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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Parade sauvage
    2019, n° 30
    . Revue d’études rimbaldiennes
  • Auteurs : Chevrier (Alain), Dubois (Alexandre), Rauer (Selim), St. Clair (Robert), Saint-Amand (Denis), Rocher (Philippe)
  • Pages : 283 à 308
  • Revue : Parade sauvage
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406099192
  • ISBN : 978-2-406-09919-2
  • ISSN : 2262-2268
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09919-2.p.0283
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/01/2020
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Seth Whidden, Arthur Rimbaud, Londres, Reaktion Books, 2018.

Seth Whidden donne ici un petit livre dense présentant la vie et lœuvre de Rimbaud, dans la collection « Critical lives », où sont publiés de nombreux essais sur les grands auteurs, dont quelques écrivains français. Louvrage est à destination dun large public anglophone, étudiant essentiellement, mais les amateurs et les spécialistes pourront y trouver de quoi faire leur miel. Cest un parcours synthétique en sept parties, qui suivent lordre chronologique, et qui portent des titres aussi brefs quévocateurs : « Murs », « Champs », « Capitale », « Villes », « Blessures », « Mondes », « Posthume ».

Les murs sont ceux de la maison et de la ville natales, ainsi que de la poésie reçue, de lancien et du nouveau Parnasse : Sensation franchit les murs, et À la musique se moque des bourgeois étriqués. Les champs correspondent à lévasion dans la nature, doù lanalyse de Ma Bohême et du Dormeur du val, et, comme anti-pastorale, Vénus Anadyomène. La capitale est celle où il rencontre les poètes de son temps, et doù il reçoit lécho de la Commune : sont analysées les lettres à Izambard et à Demeny dites du « voyant », ainsi que Le Cœur volé et Chant de guerre parisien, le Sonnet du trou du cul et Voyelles. Les villes sont celles où Verlaine et Rimbaud fuient la France, Bruxelles et, surtout, Londres, la vraie capitale du xixe siècle, qui est transposée dans Illuminations (titre anglais, comme « Coloured Plates »). Les blessures sont celles quil revisite dans Une saison en enfer, que Seth Whidden voit comme un purgatoire, une étape, et non comme un adieu. Les mondes sont ceux de ses voyages terrestres une fois donné congé à la poésie, et où il se fait explorateur, photographe, linguiste, et dit aspirer à un retour à une vie bourgeoise alors que la maladie le terrasse.

Les événements biographiques et historiques principaux sont entrelacés avec un choix de textes pertinent. Un commentaire succinct décrit leurs traits saillants. Une interprétation qui a la faveur de lauteur est celle qui consiste à mettre en parallèle les traits principaux dun texte et ceux de lhistoire personnelle de Rimbaud ou de lhistoire tout court. 284Les interprétations autoréférentielles et métatextuelles sont privilégiées, comme les « pieds » évoqués à la fin de La Bohême, qui sont rapportés aux pieds de la métrique, et léquivoque des lyres / délires dans le même poème. Les interprétations psychanalysantes sont mises en sourdine au profit dinterprétations socio-historiques

Au point de vue métrique, la fragmentation des vers par les enjambements et les transgressions de plus en plus hardies à la césure sont expliquées à lusage du lecteur anglo-saxon. Celles portant sur lalternance en genre ne semblent pas avoir mérité dêtre signalées. Quant aux deux exemples de poèmes en prose qualifiés de « vers libres » des Illuminations, on ne saurait reprocher à lauteur de suivre la doxa en lespèce (p. 105-108).

Le critique, en bon « chercheur de poux », ne peut se mettre sous la dent quune confusion de patronymes : le coauteur, avec Gabriel Vicaire, des Déliquescences dAdoré Floupette, nest pas Camille Mauclair (p. 162), mais Henri Beauclair.

Deux remarques enfin sur la présentation du livre : si les poèmes en vers ou en prose sont donnés à la fois en français et dans leur traduction en anglais (celle de Wallace Fowlie ou de lauteur), ce nest pas le cas des lettres de Rimbaud, et des textes en prose dautres auteurs, qui ne sont donnés quen traduction. Or ces textes méritaient dêtre présentés, pour que le lecteur puisse apprécier leurs richesses et ambiguïtés dorigine. Cest probablement un choix de léditeur pour faire des économies. Quant à la typographie adoptée par la collection, où le texte nest pas justifié à droite, comme du temps des machines à écrire, elle fatigue le lecteur ainsi quun tympanon.

Parmi les documents, la liste de mots et expressions anglais dressée par le polygotte est reproduite (p. 135-137). Les photographies les plus significatives aussi, dont les plus récentes de Rimbaud en Orient, qui ont donné lieu à polémiques.

Les derniers textes retrouvés de Rimbaud sont intégrés : la nouvelle version de « Mémoire », larticle « Le Rêve de Bismarck », ainsi que les erreurs dattribution : Poison perdu, la Lettre du Baron de Petdechèvre. Laffaire de La Chasse spirituelle est rappelée.

Lauteur brosse le tableau des interprétations successives : la poésie religieuse à la suite de lalliance Claudel-Berrichon, limage du précurseur à retardement chez les décadents et symbolistes, celle de la révolte et de la poésie de linconscient chez les surréalistes.

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Il mentionne les écrivains qui se sont exprimés sur Rimbaud : Stephan Zweig, Ezra Pound, Vladimir Nabokov et Jack Kerouac, René Char, Albert Camus, Henry Miller, Michel Houellebecq ; des artistes comme David Wojnarowicz, Ernest Pignon-Ernest ; le compositeur Benjamin Britten, le dramaturge Christopher Hampton ; des chanteurs comme Bob Dylan, Léo Ferré, Serge Gainsbourg, Patti Smith, Van Morrison. Il rapporte enfin les slogans de mai 68, et, avec ironie, celui du parti de François Mitterrand et de Jacques Lang, « Changer la vie ».

Tout au long de ce livre, Seth Whidden insiste sur le fait que Rimbaud, sur le plan formel, comme sur celui de la connaissance poétique (la « poésie objective »), nest pas le destructeur cher au mythe romantique de ladolescent rebelle, mais un reconstructeur.

Sa contribution principale à la biographie de Rimbaud tient en ce quil rompt avec le clivage établi depuis Paterne Berrichon entre, dun côté, la vie poétique et lEurope, et, de lautre, la vie en Afrique : le trop fameux « silence » de Rimbaud. Il montre dans la dernière partie de son ouvrage que la créativité intellectuelle et la curiosité de Rimbaud, si elles ont quitté la vie littéraire, se sont déplacées dans le domaine de la géographie, avec laide des sciences de la terre et la photographie. Commerçant et explorateur, il ne cessera décrire sur ses voyages.

Dans ses conclusions, Seth Whidden laisse ouvertes toutes les interprétations, en rappelant les propos du poète. Quel fut-il ? « Je est un autre ». Que signifient ses poèmes ? « Jai seul la clef de cette parade sauvage » et « trouvez Hortense » (p. 178-179).

Ce livre est dédié à la mémoire des regrettés Ross Chambers, Jean-Jacques Lefrère et Michael Pakenham. Lillustration de couverture reprend la célèbre photographie de Carjat, en la métallisant, ce qui lui confère un effet de daguerréotype. Cest une couverture analogue qui a fasciné Jim Morrison, un des derniers fans rimbaldiens que donne en exemple le professeur oxonien. Puisse-t-elle produire, ainsi que la biographie enlevée illustrée de textes quelle inaugure, le même effet de conversion sur les nouvelles générations de lecteurs. À quand une traduction française ?

Alain Chevrier

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Robert St.Clair, Poetry, Politics, and the Body in Rimbaud : Lyrical Material, Oxford, Oxford University Press, 2018.

