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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Le Living Theatre est mon grand non-souvenir de théâtre. Un certain jour de juillet 1968, je débarque en Avignon, inscrit aux « Rencontres » que le Festival propose libéralement à des jeunes – jaurai, à la fin de ce mois-là, précisément vingt ans, quarante-huitard doublé dun soixante-huitard. Préparé depuis plusieurs jours par les émissions en direct de Lucien Attoun sur France-Culture, je sais déjà que je tombe dans un grand chaudron, plein de bruit et de fureur. Non seulement cest beaucoup de découvrir en lespace dune seule journée le Sud, le Rhône, la Cité des Papes (le dernier pape en date sappelle Jean Vilar), le Festival, la Cour dhonneur et Maurice Béjart, mais ça lest bien plus encore quand on apprend que, le soir de ce premier jour, le destin du Festival est suspendu à ce que va faire Béjart : va-t-il décider de ne pas donner À la recherche de, par solidarité avec le Living ? Aujourdhui, on sait comment lHistoire a tranché : Béjart va parler – moment étonnant, dont les moindres détails me sont restés gravés – puis il va jouer – sous les sifflets dune petite partie du public – et le Festival va continuer, jusquau moment où jécris, cest à dire pendant encore au moins cinquante-quatre ans ; le Living, lui, qui venait de décider de quitter le Festival, va continuer à tourner, à jouer, à représenter – ces trois mots mériteraient un long commentaire – à Chateauvallon, puis encore ailleurs, puis de moins en moins, puis plus du tout. Ici une dernière image, crépusculaire, me revient à lesprit : une dizaine dannées plus tard, je me trouve un soir à Privas, chef-lieu du département de lArdèche, petite ville dont émane pour moi, à cet instant-là, un fort sentiment de tristesse, de solitude et dabandon. Rien de plus éloigné, spirituellement, de latmosphère solaire, populeuse et carnavalesque du Festival de 68. La nuit règne, nulle âme qui vive à lhorizon et là, sur un mur, laffiche effrangée dune petite troupe théâtrale locale. Je mapproche : cest une affiche du Living.

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Émeline Jouve analyse ici laventure des vaincus de la confrontation de 68 jusquau-delà de la disparition de la troupe initiale, jusquà la transformation de cette aventure en mythe et, pour finir, en patrimoine. Elle lanalyse avec lempathie que suscite chez elle cette hétérotopie – concept foucaldien préféré ici, à juste titre, à celui dutopie – et nous livre avec honnêteté tous les éléments de ce que, sous lAncien régime – je parle ici de celui davant 1789, pas de celui davant 1968 –, on aurait appelé un « mémoire en défense ». Le regard que je porterai sera différent. Il se situera au croisement de lhistoire culturelle et de lhistoire politique – et cest, au reste, ce croisement qui fait tout lintérêt du Living. Mais, dès lors, il amène à conclure que, si cette expérience est, assurément, intéressante, voire saisissante, par son projet, elle lest, plus encore, par son échec.

La force esthétique – entendons par là sensible, corporelle, émotionnelle – de la troupe résidait dans létroite homologie de ses moyens dramatiques et de son ambition politique, quil est arrivé aux initiateurs eux-mêmes de résumer dans le mot anarchie. À cet égard, une lecture – quon aurait à peine osé esquisser à lépoque – par les cultures nationales simpose : avec le recul le Living apparaît comme le pur produit de la grande culture protestante et démocratique qui sappelle les États-Unis, là où lhétérotopie des festivals et, tout particulièrement, du Festival dAvignon a tout dun pur produit de la grande culture catholique et monarchique française. La rupture entre la troupe et Vilar est à cette image. Mais lon nest pas seulement devant une confrontation culturelle. Lart dont il est question ici sappelle le théâtre, élargi par lépoque en « arts du spectacle ». Il est donc tout dans la représentation et tout dans la politique, au sens où il nexiste pas sans un double rapport : à une société quil met en scène – au même titre que la littérature ou les arts plastiques – et à un public supposé présent dans le présent, en corps individuel et en corps collectif – ce qui, là, change tout.

