibles décorner le prestige du grand homme, qui fut célébré par une gauche en effervescence au moment de son décès. Si lon regrette un peu labsence dindex des noms, un cahier iconographique illustre limportant volet mémoriel, qui permet de comprendre les ressorts de limmédiate glorification post mortem de Foy.

Lobjet détude se révèle dautant plus intéressant que dabondantes et trop confidentielles Notes journalières rédigées par Foy livrent un matériau particulièrement riche pour cerner en son for intérieur la personnalité de ce progressiste de combat, sexprimant avec une crânerie assumée qui détonne parfois deux siècles plus tard ; à travers lui, cest aussi un certain élitisme de gauche qui se dévoile.

Car cet orateur dexception, qui défend avec ferveur à la tribune les valeurs libérales de la Révolution mais aussi le patriotisme militaire des armées napoléoniennes, résiste, à linverse, avec fermeté aux oukases modernistes de lart contemporain romantique au nom du bon goût classique ; dans un autre ordre didées, son antisémitisme ordinaire, quoique discret, ne satténue quune fois initié, par Rothschild en personne, aux juteuses spéculations boursières, donnant ainsi à voir les liens troubles

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entre la gauche, fût-elle contestataire, et le monde de largent. Mieux encore, sa profonde méfiance à légard des lubies démocratiques de son collègue Voyer dArgenson témoigne à plaisir dun rapport au peuple très emblématique des élites progressistes dont Foy est lun des représentants éminents, avec un mélange de mépris craintif et dinstrumentalisation cynique comme aux meilleurs jours de 1789.

Alors que sa fidélité conjugale et son insertion dans les réseaux du Tout-Paris mondain se révèlent dun honorable conformisme aux antipodes du provocateur syphilitique Manuel, lun et lautre finissent pourtant sous le même encensoir bruyant dune gauche en délire à loccasion de leurs funérailles au Père-Lachaise, transformées en gigantesques et volcaniques manifestations de défi au pouvoir oppresseur…

On lira donc avec profit cette étude qui montre, in concreto, le syncrétisme paradoxal entre bonapartisme et libéralisme par la grâce de la Restauration.

Olivier Tort

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Emmanuel de Waresquiel, Fouché. Les silences de la pieuvre, Paris, Tallandier/Fayard, 2014, 830 p.

Rédiger une biographie de Fouché peut sembler un défi, tant le sulfureux Conventionnel et ministre de la Police de Napoléon et de Louis XVIII a alimenté la verve des historiens et des écrivains depuis deux siècles : chacun a en mémoire les formules ciselées de Balzac, de Dumas, de Zweig et bien entendu de Chateaubriand sur « le vice appuyé sur le bras du crime ». Précisément, Emmanuel de Waresquiel est un récidiviste en matière de biographies historiques qui ont fait date, son Talleyrand, « le prince immobile » ayant rencontré un succès mérité. Il ne pouvait résister au défi des « silences de la pieuvre », sous-titre emprunté au Hugo des Travailleurs de la mer, sans doute lun des seuls choix contestables de louvrage avec certains passages qui dérivent vers une psychologie rétrospective un peu hasardeuse, Fouché, inventeur de la police moderne, disposant de réseaux peu comparables à ceux de la moderne Camorra.

Dans son très convaincant avant-propos, lauteur explique ses réticences à replonger dans lexercice de style de la biographie, non seulement par lassitude envers les pièges et illusions du genre, mais aussi en souvenir du conseil de Jean Tulard au jeune historien : « Nécrivez jamais la biographie dun homme que vous naimez pas ». Or, les motifs de ne pas aimer le glacial Fouché abondent, particulièrement dans la mémoire familiale dEmmanuel de Waresquiel. Et cependant, le grand mérite de son livre est de nous faire découvrir un Fouché humain, « bon époux, bon père de famille », tel le modèle du citoyen de la République bourgeoise. Comment lhistorien aurait-il pu résister à la tentation de fouiller dans laventure et dans les archives inédites, de lun de ces rares personnages qui « inventent de nouvelles règles du jeu sans attendre la fin de la partie », entendez ici la fin de la décennie révolutionnaire, puis à nouveau lors de leffondrement de lEmpire napoléonien et de son territoire européen ? De tels personnages traînent derrière eux une réputation sulfureuse, une légende noire tant auprès des héritiers que chez les contempteurs de la Révolution. Dans une atmosphère intermédiaire entre Une ténébreuse affaire et Le Souper, toute lhistoire et la puissance de linstrument policier naissant se déploient autour du type et du mythe Fouché.