Poetry, Politics, and the Body in Rimbaud : Lyrical Material est une élégante et rigoureuse étude du corps chez Rimbaud, dont lomniprésence et lintensité sont ici interrogés à travers tout le corpus du poète, allant des premiers textes sur le plaisir quapporte le mouvement léger de la fugue (de Charleville), jusquà lirréversible fuite hors de la poésie même. Cet ouvrage captivant affirme que le corps/corpus chez Rimbaud nest pas seulement un thème poétique ou une source lyrique mais le lieu principal doù est rendu possible la matérialisation didées politiques et sociales, de sorte que le corps/corpus forme une « motérialité », cest-à-dire une matérialité des mots qui permet lancrage dune poésie non pas seulement pure, affranchie des contingences de lhistoire – parnassienne en somme – mais également in situ, prenant effet par et dans le monde. Cet essai propose en outre une exégèse qui approche le texte rimbaldien par lentremise de ses corollaires et homonymes que sont le contexte, le cotexte, léco-texte et lintertexte. Il en résulte que le corps/corpus est un sujet/objet ambivalent, en dialogue avec lui-même (le je) mais aussi avec tout un pan soci(ét)al et littéraire du dix-neuvième siècle (un autre).

Le livre centre sa problématique autour de labondance de natures et deffets que présentent les corps chez Rimbaud, tantôt paresseux, créatifs, rebelles, marginalisés, démunis, révolutionnaires ou même historiques. Cest à travers une telle abondance que St. Clair dénote le caractère ambivalent du corps, qui est une figure tout à la fois matérielle et lyrique, à la croisée de ces deux éléments a priori incompatibles. À limage du titre de cet essai – qui rend ambiguë la continuité linéaire du corps par lentremise dune virgule doublée dune conjonction (« , and the Body ») – le corps en excès agit à la fois comme continuité de la poésie et de la politique, mais aussi comme césure, à savoir comme vecteur de contestation et de remise en question de cette même poésie et politique. Ce jeu de consonances et de dissonances vis-à-vis du corps résulte en la possibilité de faire se rencontrer la présumée artificialité de la poésie avec le pragmatisme de lhistoire. 287Et cest là un des plus grands tours de force de cette étude : attribuer au corps un rôle utopique où les modes discursifs du mouvement parnassien donnent lieu, avec Rimbaud, à un engagement concret. La poésie devient alors un espace imaginaire servant de point de contact avec une myriade dautres corps, textuels ou non, qui traversent lhistoire du siècle. Elle incarne le moyen de donner corps à des procédés et interactions sociaux, de même quelle réinstitue la place du marginal (pauvre, homosexuel, communard) au cœur du dialogue poétique et politique.

À chaque chapitre de Poetry, Politics, and the Body correspond un type de corps que St. Clair étudie dans le détail. Pour cela, les cinq différents chapitres sont traversés par tout autant de poèmes qui servent de fil rouge à chacun dentre eux. Le chapitre 1 sarticule autour du poème « Sensation » afin de ré-évaluer la relation tumultueuse de Rimbaud avec Banville, et par-delà ce dernier, avec le Parnasse dans son entier. Si lauteur propose une analyse complète et pertinente des enjeux liés au contexte historique, philosophique et littéraire (invoquant la figure de Marx, Rancière et bien dautres), létude sentremêle toujours dexcellentes lectures analytiques où il sagit dinspecter, dans le cadre de « Sensation », les multiples étrangetés rythmiques qui font du corps un objet en communion avec le monde naturel tout autant quen contradiction, dans une dialectique qui rappelle la relation entre Rimbaud et le Parnasse. Le dernier vers du poème et son syntagme « comme avec » (« Par la Nature, – heureux comme avec une femme ») désigne ainsi la solidarité du « être avec » et lartificialité du « comme si » qui font coexister ensemble lyrisme et pragmatisme social (69). Les chapitres 2 et 3 se penchent sur la question des corps démunis par le biais des poèmes « Les Effarés » et « Au Cabaret-vert, cinq heures du soir », tous deux incarnant une poésie du quotidien opposée à la cadence et à la discipline dune journée de labeur (ouvrière). Avec Rimbaud, le cabaret devient un lieu de mixité débouchant sur une géographie fantasque où les classes sociales se rencontrent et (s)échangent (142). Lobjet central du quatrième chapitre nest autre que le poème « Le Forgeron », dans lequel la poésie sinsinue au cœur de lhistoire, et plus particulièrement du procédé historique écrit par les vainqueurs. Il sagit pour Rimbaud de refuser la logique historique conçue au singulier pour créer une contre-histoire des vaincus (les communards). Le cinquième et dernier chapitre, quant à lui, revient sur lespace de solidarité et de 288compétitivité que présente lAlbum Zutique, et plus particulièrement le poème « Sonnet du trou du cul » ainsi que le tableau de Henri Fantin-Latour Coin de table. La virtuose analyse de ce dernier (222-234) démontre que les corps des différents poètes représentés, sils sont juxtaposés les uns avec les autres, nen restent pas moins discordants au même titre que leur relation (avec Rimbaud). Reste que cette syntaxe corporelle faite de conflit et danimosité est marquée par une figure centrale : un livre autour duquel sarticule toutes les corporalités (poétiques).

Lune des plus grandes réussites de cet ouvrage tient sans nul doute dans sa constante conversation avec de multiples autres textes, littéraires et autres, qui viennent enrichir lanalyse. La méthodologie de St. Clair semple appliquer elle-même la nature intertextuelle et cotextuelle du corpus rimbaldien dont il est question. Cest le cas des notes de bas de pages qui, si elles paraissent excessivement longues et nombreuses de prime abord, renforcent en réalité lidée quil ny a pas de corps (textuel) inférieur, ici tout comme chez Rimbaud. En somme, Poetry, Politics, and the Body offre une des lectures du poète les plus fidèles et inspirées, qui fait dune figure familière et connue de tous un sujet ambivalent et complexe quil sagit de prendre à bras-le-corps, mais aussi bras dessus bras dessous, pour ainsi dire.

Alexandre Dubois

Université du Mississippi

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Walid Hamdi, LAdjectif dans la poésie de Rimbaud, Paris, LHarmattan, 2018.

Si lesprit infans réfère à ce qui ne parle pas encore, ce dernier nen nest pas moins jeté dans un monde dans lequel, reprenant lapanage des Correspondances de Baudelaire, lHomme traverse des « forêts de 289symboles » et perçoit de « confuses paroles » et des « regards familiers » qui lobservent1. Le monde rimbaldien en tant quespace poétique nest pas le propre dArthur Rimbaud. Cest encore plus que cela. Nous abordons ici une sphère du langage dont lécriture se saisit et délivre à la conscience dautrui, comme léclaireur ouvrant une voie vers un univers encore inexpérimenté, non vierge et pur, mais insondable et subjectif qui est celui qui se cristallise par lintermédiaire de certains agencements de mots dans le regard du poète. La langue du paradis serait-elle précisément celle de linfans, cest-à-dire celle dune région de lêtre, de la conscience humaine qui précède la parole, dans laquelle linfini, lillimité semblent avoir la capacité de prendre des formes multiples, toujours identifiables, mais en mutation constante, donnant à percevoir lincroyable polyformité du vivant, une transcendance intrinsèque à toute immanence ? Nous pouvons nous référer ici à la remarque de Michel Foucault sur le « parler », la langue universelle, celle davant Babel, qui « ne rétablit pas lordre des anciens jours : elle invente des signes, une syntaxe, une grammaire où tout ordre concevable doit trouver son lieu2. » Cette langue rimbaldienne qui offre son universalité, loffre de manière subjective en se frayant un itinéraire dans le conçu, dans le préexistant de la langue française, bousculée, poussée jusque dans ses derniers retranchements, là où lordre des choses ne répond plus à aucune linéarité, et là où la raison semble, non abandonnée, délaissée ou éclatée, mais décuplée, renouant par une langue recréée ou renouvelée avec la dynamique de lesprit infans qui serait le pays inaltéré dune langue en devenir, reconfigurant précisément ainsi le sensible, lordre des choses, jusquaux choses elles-mêmes, ouvrant un champ ou existence et expérience se superposent à une connaissance transformée, augmentée de ce que nous sommes et de ce qui nous entoure. Ladjectif dans la poésie de Rimbaud (LHarmattan, 2018) par Walid Hamdi, docteur en langue et littérature françaises de luniversité de la Manouba, et professeur à luniversité de Gafsa en Tunisie, ambitionne de « trouver un contact original avec le texte de ce poète » (9), de percevoir « le nouvel ordre qui opère dans un niveau profond » qui est une autre manière de signifier (14). Que la langue puisse être là pour notifier labsence, est une réalité dont Arthur Rimbaud dut faire lexpérience à peine âgé de cinq 290ans, lorsque son père déserta le foyer familial en laissant pour seuls et uniques reliquats dune existence passée, quelques notes manuscrites, des ouvrages sur lAlgérie, et une grammaire de Bescherelle sur la page de garde de laquelle se trouvait écrit à la main par ce dernier : « la grammaire est la base, le fondement de toutes les connaissances humaines3. » Ainsi, la sortie du monde infans vers une lente appropriation du réel par la langue allait procéder à la fois dune absence pour héritage, et dun message ou dun horizon laissé en pointillés par ce militaire de carrière, père-déserteur, qui éveilla peut-être sans le savoir une vocation poétique chez son fils, synonyme de mutations, de douleurs, dextases visionnaires et inquiètes par cette invocation à pénétrer les arcanes de la parole écrite, par sa science.

