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Classiques Garnier

In Memoriam Jean-Pierre Bertrand

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Parade sauvage Revue ­d’études rimbaldiennes
    2022, n° 33
    . varia
  • Author: Saint-Amand (Denis)
  • Pages: 369 to 372
  • Journal: Parade sauvage (Wild Parade)
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406146322
  • ISBN: 978-2-406-14632-2
  • ISSN: 2262-2268
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14632-2.p.0369
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 03-15-2023
  • Periodicity: Annual
  • Language: French
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In Memoriam

Jean-Pierre Bertrand

Jean-Pierre Bertrand nous a quittés le 17 mars 2022, il allait avoir 62 ans. Professeur à luniversité de Liège, il avait consacré sa thèse aux Complaintes de Jules Laforgue (Les Complaintes de Jules Laforgue. Ironie et désenchantement, Klincksieck, 1997) et était spécialiste de lhistoire des formes littéraires au xixe siècle. Avec Pascal Durand, héritier comme lui dune démarche fondée sur lapproche sociologique du littéraire développée par Jacques Dubois, il était lauteur dun important diptyque sur la poésie de la modernité (LaModernitéromantique, Les Impressions nouvelles, 2006 et Les Poètes de la modernité, Seuil, 2006), auquel sarticulaient idéalement les éditions pleines de finesse des œuvres de Laforgue, Corbière, Schwob, Dujardin, Verhaeren, Odilon-Jean Périer, Jean Tousseul ou Huysmans quil a livrées au fil des années. En 2015, il publiait au Seuil lessai Inventer en littérature. Du poème en prose à lécriture automatique, témoin à la fois de son amplitude et de son ingéniosité, de son élégance et de son alacrité. Il sattelait à la préparation dun livre sur la question de linfluence, dont il avait exposé les fondements et enjeux lors de ses conférences « Influencer en littérature » prononcées à luniversité de Namur en 2019 dans le cadre de la chaire Francqui. Ces dernières années, Jean-Pierre Bertrand avait porté avec Frédéric Claisse et Justine Huppe le projet STORYFIC, interrogeant les reconfigurations, formes et pouvoirs de la fiction littéraire contemporaine : de ce terrain fertile est notamment issu louvrage Réarmements critiques dans la littérature française contemporaine, paru récemment aux Presses de lUniversité de Liège. Jean-Pierre Bertrand était non seulement un excellent gestionnaire institutionnel (il a assuré avec brio deux mandats de doyen de la Faculté de philosophie et lettres de lUniversité de Liège), mais aussi un formidable animateur de la vie académique : associant lacuité et la camaraderie, il privilégiait les formes et espaces permettant le dialogue, 370depuis le groupe COnTEXTES, quil a longtemps présidé avec Paul Aron, jusquà lUnité de Recherche Traverses, en passant par les nombreux colloques et volumes collectifs quil a organisés. Sans jamais chercher à faire école et en favorisant le développement dune communauté soudée, il a formé une génération de chercheurs et chercheuses qui, de Liège à Kobe et de Sherbrooke à Paris, lui sont redevables de ses impulsions et de sa bienveillance.