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En plus des talents de biographe avérés de son auteur, cet ouvrage doit beaucoup de son caractère neuf à lampleur des sources inédites mobilisées grâce à la surrection miraculeuse du trésor de papiers et de documents familiaux spontanément livrés par les descendants dun notaire de lun des fils de Joseph Fouché. À côté de lhomme public, du Conventionnel puis du ministre survivant à tous les régimes, lêtre privé, sensible et aimant, soucieux de lavenir de ses enfants, abattu par leurs maladies ou leurs décès, apparaît. Les premiers chapitres tout particulièrement renouvellent le portrait de ce grand politique, éclairant son parcours par ses origines nantaises et son éducation religieuse : où lon comprend que la Traite et lOratoire sont les deux matrices de la genèse de Fouché, le côté du négoce et le côté de léducateur zélé et du physicien, imprégné des idées des Lumières et passionné des récentes avancées de la science. Mais le collège oratorien fournit aussi, à Arras, lopportunité de la rencontre et de lintimité avec Robespierre et sa sœur Charlotte. Mais cest à Nantes que Fouché revient faire son noviciat politique, à la Société des amis de la Constitution, où ses faiblesses oratoires sont masquées par une pensée républicaine charpentée. Désormais député de la Loire-Inférieure et allié par mariage à une vieille lignée de la noblesse de robe, lhomme nouveau de lAn I garde ses réseaux à lOratoire tout en devenant régicide, sorte de verso laid du beau recto Barère. De Nevers à Moulins puis à Lyon, le Montagnard en mission agit en proconsul de la Convention, sappuyant localement sur les « apôtres de la régénération » des comités de surveillance, laissant habilement les sans-culottes départementaux se salir directement les mains, préférant être le metteur en scène des fêtes révolutionnaires. Mais à Lyon, ces fêtes prennent un tour tragique et sanglant, une « dimension sacramentelle et sacrificielle » qui lui vaut de devoir affronter Robespierre qui dénonce en lui lun de ceux qui « ont embrassé la Révolution comme un métier et la République comme une proie ».

Après Thermidor, Fouché est décrété darrestation à lété 1795, mais réussit à disparaître dans Paris jusquà labrogation de la mesure, capacité à se cacher quil utilise à nouveau en janvier 1799, en juillet 1810 et en mars 1815. En plus de ses talents pour rebondir dans sa carrière politique, le Directoire témoigne de ses qualités gestionnaires, mettant à profit les ventes de biens démigrés en Seine-et-Marne pour prendre de solides intérêts en guise de rémunération de son influence.

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Les intrigues du remarquablement habile ministre de la Police pour survivre à chaque transition constitutionnelle, en faisant croire à chacun quil est indispensable à la bonne marche de lÉtat, sont sans doute davantage connues, mais ici subtilement éclairées et croisées avec les témoignages, souvent au vitriol, de ses meilleurs ennemis, anciens compagnons de route, de « limbécile » Carnot à Thibaudeau. Les longs chemins de lexil et ses tentatives pathétiques de rentrer en grâce auprès de Louis XVIII renforcent lhumanisation de ce personnage de roman, qui réussit même à nous faire sentir que la mort à Trieste peut être aussi triste quune Mort à Venise. On referme à regret ce très beau portrait dun grand politique, ce parcours si français qui en apprend beaucoup au lecteur sur la richesse de ce quart de siècle qui a bouleversé le monde et fondé la politique contemporaine.

Pierre Allorant

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Olivier Tort, La Droite française. Aux origines de ses divisions 1814-1830, Paris, Éditions du CTHS, 2013, 352 p.

Avec cet ouvrage, Olivier Tort, actuellement maître de conférences à lUniversité dArtois, a su faire de sa monumentale thèse de doctorat soutenue à lUniversité Paris-Sorbonne en 2007, une synthèse accessible à un large lectorat dans une édition impeccable sur le plan formel – quelle magnifique galerie de caricatures et de portraits qui noublie naturellement pas LUltra de Boilly –, sans faire de concession sur le fond et sans affaiblir sa démonstration.