Destiné prioritairement aux linguistes et philologues, louvrage théorique dHamdi inscrit la poétique rimbaldienne et sa modernité dans une perception et une histoire globales de la langue française, nous présentant dans un premier temps la fluctuation diachronique de ladjectif, cest-à-dire sa fluctuation catégorielle au fil du temps, nous permettant dapprécier le contexte dans lequel la révolution langagière, poétique de Rimbaud a pu opérer. De la conception gréco-latine de ladjectif qui selon lauteur semblait répondre à une « vision dualiste du monde » (23), en passant par la tradition grammaticale médiévale, ladjectif en moyen français, en français classique, jusquà lépoque moderne, Hamdi insiste sur ce rapport dialectique existant entre les différents modes de lêtre qui se réfléchissent et émergent de la tension existante entre ladjectif et le nom qui déboucheront sur le substantif adjectivé (32). Lauteur nous permet dapprécier les capacités de flexion du langage par le poète, mais également ses aptitudes à transmuter ou transférer un mot au sein dun syntagme nominal, dune fonction syntaxique vers une autre, rétroéclairant ainsi la qualité du substantif et son interchangeabilité adjectivale. Lexemple choisi avec « Ce quon dit au poète à propos de fleurs », de juillet 1871, est à ce titre assez simplement illustratif (33) :

O blanc chasseur, qui court sans bas

À travers le Pâtis panique,

Ne peux-tu pas, ne dois-tu pas

Connaître un peu ta botanique ?

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Un autre exemple, encore, est tiré de son poème « Le Mal », extrait des Cahiers de Douai :

Pauvres morts ! dans lété, dans lherbe, dans ta joie,

Nature ! Ô toi qui fis ces hommes saintement !… 

Nous nous trouvons ici à lintersection de deux catégories. À travers un certain usage rimbaldien de ladjectif, ce qui opère est une courbure du réel, une malléabilité du monde que la pensée du poète façonne de doigts éthérés, imprimant des formes générant des qualités qui sont également à loccasion des espace-temps auparavant inconnus, in-imaginés, et qui reflètent une idiosyncrasie parfois à peine accessible au lecteur dune époque. Il y a un mystère dans le poème, une expérience intérieure à laquelle nous sommes conviés, à laquelle nous pensons même prendre part, mais sans jamais être réellement sûrs de lorigine de cette modulation, de la signification profonde et de laccessibilité émotionnelle dune langue qui, en nous livrant un secret, modifie une connaissance intérieure du monde en faisant proliférer le sensible par le langage dune toute autre manière. Cest cette « surimpression syntaxique » que le grammairien voit à lœuvre dans le poème « LÉtoile a pleuré rose » :

Létoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles,

Linfini roulé blanc de ta nuque à tes reins 

La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles 

Et lHomme saigné noir à ton flanc souverain.

Dans ce quatrain, les adjectifs en position centrale du poème révèlent une ambiguïté grammaticale de laquelle découle un balancement constant entre « le sens adjectival » et le « sens adverbial » du même terme (43).

La deuxième partie de louvrage tente de nous faire pénétrer dans le moi du poète à partir du choix des adjectifs explicitant une subjectivité identifiée par Hamdi. Lethos, limage que Rimbaud donne de lui-même au travers de choix discursifs, semble prédominant et participe à la construction dun « moi poétique » (67). Cette affirmation particulièrement juste à propos de la poésie de Rimbaud, lest également de Ronsard à Péguy, de Wordsworth (que lon songe à son sonnet « Mutability4 ») en 292passant par Hölderlin (« Hypérion » est probablement la quintessence de cette opération de prolifération du moi à travers le récit poétique et sa scénographie historique5), jusquà Mahmoud Darwish et sa production en arabe palestinien renvoyant à une expérience identitaire de lexil. Elle nen napparait pas moins comme une tautologie déroulée par le biais dun métalangage linguistique. Auxésis (gradation dhyperboles), tapinose (ou hyperbole contraire), ekphrasis (description minutieuse) sont analysés à travers le discours épidictique (ou discours laudatif) permettant de mettre en lumière limaginaire et la culture littéraire de Rimbaud lecteur des anciens grands rhétoriciens et des œuvres classiques (82-107). Lauteur développe un peu plus loin la notion dethos et le « discours autobiographique qui paraissent découler tout naturellement dune analyse de la poétique rimbaldienne. Pourtant lexamen et la réflexion dHamdi paraissent à différents instants cristallisés dans un temps et un espace poststructuralistes dont lhorizon barthésien de “la mort de lauteur6” » semble indépassable. Les reflets de la pensée et de la vie de Rimbaud par sa poésie napparaissent que de manière fantomatique, irréelle et intangible, anecdotique à la surface dune étude néo-saussurienne toute puissante. Si dans cette partie le recueil Poésies (1871-1872) est abordé sommairement, presque comme un outil permettant déclairer une historiographie linguistique par le biais de la poésie rimbaldienne, plutôt que la poétique de Rimbaud elle-même, des œuvres aussi importantes quUne saison en enfer (1873) ou Les Illuminations (1872-1875) ne sont même pas abordées, là où une réflexion intertextuelle mettant en perspective analyse linguistique, analyse biographique et bibliographique, dans une approche intersectionnelle, aurait sans aucun doute apporté bien plus au champ des études rimbaldiennes et de la littérature de langue 293française de cette fin de siècle qui a été si déterminante pour de nombreux poètes français des xxe et xxie (René Char ou Philippe Jaccottet par exemple), pour des écrivains et dramaturges tels que Bernard-Marie Koltès, ou Pierre Michon7, mais également pour de nombreux auteurs francophones tels que Kossi Efoui, Koffi Kwahulé ou Sony Labou-Tansi8, qui ont recréé la langue française hors de métropole en procédant à des métissages culturels et imaginaires libérateurs liés à des dynamiques de marronnage réinventant une langue qui fut à lorigine celle du colon, la langue métropolitaine canonique.