Quand ils perdent lun de leurs proches, les gens ont tendance à parler deux-mêmes plutôt que de celui qui nest plus là – ce qui peut être parfaitement irritant, et je présente à lavance mes excuses pour ce qui suit. Cest Jean-Pierre Bertrand qui ma donné envie détudier Rimbaud. Lors dun examen oral à la fin de ma première année duniversité, il y a une vingtaine dannées, il ma demandé de proposer une explication d« Aube », qui faisait partie de lanthologie de poèmes de la modernité sur laquelle il fondait son cours. Je me souviens encore des faits de texte quil mavait invité à commenter : la structure de ce poème – repliable sur lui-même via laxe central dune phrase-pivot (« Je ris au wasserfal blond… »), souvrant et se terminant par deux octosyllabes évocateurs –, la polysémie du titre et du mot entreprise, la poétique synecdochique du détail rythmant la marche du « Je », lambivalence du déterminant possessif dans le segment « une fleur qui me dit son nom »… En première année, Jean-Pierre Bertrand nous impressionnait par ses connaissances, par son ironie et par la distance quil semblait instaurer avec les étudiants ; lors de cet examen, pourtant, il ma fait ressentir une grande impression de bienveillance et de connivence qui ma accompagné durant le reste de la session. Jai ensuite passé lété à lire Rimbaud (et ceux qui le commentaient) et je ne lai plus vraiment lâché. En deuxième année, les Illuminations figuraient au programme du cours de Jean-Pierre et je me rappelle aussi les discussions qui se tenaient en classe – sur le fait que rabattre la question biographique sur « Vagabonds » risquait de nous conduire à être satisfaits dune explication rapide et à se priver dinterroger les mécanismes du texte (quest-ce que ça désigne, au fond, ces « fantômes du futur luxe nocturne » ?), sur la fausse poétique réaliste d« Ouvriers », sur lanaphore de « Départ » et léconomie de moyens de ce petit poème quasi-performatif, se délestant de tout ce qui est encombrant pour mieux rendre possible le projet du titre. Et puis cette fois où 371il est entré en classe en demandant « Qui a proposé quon travaille sur “Fairy” cette semaine ? On ny comprend rien ! » – cétait moi : je ny comprenais rien non plus et je navais pas envie que ce texte-là tombe à lexamen. À la place, jai dû commenter lun de mes textes préférés, le deuxième volet d« Enfance » et sa saillie boudeuse, « dailleurs il ny a rien à voir là-dedans », dans laquelle Jean-Marie Gleize lisait une sentence métapoétique applicable au nihilisme des Illuminations. Jean-Pierre a développé lidée de Gleize ; dans Les Poètes de la modernité, il écrivait : « Une illumination éclaire autant quelle aveugle : cest la grande leçon de ce recueil qui oblige le lecteur à faire le deuil de ses représentations. [] Certes, le monde [sy] déconstruit et se déforme, mais nul nest dupe, et surtout pas le poète : ces révolutions ne sont que parades, paraboles et fictions de tous ordres – ce que chaque poème rappelle à sa manière plus ou moins discrètement, en indiquant quil relève dun dispositif dillusions, sorte de kaléidoscope verbal. » Et dans ces quelques lignes, on retrouve sa hauteur de vue, son élégance et son sens de la formule.

Jean-Pierre Bertrand a supervisé mon mémoire (né dun petit projet programmatique sur le Zutisme quil ma encouragé à développer), ma thèse (dont on avait très vite convenu quelle ne serait pas rimbaldienne) et mon premier mandat postdoctoral ; il était mon mentor et je suis fier davoir pu écrire quelques pages avec lui. Sans lui, sans ses enseignements, ses conseils, sa confiance et sa complicité, je naurais jamais fait le métier que jexerce aujourdhui. En y repensant, je suis sûr que jai dû, à certains moments, le fatiguer par mon impatience et mon emballement, mais il ne men a jamais fait le reproche. Au contraire, il na cessé dêtre attentif à ma situation et son soutien ma été précieux durant les pénibles années dinstabilité qui ont suivi la thèse : cest dans mes moments les moins optimistes que jai pu mesurer à quel point il se souciait de celles et ceux qui lentouraient. Jean-Pierre était réputé pour sa finesse, sa malice et sa désinvolture revendiquée ; il était aussi débordant dempathie et dhumanité. Dune grande modestie, il nous parlait de ses projets en cours, au sujet desquels il nous demandait notre avis, et il ne se mettait jamais en avant – du genre à nous indiquer quil nétait pas libre à une date, sans préciser quil était en fait invité à donner une conférence au Collège de France. Il cultivait lart de la sociabilité conviviale et informelle : ces dernières années, alors que je ne travaillais plus dans la même université, il continuait à 372me faire intervenir dans ses cours et séminaires, mais aussi à minviter aux dîners rituels de son équipe (ce que je tenais pour une manière de signifier que jen faisais toujours partie, et qui métait très précieux). En réalité, je crois que nous nous voyions plus souvent ces derniers temps que durant mes années de thèse, autour dune bouteille de vin rouge ou dun repas (fixé à la hâte par un rapide courriel – « on mange ensemble demain ? »). Je me réjouis que nous puissions un jour nous remémorer avec joie sa capacité à « allumer à la recherche », ses intuitions géniales, ses commentaires brillants, son humour futé et les mille petites choses qui rendent aujourdhui son absence si difficile.

Denis Saint-Amand

FNRS – Université de Namur