Cest en effet une véritable thèse quil nous propose, une thèse à double détente puisquelle nous offre à la fois une nouvelle lecture de la Restauration bien loin des simplifications abusives trop longtemps véhiculées, mais aussi des clés pour comprendre la segmentation de la droite française, segmentation historique, segmentation qui perdure. Lauteur affiche en effet son désir déclairer notre présent par ces quinze ans dhistoire, non souvent sans malice – ah ce portrait de Villèle (p. 308-309) ! Il considère que la Restauration est le moment originel des déchirements de la droite qui exerce alors le pouvoir pour la première fois depuis sa création en 1789 et implose durablement à la suite, ce qui explique le sous-titre du livre.

Au passage il remet en cause la célèbre tripartition de la droite établie par René Rémond entre le légitimisme, lorléanisme et le bonapartisme, dabord parce que les deux derniers courants nont pas de moyens de sexprimer entre 1814 et 1830, ensuite parce que la configuration de la droite sur le temps long est, selon lui, beaucoup plus triviale. Hier comme aujourdhui, il y a bien une division en trois blocs, mais qui sexplique par le « jeu politique » (p. 15-16) : « un cœur majoritaire, qui se veut pragmatique, prend régulièrement la défense des valeurs de droite, mais sans vouloir trop se compromettre, surtout en actes : cest la “droite modérée”, souple dans ses convictions rêvant – toujours en vain – de phagocyter lensemble de la droite, sans parvenir à jamais absorber les deux fractions qui lentourent », à savoir, sur sa gauche, un centre droit qui « affiche des pudeurs virginales à légard de toute opinion bien tranchée » et, sur sa droite, une « extrême droite » qui sérige en gardienne du temple et qui accuse le reste de la droite, « tel Judas, davoir trahi, par goût du pouvoir, les

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valeurs et les intérêts communs ». Ici, Olivier Tort prolonge lanalyse de Mathias Bernard sur la « guerre des droites » en remontant le fil du xixe siècle.

Lauteur conduit méthodiquement sa démonstration en quatre temps qui renversent les perspectives habituelles et prennent le contrepied des travaux antérieurs de Jean-Jacques Oeschlin à Emmanuel de Waresquiel en passant par Gérard Gengembre et Antoine Compagnon. Il commence par délimiter les frontières de la droite dans les mots, dans les assemblées et dans les urnes. Il pèse son objet à travers les « vagues et les ressacs » du suffrage censitaire et propose une géographie électorale inédite qui permet den situer précisément les bastions. Il se livre ensuite à une anthropologie de lhomme de droite absolument remarquable. Par-delà le cliché du « Carabas » qui naurait « rien appris ni rien oublié », homme dordre attaché à lélitisme social et exécrant lanarchie et légalitarisme révolutionnaire se dégagent, en fait, non un mais plusieurs portraits, du géronte au jeune ambitieux, du pur à lopportuniste, de lhéritier au parvenu, du grand seigneur au nobliau, ensemble dont émerge toutefois la figure d« Alceste », que décrit magistralement lauteur en un chapitre (p. 145 à 163) et qui voit tout en noir, mythifie le passé sans renoncer totalement à lespoir messianique dun retour à lâge dor. Olivier Tort passe ensuite au crible les lieux dexpression des divergences internes que sont la Cour, les cénacles intellectuels, les enceintes parlementaires et la presse. Il nous montre les factions sentredéchirer et privilégier le combat fratricide au détriment de la lutte contre les adversaires communs. Enfin, à la lumière des dysfonctionnements structurels, des tensions sociologiques et des rapports interpersonnels, il aborde le contenu idéologique de ces divisions qui couvrent en fait tout le champ du politique de la place de la France dans le monde aux questions commerciales, en passant par les débats de société ou les rapports de lÉglise et de lÉtat.

En nous donnant à voir la complexité des débats et la dynamique des événements, il nous aide à comprendre laccumulation des haines entre ceux qui nont pas renoncé au projet initial de restauration dun pouvoir politique susceptible de résister à loffensive du capitalisme libéral et, plus largement, aux avatars de la modernité, et ceux qui sen accommodent à des degrés divers. Indiscutablement, lanalyse est brillante, séduit et emporte ladhésion. Cependant, elle ne nous semble

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pas contredire fondamentalement celle de René Rémond, mais plutôt la compléter de façon décisive, en rendant plus précisément la complexité de la réalité historique et politique.