Cest précisément cette modulation de la langue, cest-à-dire sa reconfiguration par des associations et extension de sens, qui est partiellement étudiée dans les deux dernières parties du livre, à travers « Ladjectif et le figuré » (142-206) et « Adjectif de couleur et peinture : une approche sémiostylistique » (207-264). Lanalyse fragmentaire du poème « Le Bateau ivre » (1871) dont les adjectifs de couleur « témoignent dune distribution fantaisiste des indices chromatiques » et dont ces derniers « constituent le lieu où le poète se livre à ses fantasmes et à ses dérèglements combinatoires » (150), laisse un goût de cendre au lecteur qui perçoit des oppositions ou prétendues « incompatibilités » (terme dont lemploi peut paraître douteux, lorsquil sagit daborder des caractéristiques décriture poétique qui précisément travaillent sur des créations de sens et daffect qui redéploient la langue au-delà de frontières sémantiques associatives traditionnelles), qui ne font que souligner des évidences qui napportent aucun éclairage particulier sur lécriture de Rimbaud. Des concepts tels que le « télescopage sémantique » (148) permettant une analyse du heurt sémantique entre le nom et ladjectif, ou celui plus obscur du « blocage de la fonction communicative » à travers laquelle lauteur souligne que « Lanalogie rimbaldienne sinscrit dans une réalité différente de celle établie par la tradition littéraire en rendant compte dune indifférence quasi-totale vis-à-vis du lecteur » (195), apparait comme une affirmation dont le lecteur, précisément, ne sait que penser. De quelle tradition littéraire sagit-il ? et quels sont 294les éléments dune approche « poststructuralistes » qui permettent à ce dernier daffirmer sans contextualisation socio-historique, littéraire, biographique et stylistique, que lécriture du poète procède de cette indifférence quasi-totale à légard du lecteur dont la voix intérieure du poète, au moment de lécriture, est déjà en soi un espace-temps dans et à travers lequel Rimbaud témoigne de cette « commune présence » chère à René Char ? Dans la préface quil rédigea pour une nouvelle édition des poèmes de Rimbaud, ce dernier nhésitait pas à souligner lexact inverse : « En poésie, on nhabite que le lieu que lon quitte, on ne crée que lœuvre dont on se détache, on nobtient la durée quen détruisant le temps. Mais tout ce quon obtient par rupture, détachement et négation, on ne lobtient que pour autrui9. » Si louvrage de Walid Hamdi témoigne dune érudition certaine dans le champ des études linguistiques, son approche de lœuvre de Rimbaud par le prisme si déterminant de ladjectif, laisse un sentiment dinstrumentalisation déléments prélevés dans quelques poèmes tirés des Cahiers de Douai et du recueil Poésie de 1871-1872, sans quaucune réflexion substantielle soit délivrée sur lapport de Rimbaud à la langue et sur les conséquences dun tel héritage poétique sur les cultures et imaginaires littéraires des xxe et xxie siècle, qui nont cessé de se retourner vers Rimbaud dune façon pour le moins toute benjaminienne, cest-à-dire non en interrogeant un édifice poétique appartenant au passé et à la mémoire, mais en regardant le présent et les potentialité dune écriture en devenir par le biais dune puissance poétique bien vivante qui éclaire lavenir incertain. Cest précisément ainsi que Paul Celan, poète de laprès-Shoah, procéda en se retournant vers lœuvre dHölderlin, évoqué précédemment, et sur la langue allemande quil habitait, et dont il questionnait par la pensée, les potentialités poétiques, en se concentrant sur le futur de cette langue pour considérer sa présence symbolique et immatérielle.

Selim Rauer

Université du Minnesota

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LAUJOURDHUI INTERROMPU

Frédéric Thomas, Rimbaud Révolution, LÉchappée 2019.

Son titre nonobstant, il sagit dans louvrage que vient de signer Frédéric Thomas de bien davantage que dune simple enquête archéologique sur les palimpsestes littéraires et/ou historico-sociaux qui font que lon est légitiment et comme inévitablement amené–et cela par lorganisation sémantique et formelle des textes eux-mêmes–à parler dune « politique du poétique » chez Rimbaud. Voire dun Rimbaud dont la poésie serait une forme de pensée et de dire du politique. Un Rimbaud en somme révolutionnaire, dont la poésie elle-même serait une forme de partage du sensible (Rancière) donnant à voir et percevoir une logique de révolte, démancipation, despoirs et de colères profondément aux prises, comme ont pu le montrer entre autres les travaux de Steve Murphy, Yves Reboul, Jean-Pierre Bobillot ou Kristin Ross, avec une pensée et une culture communardes : culture et pensée générale dune gauche radicale dans lEurope de laprès-4810 qui comprend bien évidemment la figure et la pensée dun Karl Marx dont le corpus philosophique et critique fut tout aussi préoccupé, voire hanté, par « londe de choc » de la Commune quun certain poète carolopolitain (21-22, 95-97)11.

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« Il ne sagit pas », en dautres termes et comme le pose dentrée de jeu lauteur, « de forcer » quelque lecture que ce soit de Rimbaud, à plus forte raison une lecture politique. Loin sen faut. Il sagit plutôt de repérer et penser les traces dun événement aussi décisif que constitutif, un point de non-retour dans la trajectoire littéraire comme dans le dire poétique de Rimbaud (v., 17-29) ; et, partant, de traquer les points de résonances et dentrelacs, « tout un réseau souterrain de correspondances » entre Rimbaud et Marx « quun demi-siècle plus tard vont retrouver et activer les surréalistes » (13) dun côté et Walter Benjamin de lautre. Or justement, là réside lun des plus grands intérêts du livre de Frédéric Thomas : à savoir, la manière dont lauteur attire lattention sur limportance qua ce nom, « Arthur Rimbaud12 » , pour Benjamin dans un essai de 1929 sur le surréalisme. Essai dans lequel – et cela six ans en amont du célèbre discours devant le Congrès des écrivains contre le fascisme où Breton proclama que la tâche du surréalisme serait de conjoindre les noms de Marx et de Rimbaud dans une commune pensée poétique révolutionnaire – Walter Benjamin place Rimbaud parmi les plus importants précurseurs du surréalisme au nom dun « matérialisme anthropologique » directement hérité… de Karl Marx13.

Or selon Benjamin, et comme le montre la deuxième section de Rimbaud Révolution14, les Surréalistes furent pratiquement les seuls dans ce champ littéraire ravagé par la catastrophe civilisationnelle de la Première Guerre Mondiale à avoir saisi et pris au sérieux toute la portée de ce « matérialisme anthropologique », lieu de constellation daprès 297Benjamin entre la philosophie de Marx et la poésie de Rimbaud, et que lon pourrait tenter de synthétiser ainsi : ce qui y est en jeu, cest une conception radicale de lémancipation et de la liberté (chez Marx, v. Les Manuscrits de 1844, LIdéologie allemande, Le Capital) qui se dédouble dune fulminante critique et du rejet de la société bourgeoise, dune modernité où les extases de la vie et du monde comme la dignité de lêtre sont pareillement « noyé[es] dans les eaux glaciales du calcul » (Manifeste du parti communiste, Le Capital), et où les glorieux monuments de la civilisation sont toujours aussi des cénotaphes marquant le lieu où les vaincus de lHistoire furent massacrés (La Lutte des classes en France, Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, La Guerre Civile en France)15. Malgré le statut pour dire le moins ambivalent de Rimbaud dans le Second Manifeste du surréalisme16, pour Benjamin les Surréalistes seuls représentaient en 1929 la possibilité dune politique littéraire révolutionnaire, voire la possibilité dun programme démancipation et une vision du monde qui dans certains contextes sappelle « révolution », dans dautres « communisme17 ». (« Le communisme » dit Marx dans LIdéologie 298allemande, « nest pas un état de choses à établir, un idéal auquel le réel doit se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit létat actuel du monde. ») Ce que nous montre au fond Frédéric Thomas dans ce livre, cest que lintérêt–déterminant, on le sait–que Benjamin porte aux surréalistes en 1929 passe par le biais dune théorie dune politique littéraire qui donne à voir un Rimbaud révolutionnaire. Tout au long de Rimbaud Révolution, ce sont les implications et enjeux de cette intuition benjaminienne que poursuit lauteur : à savoir, que la « révolution surréaliste » aurait été une révolution à face de Janus : un côté tourné vers Rimbaud, lautre vers Marx, mais la tête toute entière vers un monde et une vie radicalement transformés. Bien évidemment, cela ne fait aucunement de Rimbaud un « marxiste », ni de Marx un rimbaldien. Toujours est-il que tel nest pas le projet quentreprend ici lauteur de Rimbaud Révolution. Ce quessaie de montrer ce dernier, et cela dans le but de prolonger une série de réflexions entamée ailleurs18, nous semble-t-il, cest plutôt la manière dont lun des plus importants philosophes du xxe siècle a saisi une double-logique au cœur du surréalisme, mouvement littéraire-libertaire qui cherchait à investir un espace difficile, « la faille [] au croisement de Marx et de Rimbaud » pour tenter de mettre « à jour leurs complicités », de mêler « leurs projets et leurs refus sur la base dune éthique de lamour et de la révolte » (64, 95).