Émeline Jouve pose avec justesse la question de lefficacité symbolique. Le Living Theatre peut être légitimement questionné sous ce regard puisquil na jamais caché quil cherchait à « utiliser le théâtre comme arme révolutionnaire », selon les mots de lauteure. Le Living na pas tué le Festival dAvignon, comme le craignaient ou le souhaitaient certains des acteurs – dans tous les sens du mot – de juillet 68 mais, assurément, le Festival a, de fait, tué le Living qui, lespace de quelques jours 15cruciaux, avait posé en face du théâtre civique de Jean Vilar un théâtre qui se voulait révolutionnaire. Toute la différence entre une certaine culture de gauche française et un certain gauchisme américain, entre lUnion de la gauche des années 1970, qui ira montante jusquà la victoire de 1981, et le mouvement dit « hippie », entre une esthétique moderne et une esthétique radicale. Comparé à celui du théâtre public français jusquau ministère Lang compris, le destin du Living aux États-Unis dit tout : les hautes figures de la nouvelle génération théâtrale française, de Planchon à Mnouchkine ou de Vincent à Chéreau, sinstalleront sans vraie difficulté dans les lieux à eux confiés par la Culture administrée, alors que le Living, confronté à un pur marché artistique et à la division traditionnelle de la gauche radicale, dans tous les pays, entre ligne libertaire et ligne autoritaire, sera condamné à une mort lente avant de connaître pire encore : lembaumement. Lhistoire du mouvement du mai 68 français est celle dun échec politique débouchant sur un succès culturel ; lerrance finale du Living, elle, sorigine dans la séquence initiale – aussi éclate-t-il en trois tendances, déterminées, à lire Émeline Jouve, par lidéologie : la ligne ashram, la ligne davant-garde et le canal historique, strictement politique, du couple fondateur. Les gauchistes français des années 1960, parvenus peu à peu au pouvoir culturel dans les années 1970 et 1980, nauront rien perdu de fondamental de la fin des Trente Glorieuses, les libertaires américains y perdront tout : artistiquement et politiquement.

De cette confrontation entre deux variétés déchec ressort une interrogation, plus fondamentale, sur le rôle (métaphore théâtrale) imparti au spectacle dans le changement social et, plus précisément, dans toute révolution politique. À considérer lévolution « sociétale » depuis lors, on peut dire que les valeurs libertaires ont progressé dans les sociétés – pour peu quelle fussent libérales… –, même si le succès du populisme à lorée du xxie siècle laisse rêveur sur la manière dont les sociétés en question interprètent les mots de « Peuple » et de « Révolution », à lheure de Donald Trump et de loccupation du Capitole. Mais en quoi lart, posé et supposé par tant de fidèles de la religion artistique comme annonciateur voire comme moteur de lhistoire politique, en a-t-il été autre chose quun accompagnateur ? Aucunement perturbateur, au mieux performateur, voire percussionniste ? Le Mariage de Figaro, aimé 16en son temps par Marie-Antoinette, na pas fait la Révolution française, comme on le lit encore ici ou là, mais il permet den comprendre le sens. Pour le reste la seule réponse à une proposition artistique est une réponse artistique, de même quà des questions politiques on ne peut donner que des réponses politiques.

Considérés avec plus dun demi-siècle de recul Jean Vilar, Maurice Béjart et le Living participaient dune même représentation. Les manifestants qui, au nom du Living, descendirent dans les rues dAvignon aux cris de « Vilar, Béjart, Salazar » jouèrent, eux, la carte de la répétition – dans tous les sens du mot : imitation de mai en juillet et préparation révolutionnaire. Lhistoire nest pas tragique parce quelle se répète en farce, suivant le schéma marxien : cest parce quelle est tragique que la répétition avignonnaise apparaît comme farcesque.

Pascal Ory

Mai 2022