Éric Anceau

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Frédéric Monier, Olivier Dard et Jens Ivo Engels, Patronage et corruptions politiques dans lEurope contemporaine, 2. Les coulisses du politique à lépoque contemporaine. xixe-xxe siècles, Paris, Armand Colin, coll. Recherches, 2014, 281 p.

Issu dun colloque sur « Faveurs et corruption » tenu à Metz en 2012, ce volume constitue le second volet dune étude qui se propose de dévoiler les coulisses du politique contemporain, période où jeux dinfluences et corruptions participent du processus de modernisation dune vie politique marquée par le poids croissant des médias. En portant laccent sur des phénomènes longtemps considérés comme marginaux, ces travaux, au carrefour des sciences sociales, mais impulsés par lhistoire comparée, souhaitent mettre en lumière les relations de pouvoir entre les citoyens den bas et les gouvernants.

À première vue, la structure de louvrage est très classique : après une introduction méthodologique, indispensable et stimulante, sur « loutillage comparatiste » de Frédéric Monier et Jens Ivo Engels (ce dernier curieusement oublié par la table des matières) les trois parties découpées chronologiquement (les deux moitiés du xixe puis le xxe siècle) déroutent toutefois par leur ampleur inégale, en dépit de la justification avancée pour ce découpage de la variation du « seuil de tolérance ». La diversité des thèmes, des auteurs et des terrains monographiques témoigne de lambition dun ouvrage qui sinscrit dans un programme européen de recherches, partant dune comparaison franco-allemande mais sans sy restreindre, au risque parfois de labsence de continuité diachronique ou dun aspect de mosaïque (Pourquoi lEurope centrale, très présente dans les deux premières parties, disparaît-elle dans la troisième ?).

Sur le premier xixe siècle, Adeline Beaurepaire-Hernandez montre comment la prétention politique révolutionnaire de substituer la capacité et le mérite à la naissance et à la fortune ne résiste guère au tournant napoléonien. Les enjeux du clientélisme se manifestent à travers les « ambiguïtés des faveurs » dans le cursus honorum des notables. Le cas de François Tonduti de lEscarene illustre le grand écart entre la posture publique affectée et les pensées intimes révélées au miroir de leur correspondance privée. Les attentes de ladministration centrale portent sur la capacité, la fortune et linfluence sur les concitoyens. La multiplication des tableaux statistiques préfectoraux offre au pouvoir

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impérial un outil de sélection des hauts fonctionnaires adapté à la reconnaissance du capital social et symbolique conceptualisé par Bourdieu. Létendue du réseau de sociabilité familial et relationnel est un gage de linfluence, du crédit local du notable qui rejaillira sur le régime. Le clientélisme, élément essentiel dattribution des postes sous le Premier Empire, peut emprunter des cheminements complexes, voire paradoxaux, du fait de tensions entre notabilité locale et carrière nationale. La tentative de fidélisation politique des « masses de granit » au régime napoléonien échoue, son serviteur temporaire se reconvertissant ici aisément au profit de la Restauration puis du royaume de Piémont Sardaigne.

Sollicitation dune faveur et recommandation sont également au cœur de la communication de Stéphane Soupiron. La correspondance de Lenoir, secrétaire particulier du maréchal Davout, permet de saisir de près les usages de la sollicitation de la recommandation dun puissant protecteur, art dobtenir des places qui subit un « procès en dénigrement » après 1815. La contribution de Nathalie Dompnier a le mérite daborder de front le cœur de la problématique de louvrage, en se plaçant au moment-clé de lacclimatation de la France au suffrage universel sous « la plus longue des Républiques » : à linverse des approches de droit électoral et de science politique, qui sen tiennent à isoler la corruption électorale en la définissant normativement comme lachat de suffrages contre argent ou avantages, elle défend une vision plus large de la domination électorale, poreuse à léchange local, à la pression mutuelle, à des influences évolutives sous la IIIe République. Faveurs et corruption politiques, loin dêtre des invariants anthropologiques, sancrent dans le tissu des relations sociales locales et les échanges festifs des campagnes électorales participent au processus de légitimation des élus à travers des dons collectifs perçus comme obligatoires.

Un louable souci comparatiste se traduit par une ouverture aux réalités européennes, anglaises, allemandes et même roumaines. On y apprend ainsi que la formation des partis roumains modernes, contemporaine de la République opportuniste, se fait sous langle du patronage, le clientélisme facilitant leur acceptation comme institutions dencadrement des élections et de gouvernement. Comme en Corse, le clientélisme privé y est ressourcé par la distribution des postes publics, les alliances familiales locales sont prolongées par les affiliations partisanes nationales

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mais, au contraire des caciques espagnols, sans sopposer au réformisme modernisateur de lÉtat central.