Quand bien même il ne constituerait donc pas au sens strict un essai sur Rimbaud, on trouve dans la première partie de ce livre nombre de judicieux petits commentaires et micro-interventions autour du corpus rimbaldien. Que lon songe par exemple au dialogue entre les lettres dites « du Voyant » et « Les Poètes de sept ans » dans lequel Frédéric Thomas identifie une logique et une rhétorique de « complicité de lOuvrier et du Poète »–complicité entre révolution et poésie qui chercherait au demeurant à trouver la formule pour transformer lexpérience historique de lun ainsi que les conditions de possibilité de lautre (25-29). Et il en va de même pour les zones dentremêlement entre lunivers des poèmes en prose de Rimbaud et la pensée philosophique de Marx dont Frédéric Thomas nous livre une cartographie intertextuelle suggestive, 299surtout dans la section intitulée « Ensorcellements » (30-49, voir aussi 17-24). Considérons sur ce point un jeu déchos évocateur entre cette « colonisation de la vie » qui est comme la clef de voûte du capital–cest-à-dire, entre la temporalité à proprement parler monstrueuse, celle de lexploitation, justement– que lon trouve chez Marx (v., Les Manuscrits de 1844, Le Capital) et cette figuration poétique de contre-temporalités, de temporalités de rupture, de résistance ou de suspens (laube, léternité, lhorloge qui ne prend plus la mesure quantifiable du monde) dans Une saison en enfer et les Illuminations (33-36, 43-44). Ou prenons ces points de résonance que repère Frédéric Thomas entre limaginaire du prolétaire chez Marx–sujet réduit à une sorte de forme de vie sous-humaine et pourtant en-deçà de lanimalité, humaine au sens le plus radical–et lunivers de vaincus qui peuplent et hantent Une saison en enfer comme autant dalter ego du sujet autobiofictif (les pauvres, les sorcières, les colonisés, les forçats). Considérons enfin la contre-histoire critique des sanguinolentes origines et logiques expansionnistes du capitalisme que lon peut trouver entre autres dans le premier volume du Capital et ces textes–« Démocratie », « Enfances », « Les Corbeaux » ou « La lettre du 16 avril 1874 » pour nen citer que quelques-uns–où le poète semblerait affirmer qu« il ny a rien à voir », ou peu si ce nest que des épisodes datrocités, misères et injustices ayant échappé aux grands récits du Progrès19. Nulle échappatoire en effet à ce que, dans un tout autre contexte, le philosophe Peter Sloterdijk appela « le monde intérieur » ou « dôme » du capitalisme20 ; nul ailleurs ici-bas où lon ne retrouve partout la même immondice, le même « drapeau ». Celui qui annonce, justement, lexpérience de lhistoire comme celle de la perte, cette « réalité rugueuse à étreindre » (v. 42-47).

Or cest sans doute dans ce dernier syntagme que « se cristallise », si lon ose dire, lenjeu fondamental de lessai de Frédéric Thomas. Soit, que faire avec cet « aujourdhui » évoqué au départ de son essai, et qui annonçait en mai 1871 la défaite de la Commune, le triomphe de lordre ? « Aujourdhui la lutte est terminée, lordre est rétabli… » (17). Pourtant, mutatis mutandis cet éclatant « aujourdhui »–ce présent caractérisé par 300le manque dalternatifs à lordre donné (There is no alternative, comme le disait dantan la dame de fer britannique de la révolution néolibérale)–est bel et bien encore le nôtre. Il annonce le triomphe dun ordre qui est toujours aussi hanté par lombre dune catastrophe : celle des systèmes socio-économiques qui senfoncent de plus en plus profondément dans des logiques aussi agressivement inégalitaires quelle ne laisseraient rien à envier au xixe siècle ; celle des démocraties dites libérales qui rentrent par voie de conséquences dans ce que le philosophe Michaël Fœssel appelle une crise de récidivisme géopolitique proto-fascisante21 ; crise enfin écologique (engendrée ou aggravée par ailleurs par les deux premières) qui fait peser une menace dextinction biologique plus ou moins totale, etc. « [U]ne réalité rugueuse à étreindre », cest, avons-nous envie de suggérer en guise de conclusion, la trame par laquelle se convergent, sentrecroisent et se font écho les motifs et questionnements principaux des trois segments dont se constitue Rimbaud Révolution : passant par Marx, Rimbaud et la Commune au xixe siècle, les surréalistes au xxe, Frédéric Thomas nous mène pour finir à un très beau chapitre sur Benjamin et Rimbaud qui soulève une question qui parcourt lessai tout entier : comment transformer le monde ? Y a-t-il des secrets pour changer la vie ? Comment tirer le « frein durgence » de lhistoire (pour reprendre la métaphore benjaminienne pour la révolution) ? Comment interrompre le cours « fatal » dune trajectoire historique et sociale qui finira inévitablement, mais peut-être pas nécessairement, dans labîme ? Car ce dont il sagit là, comme la bien vu Alain Vaillant par exemple22, nest guère un appel à la résignation devant la défaite. Tout dans la pensée de Marx, chez les Surréalistes en 1925, 1928 et 1935, tout chez Benjamin y compris les Thèses sur la philosophie de lhistoire (pourtant rédigées dans les circonstances les plus noires imaginables, par un réfugié politique juif au bord du suicide), et enfin tout chez Rimbaud comme le laisse entendre Frédéric Thomas (v. 96-97), sopposerait à une telle vision « fataliste » de lhistoire. « Étreindre » cette « réalité rugueuse », désenchantée (49), néquivaut pas à laccepter, mais à reconnaitre quelle fonde et ordonne notre aujourdhui. Or ce nest quà partir delle – ce nest autrement dit quen reconnaissant la réalité de léchec ou de la défaite tout en refusant 301daller en arrière (« tenir le pas gagné »), de baisser les bras – que lon pourrait éventuellement trouver les contours dun possible dire et agir à la hauteur des défis que nous affrontons : à savoir, une interruption du cours « irrésistible » de lhistoire, de lordre « naturel » des choses. Interruption capable, peut-être, de transformer un monde en proie au pire, qui changerait la vie. Au fond, Rimbaud Révolution se lit comme une habile et même importante intervention sur la double possibilité de penser une politique de la littérature et du collectif dans un monde où tout semble nous conduire au gouffre (Benjamin). Pour gloser, tout en modifiant légèrement un vers de Rimbaud, ce dont il sagit, cest de donner un avenir à la défaite, un à-venir aux vaincus.

Robert St.Clair

Dartmouth College

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Sortir du livre

Nicolas Valazza, La Poésie délivrée. Le Livre en question du Parnasse à Mallarmé, Genève, Droz, 2018.

Louvrage de Nicolas Valazza sinscrit dans la constellation de travaux qui, au cours des dernières années, ont eu à cœur de dépasser ce quAlain Vaillant nomme la « bibliolâtrie » de lhistoire littéraire23, en visant à sortir dun réflexe commun assimilant la littérature au livre pour interroger la façon dont le fait littéraire se déploie aussi sur bien dautres supports24. Fondamental et présentant lavantage dêtre 302immédiatement saisissable, lobjet-livre a longtemps éclipsé une série de pratiques communicationnelles cruciales au sein du champ littéraire : le phénomène est évident pour les spécialistes du théâtre, qui se penchent à la fois sur le texte et sur la façon dont celui-ci est performé ; il lest moins pour ceux qui étudient la poésie et qui gagnent, pour rendre compte de létat des pratiques, à interroger la publication de pré-originales dans la presse, les témoignages relatifs à la lecture cénaculaire ou linvestissement de canaux « sauvages », selon le mot de Jacques Dubois25. Les différents espaces susceptibles daccueillir lœuvre infléchissent directement celle-ci, en ce quils déterminent le cadre de son énonciation et invitent à sy plier ou – à tout le moins – à y réagir, mais ils nourrissent aussi limaginaire du monde des lettres, dont il font intégralement partie.

Comme lécrivait judicieusement Marie-Ève Thérenty, en invitant à une prise en considération des conditions matérielles de réalisation des œuvres, « la poétique du support se place aussi en amont au moment de la conception de lœuvre et sintéresse à la manière dont la connaissance du champ éditorial et la prise en compte des possibilités matérielles existantes influencent la genèse de lœuvre26 » ; le contexte de production dune œuvre peut aussi être marqué par une réduction de lespace des possibles éditoriaux et entraîner la nécessité de sortir du livre : cest le postulat défendu par Nicolas Valazza qui, en se fondant sur les cas de Rimbaud, Verlaine et Mallarmé, cherche à saisir les modifications du rapport à lobjet-livre qui se font jour dans la seconde moitié du xixe siècle.

Lauteur rappelle de cette façon que, si le moment 1820 a vu certains recueils accéder à un statut de best-sellers (les Méditations poétiques de Lamartine en tête), loffre en matière de poésie a rapidement dépassé la demande : le champ, marqué par le renouvellement dune figure du poète jouant de la mythologie du génie, sest trouvé confronté à une manière de surproduction qui va jusquà orienter les 303représentations romanesques de la période (cest, notamment, le cas de Lucien de Rubempré peinant à trouver un éditeur pour ses Marguerites). Confrontée par ailleurs à la popularisation du roman, qui simpose peu à peu comme le genre le plus consommé, la poésie nest plus en position de force au mitan du siècle, et les possibilités de publication se trouvent réduites.

Minutieuse et stimulante, lanalyse de Valazza nuance la radicalité du titre et, surtout, de la quatrième de couverture, qui semble forcer quelque peu la problématique en annonçant que « Confrontés à des difficultés croissantes, devenues souvent insurmontables, dans leurs tentatives respectives de publier des livres, [Verlaine, Rimbaud et Mallarmé] ont été contraints de trouver dautres supports dinscription et de diffusion pour leurs œuvres (le volume collectif, la petite revue, lalbum, le livre dartiste, etc.), en marge de lédition régulière. » Il ne sagit pas tant de postuler la disparition du livre, mais de mesurer comment celui-ci est mis en question durant la seconde moitié du xixe siècle, comment le rapport à cette réalité livresque se renégocie, sans que celle-ci ne cesse pour autant de poindre à lhorizon comme un objectif à atteindre, mais pas de nimporte quelle façon.

Au-delà de la situation du monde de lédition, cette renégociation, il faut en convenir, est largement contrainte par les aspérités émaillant les trajectoires personnelles des trois poètes. Cheminant dans leurs œuvres respectives avec beaucoup daisance, Nicolas Valazza rappelle combien leurs rapports aux éditeurs ont pu se révéler compliqués. Laventure parnassienne elle-même procédait dune nécessité de sortir du régime de singularité développé par la période romantique pour permettre lémergence dune collectivité susceptible de renouveler lactivité poétique : le projet du Parnasse contemporain, croisant les formes de la revue et de lanthologie, débordait en cela le recueil individuel pour donner à lire une escouade de poètes, par volonté de faire front contre la « ridicule fièvre » qui affecte certains romantiques (la formule est de Glatigny, auquel Valazza consacre dexcellentes pages), mais aussi parce quun tel rassemblement peut être rentable sur le plan économique (chaque livraison étant susceptible dêtre achetée par les amis respectifs de chaque contributeur) ce qui permet de relativiser la propension dun Leconte de Lisle à privilégier le succès destime à laccumulation de capital économique, en considérant que la mythologie dune élite artiste coupée 304des vicissitudes du monde peut aussi sappréhender comme une façon de transformer à son avantage de faibles chiffres de vente.

On connaît déjà bien les difficultés que les trois poètes étudiés ont connues vis-à-vis du Parnasse : après avoir participé à la revue-anthologie, Verlaine et Mallarmé sont refusés, tout comme Charles Cros, par le jury chargé de composer le recueil de 1875, pour des raisons tenant à leur axiologie, à la qualité de leurs textes voire pour des motifs plus prosaïques27 ; Rimbaud, lui, sétait promis de figurer un jour au sommaire de la revue, avant de découvrir, au contact de la clique parnassophile lors de son bref séjour parisien, quil navait pas grand-chose en commun avec les membres les plus zélés de la mouvance. Si lon se souvient du fameux rappel à lordre de Lemerre à Verlaine au lendemain de la Commune, à loccasion dune lettre dans laquelle léditeur invitait le poète à se départir de ses choix politiques et de sa jalousie, il nest pourtant pas aussi certain que les sympathies communardes de Verlaine et Cros les aient directement condamnés à être « écartés du circuit éditorial légitime » (p. 86). Pour Rimbaud, Verlaine et Cros, lAlbum zutique, auquel Valazza consacre des pages solides, a tenu lieu de défouloir et de laboratoire, mais la clandestinité de ce projet potache a permis à ses contributeurs de jouer un double jeu en continuant, par exemple, à participer aux réunions parnassophiles des Vilains Bonshommes et à solliciter Lemerre pour déventuels projets de publication. Après la Commune, Verlaine a certes été désavoué par Leconte de Lisle, mais sans quune excommunication immédiate ne soit prononcée ; Cros, lui, a publié la première édition du Coffret de Santal chez Lemerre en 1873, tandis que lentreprise des Dixains réalistes na pas investi « les marges clandestines du livre » (p. 103), mais a paru à lenseigne de La Librairie de leau-forte, en 1876.

Lauteur semble parfois amplifier la situation éditoriale de Verlaine, Rimbaud, Mallarmé et quelques autres sur lesquels il se penche ponctuellement en saisissant une poésie délivrée « qui ne parvient plus à franchir le seuil du livre » (p. 109) ; il nen a pas moins raison de pointer les logiques dune production qui dépasse ce seul support livresque pour se déployer dans des espaces protéiformes qui infléchissent ses formes. Raison, aussi, dappréhender les représentations que les différents auteurs 305se font de leur activité et de leur rapport au livre : de Verlaine, dont il relit admirablement les Romances sans paroles et Cellulairement, Valazza note quil « sest acharné à poursuivre la quête dun livre évanescent » (p. 157) ; de Mallarmé, déçu par la composition de ses pièces dans le Parnasse contemporain (qui ne tenait pas tout à fait compte de ses recommandations) et exigeant par la suite un soin habituellement réservé au livre dartiste, il montre comment sa poursuite dune absolue perfection ne cesse de retarder la concrétisation de ses publications ; quant à Rimbaud, lauteur rappelle bien comment il se situe en rupture avec lhorizon dattente de son époque, rendant sa poésie peu susceptible dêtre accueillie par des éditeurs peu enclins au risque financier, à plus forte raison dans un domaine poétique moins rentable quà lépoque romantique néanmoins, si Valazza postule que « au moins à partir du “Bateau ivre”, et dautant plus dans les feuillets de lAlbum zutique, Rimbaud sétait résolument détaché du lyrisme traditionnel et du livre comme support » (p. 176), ce livre demeure une finalité, comme en témoignent, sur la même page, lévocation de la genèse dUne saison en enfer, que le poète lui-même présente comme un « Livre païen ou Livre nègre » avant dannoncer que « [s]on sort dépend de ce livre ».

Audacieux, pertinent et excellemment documenté, louvrage de Nicolas Valazza se donne en définitive à lire comme une synthèse des stratégies développées par trois des plus importantes figures de la littérature française de la seconde moitié du xixe siècle pour tracer leur voie dans un milieu éditorial moins favorable à la production poétique, sans renoncer à aboutir au livre, mais en envisageant les autres possibilités permettant de mener cet objectif à bien. Les expérimentations relevées, de lAlbum zutique à lobjet dart quest le Coup de dés, permettent davancer que sortir du livre, cest aussi et surtout se donner les moyens de refuser lachèvement pour miser sur une poétique du work in progress, et conserver ainsi le caractère dynamique et fluctuant dœuvres appelées à secouer les structures et les habitudes du monde de la poésie.