De la Belle époque à lentre-deux-guerres, Marnix Beyen nous ouvre les portes dun lieu plein de vie de la politisation, au croisement du local et du national : la permanence parlementaire de deux grands élus parisiens, le mathématicien Paul Painlevé et lavocat socialiste Marcel Sembat, à la faveur de leurs carnets de visiteurs. Bien que floue, cette « photo de groupe » des utilisateurs des réceptions parlementaires donne un aperçu inédit des motivations et des dynamiques politiques des transactions entre ces élus et leurs concitoyens den bas, ces petites gens de Paris venus au « marché des faveurs », mais aussi portant des revendications dun groupe et sappropriant un langage et des informations politiques.

La IIIe République est favorisée par le nombre déclairages, y compris en miroir : elle fait lobjet de la communication commune de Julie Bour et de Volker Koehler qui met en parallèle ses pratiques de recommandations et de clientélisme avec celles de la République de Weimar. Larticle est loccasion dune mise au point historiographique comparée en matière de patronage. Des pistes sont ouvertes par la comparaison des pratiques de Jules Develle, secrétaire de Grévy puis sous-préfet, député, sénateur et ministre, et du maire de Cologne puis chancelier Adenauer. À partir dhéritages familiaux, des réseaux politiques se construisent et distribuent les « remerciements » à leur clientèle, républicaine dans la Meuse, catholique à Cologne.

Curieusement, les métamorphoses les plus contemporaines de la corruption ne rencontrent que des illustrations péninsulaires et méditerranéennes, de lEspagne franquiste à lItalie du Tangentopoli, la « cité des pots de vin » nettoyée à grandes eaux par « lopération mains propres ». Lintérêt des trois contributions réunies nest pas en cause, du rôle clé de larchitecte municipal dans la confusion des intérêts publics et privés au temps du boom immobilier espagnol, à lapproche cartographique très éclairante de la corruption urbaine, du caciquisme provincial du Levant et de lAndalousie, et des mafias internationales au xxie siècle. Mais le passage sous silence de la France de 1940 à nos jours ne manquera pas de surprendre, comme si, de la République gaullienne aux reliefs de la dernière campagne présidentielle de 2012, les liaisons dangereuses de laffairisme, du financement des partis et des campagnes électorales, mais aussi lémergence des collectivités territoriales navaient pas profondément

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scandé notre vie politique, comme en témoignent les travaux de Jean Garrigues…Sans doute encore la matière de manifestations scientifiques et douvrages à venir.

À lissue dun ouvrage aussi riche, les trois pages de conclusion laisseront peut-être le lecteur sur sa faim, comme ladmet dailleurs Olivier Dard, mais elles ont le grand mérite douvrir largement le champ à de nouvelles recherches, déjà utilement balisées par une mise au point bibliographique.

Pierre Allorant

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Emmanuel Fureix (dir.), Iconoclasme et révolutions de 1789 à nos jours, Ceyzérieu, Champvallon, 2014, 310 p.

Actes dun colloque réunissant à Paris les 13 et 14 décembre 2012 au Petit Palais « historiens, historiens de lart, anthropologues, spécialistes daires culturelles et de périodes différentes, de la France à lAfghanistan, de la Chine à lAmérique latine, de la Russie à lEspagne », cette publication examine le sens et la portée des gestes et actes de destruction ou de détournement de sens, en récusant la stigmatisation portée par le terme vandalisme.

En introduction, Emmanuel Fureix explicite les ambitions de la réflexion. Définir le terme iconoclasme (et ses variantes iconoclash, sémioclasme), qui désignait aux viie-ixe siècles la destruction des images pour préserver la transcendance du sacré avant de subir un renversement puisquil est actuellement employé au sens de désacralisation ou du moins de « recomposition de la sacralité ». Croiser les regards, lapproche comparatiste étant permise par larticulation avec les moments révolutionnaires. Lancer des pistes plutôt quélaborer une impossible synthèse des interrogations formulées dans les contributions présentées selon un parti pris chronologique.