Denis Saint-Amand

FNRS – UNamur

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Cosme, Guillaume Meurice, Paris, Flammarion, 201828.

Louvrage se singularise principalement par le statut du sonnet Voyelles de Rimbaud.

Ce sonnet détermine en effet la structuration du « roman », composé de six chapitres respectivement intitulés « A, E, I, U, O, Y », dans lordre où elles sont désignées (Y mis à part) dans le premier vers du sonnet. Le dernier chapitre, en point dorgue final, contient lanalyse, qui fait débat, de « Voyelles », intégrée à une scénographie épistolaire par laquelle Cosme, le personnage principal, dans une lettre à Rimbaud qui dès le départ est pleine dironie, raconte comment il en est arrivé à trouver « la clé ». Il semble assez clair que lun des objectifs de lauteur, au-delà du récit de vie et dun hommage à un ami, est bien de contribuer à diffuser cette analyse du célèbre sonnet rimbaldien.

Cette lettre joliment ficelée, qui installe une connivence et une complicité qui laissent entendre que Rimbaud valide lanalyse, et où Cosme termine avec « Je suis lautre », manifeste en outre un processus didentification entre Cosme et Rimbaud, à lœuvre dès la quatrième de couverture (« vertiges, longs dérèglements de tous les sens. Le Récit dun homme libre. Poète. Voyant ? »). Une identification complétée par lintégration de sonnets de Cosme plus ou moins « cryptés » entre chaque chapitre de louvrage, et par la relation auteur / personnage où le statut de Cosme, à la fois personnage principal de ce roman/récit de vie et personne réelle, ami de Meurice et co-auteur (la page de remerciements indique « les auteurs remercient… »), semble identique à celui de Rimbaud, auteur de « Voyelles » et également personnage du roman par le biais de la lettre écrite par Cosme, laquelle fait de surcroît de lanalyse de « Voyelles » un objet de fiction… Ce qui nest pas sans 307poser un problème de crédibilité qui se serait sans doute moins posé si Cosme avait envoyé son analyse à Parade Sauvage

Le point de départ de lanalyse, outre le fait quil y a une « clé » à trouver, repose sur linterprétation de « naissances latentes », où « latentes » est vu comme « Qui est là, qui est sûr dêtre révélé », doù la conclusion de Cosme : « Il mest apparu indiscutable que quelque chose de parfaitement concret se cachait quelque part dans le sonnet ». Un point de départ largement évoqué de manière insistante dans le premier chapitre « A » et à la quatrième de couverture, qui indique que Cosme « découvre le Graal de la poésie française : le sens caché du sulfureux et mystique poème de Rimbaud, Voyelles », et qui nous apprend au passage que Cosme est passionné déchecs et à passé « son service militaire à décrypter des messages secrets ».

Or, ce parti pris cryptologique initial et central, et une forme dobsession pour le nombre et le secret, sont demblée discutables. Car ni les « naissances latentes », ni la formule dUne saison en enfer « Je réservais la traduction », ne nous obligent à en conclure à un cryptage. Plus généralement, sil y a bien dans nombre de poèmes de Rimbaud une part de suggestion et dindétermination, la dimension « cryptée » éventuelle qui les accompagne (comme, par exemple, dans lacrostiche de « Châtiment de Tartuffe ») ne repose pas nécessairement sur les nombres ou sur un code secret à découvrir… Les occurrences de 6 ou « VI » et surtout les 666 signes, en dépit de leur articulation à lApocalypse, intertexte sans doute majeur de ce sonnet, avec lÉvangile de Jean, sont dautant moins pertinentes quelles supposent que Rimbaud ait écrit son sonnet comme sil était lui-même un traitement de texte, alors que les unités minimales restent pour lui, en loccurrence, les voyelles, sonores et graphiques, pour leur statut en langue et dans la versification (vers et rimes), les consonnes, les mots, et non les « caractères », espaces compris…

Le fait que selon Cosme, « Oraison du soir » soit aussi concerné par les 666 signes ne milite pas en faveur de lintentionnalité rimbaldienne. Car à largument probabiliste sur le peu de chances quil y aurait que le hasard ait produit deux fois pour un sonnet les 666 caractères, on peut répondre que le hasard est dautant plus à lœuvre qu« Oraison du soir » ne bénéficie pas de lintertextualité johannique/évangélique qui sert dargument central pour « Voyelles ». De ce point de vue les vérifications comptables auxquelles se sont adonnés quelques rimbaldiens, 308quelles invalident ou confirment le nombre de signes, me semblent parfaitement inutiles, dautant que lenjeu dun tel nombre est de toute façon dun intérêt poétique très relatif.

Il reste aussi à relever quelques approximations, comme le cheval « verdâtre » de lun des cavaliers de lApocalypse, associé à la voyelle de couleur verte, qui sappuie sur une traduction récente de la Bible et non sur la traduction de Lemaître de Sacy, où le cheval est « pâle », traduction dont on sait pourtant quelle était à la fois celle de Hugo et de Rimbaud. Ou encore lanachronisme relatif aux mouches, vues, à cause de « corset », comme lancien régime, alors quà la période post communarde de la composition du sonnet, Rimbaud avait plus en tête la Commune que la Révolution française, comme lindiquent certains vers pourtant suggestifs à cet égard.

Il manque surtout à cette contribution intéressante et originale à lexégèse dun sonnet longtemps victime dune herméneutique aux effets apocalyptiques, une vue densemble qui expliquerait ce que fait le sonnet avec les « Voyelles » et lintertexte évangélique. Je vois pour ma part une réponse possible dans ce vers verlainien de « Crimen amoris », « Ô je serai celui-là qui créera Dieu29 ! ».

Philippe Rocher

1 Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Paris, Classiques Garnier, 1961, p. 13.

2 Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 98-99.

3 Claude Jeancolas, Rimbaud, Paris, Flammarion, 1999, p. 24-25.

4 From low to high doth dissolution climb, / And sink from high to low, along a scal / Of awful notes, whose concord shall not fail ; / A musical but melancholy chime, / Which they can hear who meddle not with crime, / Nor avarice, nor over-anxious care. / Truth fails not ; but her outward forms that bear / The longest date do melt like frosty rime, / That in the morning whitened hill and plain / And is no more ; drop like the tower sublime / Of yesterday, which royally did wear / His crown of weeds, but could not even sustain / Some casual shout that broke the silent air, / Or the unimaginable touch of Time. – William Wordsworth, « Mutability », in Poems of Wordsworth, Edited by Matthew Arnold, London, Macmillian & Co., 1921, p. 233.

5 Friedrich Hölderlin, Hypérion, ou LErmite de la Grèce. Traduit en français par Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, 1973.

6 Il sagit ici dune référence à larticle de Roland Barthes dabord publié en anglais sous le titre de « The Death of the Author » pour le Aspen Magazine N.5/6, en 1967, puis recueilli dans Le Bruissement de la langue : Essais critiques IV (Paris, Seuil, 1984), dans lequel lauteur affirme que la naissance du lecteur se fait au prix de la mort de lauteur : « lunité dun texte nest pas dans son origine, mais dans sa destination » (p. 66).

7 Songeons ici à son ouvrage Rimbaud le fils, paru chez Gallimard en 1991 à loccasion du centenaire de la mort du poète.

8 Voir à ce sujet larticle de Ninon Chavoz, « “Vol de genèses”, les Poèmes de Sony Labou Tansi, cœur biffé et paroles en crabe » in Continents manuscrits, N.8, « Génétique des textes littéraires – Afrique, Caraïbe, diaspora », Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM) 2017. https://journals.openedition.org/coma/793

9 Arthur Rimbaud, Poésies, Une saison en enfer, Illuminations, Préface de René Char. Édition établie par Louis Forestier, Paris, Gallimard, 1965-1984, p. 14.

10 Il ne faudrait pas, comme le souligne à juste titre Nicolas Delalande dans un ouvrage récent, exagérer la lucidité des acteurs du champ idéologique de la gauche européenne avant le Deuxième congrès de lAIT des clivages, nuances, et différends qui finirent par éclater au grand jour dans la foulée de lécrasement de la Commune de 1871. Ce que peuvent donc désigner idéologiquement et historiquement cette culture et cette pensée communale/communarde couvre une gamme très large et parfois nébuleuse de positionnements et de discours, rassemblant sous sa houppe politique des républicains néojacobins, des anarchistes (cf., Morris, Kropotkine, Proudhon, etc.), des socialistes utopistes ainsi que cette branche de lInternationale qui se ramifie sous les auspices de Laforgue et Guesde en communisme. Voir Nicolas Delalande, La lutte et lentraide : lâge des solidarités ouvrières, Paris : Seuil, 2019. Voir aussi David Harvey, Paris : Capitale de la modernité, Paris : Les Prairies Ordinaires, 2012 ; John Merriman, Massacre : The Life and Death of the Paris Commune of 1871, New Haven et Londres, Yale UP, 2016 ; Kristin Ross, Communal Luxury : The Political Imaginary of the Paris Commune, London : Verso, 2015 ; Jacques Rougerie, La Commune et les Communards, Paris, Folio, 2018.

11 Sur leffet que produit la Commune sur la pensée de Marx à partir de 1871 le lecteur consultera avec profit la brillante étude de William Clare Roberts, Marxs Inferno : The Political Theory of Capital, Princeton, Princeton UP, 2018.

12 Nom qui pourtant napparait que plutôt rarement dans lopus benjaminien – quelques manifestations çà et là dans le vaste chantier archéologique du xixe siècle que fut le Passagenwerk, puis une occurrence aussi étonnante que déterminante pour comprendre la politique littéraire quesquisse Benjamin dans son essai, « Le surréalisme, le dernier instantané de lintelligentsia européenne ». Voir aussi, supra, Jean-Michel Gouvard, « Rimbaud, Brecht, Benjamin : une histoire splendide ».

13 À propos du « matérialisme anthropologique » dans le livre de F. Thomas, voir surtout p. 30-40 (sur les points de résonance entre la poésie de Rimbaud et la pensée de Marx), 85-90 (pour lessai sur les surréalistes de Benjamin).

14 Section consacrée au « saut politique » dun surréalisme dans lequel Frédéric Thomas, suivant en cela une voie ouverte par Michael Löwy et Robert Sayre, reconnait les derniers avatars du romantisme révolutionnaire. Frédéric Thomas, Rimbaud Révolution, p. 58-73. Voir aussi Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie : le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris : Payot, 2005 ; et Michael Löwy, La Révolution est le frein durgence : essais sur Walter Benjamin, Paris, LÉclat, 2019, 83-93.

15 Autrement dit, Frédéric Thomas parvient à relever de multiples défis dans ce court essai, dont le moindre ne serait pas de nous rappeler à quel point la pensée de Marx est profondément habitée par une interrogation que lon pourrait dire, sensu lato, biopolitique : quest-ce que cest quune vraie vie ? Marx nest philosophe de la transformation révolutionnaire du monde, comme le laisse par ailleurs comprendre pratiquement lentièreté du corpus marxien à partir des articles dans la Rheinische Zeitgung sur la privatisation des communs (1842) ou le chapitre sur laliénation dans les Manuscrits économique et philosophique de 1844, que dans la mesure où il est peut-être avant tout un philosophe de lontologie morale, de ce qui fait quune vie soit bonne, quelle vaille la peine dêtre vécue ou quelle soit digne du nom de « humaine »–interrogation éthique qui, dans une tradition philosophique remontant à Platon, trouve une réponse dans lordre du politique. Voir sur ce point, inter alia, Daniel Bensaïd, Les Dépossédés : Karl Marx, les voleurs de bois et les droits des pauvres, Paris, Paris, La Fabrique, 2007. Et, malgré une assez stupéfiante méprise–à sa façon une dé-lecture dinspiration fort bretonnienne, genre Second Manifeste–concernant le sens du politique dans le corpus rimbaldien, Alain Badiou, La Vraie vie, Paris, Fayard, 2016.

16 Rimbaud fut, comme on le sait, excommunié du surréalisme (« Inutile de discuter de Rimbaud… ») pour son « retour en prison », cest-à-dire, pour un silence « coupable » qui rendit possible les « interprétations déshonorantes » de son œuvre dun Claudel. Six ans plus tard, pourtant, dans le discours de Breton devant le Congrès décrivains pour la défense de la culture, le nom de Rimbaud figurera à côté de Marx dans une juxtaposition qui cherchait à éclairer la « situation politique du surréalisme ».

17 Cest dire si Benjamin sopposait–de manière presque provocatrice–dans cet essai à une doxa alors assez largement répandue parmi les intellectuels associés avec le PCF, et qui ne considéraient quavec un profond scepticisme, voire méfiance, lengagement des surréalistes du côté dune politique révolutionnaire. Comme le souligne par ailleurs Frédéric Thomas (58-70), ce « saut politique » des surréalistes, pour peu quil se soit soldé par léchec, fut néanmoins un précédent, voire un modèle important dans le domaine de la littérature engagée au xxe siècle.

18 Voir Frédéric Thomas, Rimbaud et Marx : une rencontre surréaliste, Paris, LHarmattan, 2013.

19 Voir sur ce point Frédéric Thomas, « Je serai libre daller mystiquement, ou vulgairement, ou savamment, découverte dune lettre inédite dArthur Rimbaud », Parade sauvage 29, 2018, p. 321-345.

20 Peter Sloterdijk, In the World Interior of Capital : Towards a Philosophical Theory of Globalization, London, Polity, 2013.

21 Michaël Fœssel, Le Récidive : 1938, Paris, PUF, 2019.

22 Cf., Alain Vaillant, LArt de la littérature : romantisme et modernité, Paris, Classiques Garnier, 2016, 101-119.

23 Alain Vaillant, La Crise de la littérature, Grenoble, ELLUG, 2005, p. 11.

24 Voir notamment, à ce sujet, Stéphane Hirschi, Corinne Legoy, Serge Linarès, Alexandra Saemmer et Alain Vaillant (dir.), La Poésie délivrée, PU Nanterre, 2017 ; Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel (dir.), Littérature, no 160 et 192, La Littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre, T. 1 et 2, 2010 et 2018 ; Denis Saint-Amand (dir.), Mémoires du livre / Studies in Book Culture, vol. 8, no 1, « La Littérature sauvage / Literature Unbound », [En ligne], 2016.

25 Dans LInstitution de la littérature, Jacques Dubois forgeait lexpression « littératures sauvages » pour désigner les œuvres « qui ne participent daucun des réseaux [habituels] de production-diffusion, qui sexpriment de façon plus ou moins spontanée et se manifestent à travers des canaux de fortune ». (LInstitution de la littérature [1978], Bruxelles, Labor, « Espace Nord », 2005, p. 192.)

26 Marie-Ève Thérenty, « Poétique historique du support et énonciation éditoriale », dans Communication et langage, no 166, 2010, p. 3-19.

27 Cest le cas pour Cros, dont Anatole France refuse les propositions parce quil jalouse la relation quil a entretenue avec Nina de Villard.

28 Ce compte-rendu reprend, en la modifiant, ma contribution à lenquête de la journaliste littéraire Lauren Malka, qui mavait sollicité, comme dautres rimbaldiens, à propos de Cosme, et qui a considéré que mes propos pouvaient clore avantageusement son dossier, après les contributions de Marc Ascione, Alain Bardel, Benoît de Cornulier, David Ducoffre, Yann Frémy et Georges Kliebenstein. Voir https://laurenmalka.blog/.

29 Voir, Philippe Rocher, « Au commencement étaient les voyelles. Rimbaud et le pouvoir créateur du verbe poétique », dans Rimbaud, Verlaine et zut. À la mémoire de Jean-Jacques Lefrère, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 417-437.