Après un préambule de Bertrand Tillier, Pierre Serna introduit la première partie : « Iconoclasme et régénération sous la Révolution française » en sinterrogeant sur les moyens de disqualifier lAncien régime pour fonder un ordre nouveau. Les six communications confirment le caractère inapproprié du mot vandalisme ; Yann Lignereux met laccent sur les transferts de sens permis par le « désenchantement » dimages traditionnelles dont la puissance iconique a déjà été perdue, Lynn Hunt sur le rythme des épisodes iconoclastes accélérateurs de changement, Richard Clay et Serge Bianchi sur la validation ou la limitation des opérations par les pouvoirs, Guillaume Mazeau sur la construction dun nouvel espace et dune conscience sociale du patrimoine et Philippe Bordes sur lélaboration dune nouvelle esthétique.

La deuxième partie, « Iconoclasme, Révolution et Dé-Révolution du xixe siècle », regroupe sept communications. Grande époque de la guerre des signes et des images dès la Restauration, constate dans lintroduction Emmanuel Fureix qui note à la fois le réemploi de la symbolique révolutionnaire précédente, comme lillustre « le fameux jeu

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du trône » en février 1848, étudié par Rolf Reichardt, ou la barricade en 1870, élément central de limaginaire guerrier selon Éric Fournier, et lapparition dun nouveau répertoire. Les emprunts réciproques de signes en Europe ou au-delà se multiplient, mais tendent à affaiblir la puissance des images tandis que diminue la violence des épisodes. Au combat physique se substitue, à Lyon, une bataille dicônes décrite par Vincent Robert, ou en Basse-Bretagne la manipulation des bulletins de vote observée par Laurent Le Gall. Le rapport au sacré évolue : en 1811, en Colombie bolivarienne, analysée par Clément Thibaud, les violences iconoclastes expulsaient le roi de sa place médiatrice entre Dieu et le Peuple pour fonder la souveraineté populaire sur un rapport direct avec Dieu. En 1849-1850, à Rome même, liconoclasme se laïcise : la Commission directrice des procès de la « dérévolution » étudiée par Catherine Brice requalifie les « sacrilèges » en délits de droit commun ; en 1871, la Commune de Paris évacue tout sacré, tout « numineux » par la dérision ou la destruction ; on passe là de lanticléricalisme à lantireligieux, remarque Quentin Deluermoz.

La troisième partie, « Iconoclasmes et instrumentalisations : le palimpseste des révolutions (xxe-xxie siècles) » est introduite par Johann Chapoutot. Omar Saghi reconnaît quen pays musulmans la religion redevient le vecteur de liconoclasme révolutionnaire contre les idoles anciennes et nouvelles, politiques et culturelles ; et Pierre Centlivres le confirme à propos des bouddhas de Bamiyan. Curieusement, la révolution culturelle chinoise, étudiée par Lucien Bianco, dans ses attaques comme dans sa xénophobie, rejoint liconoclasme taliban. Au contraire, dans la Russie de 1918-1920, François-Xavier Nérard décrit un dévoilement des reliques dans lhéritage de la Révolution française, tout comme, lors de la mise à mal du pouvoir soviétique en Hongrie en 1956 et en Russie en 1990-1991, la destruction des statues, sans connotation religieuse, mais avec une forte référence à un passé, celui de 1848 évoqué par Paul Gradvohl pour la Hongrie, ou celui de lempire des tsars pour la Russie ; Irène Hermann soulignant lambivalence dun iconoclasme somme toute tolérant à légard du passé et aboutissant à un « patchwork mémoriel et sentimental ». De même à Berlin, la chute du Mur, « icône négative », analysée par Thomas Serrier, montre « bricolage et syncrétisme » dans la destruction festive, puis « liconoclasme globalisé » récupéré par lentreprise commerciale. Lobjet disparu, ne subsiste que la mémoire du geste.

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La conclusion par Annie Duprat et Emmanuel Fureix insiste sur la difficulté de lexercice dinterprétation des faits et lintérêt des études fines. Létudiant non-chercheur, dérouté en début douvrage par le foisonnement des questionnements, la multiplicité des disciplines convoquées et le vocabulaire propre à chacune delles, pourra y trouver un intéressant compte-rendu lincitant à lire à son gré les différentes contributions. Il tirera aussi profit, comme le chercheur, des nombreuses notes et indications bibliographiques qui contribuent aux apports de cette stimulante confrontation des recherches.

Noëlle Dauphin