Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Parade sauvage
2016, n° 27. Revue d’études rimbaldiennes - Auteur : Rocher (Philippe)
- Pages : 209 à 213
- Revue : Parade sauvage
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406069263
- ISBN : 978-2-406-06926-3
- ISSN : 2262-2268
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06926-3.p.0209
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/05/2017
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
Rimbaud, Verlaine, Cros…, Album zutique, Dixains réalistes. Présentation par Daniel Grojnowski et Denis Saint-Amand. Paris, GF Flammarion, 2016, 302 p.
Si la curiosité des spécialistes était satisfaite avec la réimpression de l’Album zutique aux Éditions du Sandre en 2008 et la sortie chez Corti en 2009 de l’anthologie de Daniel Grojnowski, La muse parodique, qui intégrait déjà, entre autres recueils, les textes de l’Album zutique et les Dixains réalistes, l’accès à ces deux « curiosités », jusque-là plutôt confidentielles bien que souvent citées, est enfin désormais possible pour le plus grand nombre dans une collection de poche à un prix abordable1.
Concernant l’Album zutique, le volume coordonné par Denis Saint-Amand et Daniel Grojnowski comble d’autant plus un manque éditorial que l’intégration relativement récente des contributions de Rimbaud à l’Album zutique dans les éditions courantes de ses œuvres, ainsi que le regain d’intérêt de la recherche pour la période zutique de Rimbaud et Verlaine2, après les travaux pionniers de Michael Pakenham3 et Steve Murphy4, en mettant justement les deux prestigieux contributeurs au premier plan, ont pu aussi faire oublier la dimension plus largement collective de l’entreprise zutique5.
210Ce n’est donc pas le moindre intérêt de cette édition que de présenter l’intégralité des contributions (écrites) d’un album qui est bien le produit d’un « cercle » dont les membres sont d’ailleurs désignés, et leurs « propos » « enregistrés », dès le sonnet liminaire, qui inscrit d’emblée la dimension « groupiste » tout en annonçant déjà, au-delà de la cohérence parodique et caricaturale qui caractérise l’ensemble, le joyeux bordel poétique, graphique et sémiotique qui va suivre sur les autres feuillets,
Un tel « foutoir » nécessitant quelques balises, le lecteur est accompagné par des notes qui intègrent un commentaire précieux pour chacune des contributions. Sont ainsi précisés le feuillet (numéro, recto ou verso…) où chacune d’elle est inscrite dans l’album, l’auteur ou les auteurs, et les divers emprunts, échos et détournements parodiques. Un éclairage est également apporté sur les curiosités, ambigüités et opacités lexicales, sur les nombreuses équivoques et double lectures, ainsi que sur des éléments de contexte pas toujours accessibles au lecteur d’aujourd’hui.
Des pistes interprétatives sont aussi proposées, avec la prudence nécessaire à la lecture de parodies aux équivoques complexes. Une prudence cependant parfois excessive risquant de limiter les pistes de lecture, comme avec le « faux Coppée » de Rimbaud, Le Balai, pour lequel l’auteur de la notice rappelle justement et pudiquement qu’il s’agit d’un instrument « destiné à l’entretien des latrines », sans mentionner toutefois que le « balai de chiotte » en question, qui ne fait aucun doute, est fortement suggéré par la diérèse du premier vers (« C’est un humble balai de chi-endent trop dur »). Il écrit aussi que « Rimbaud s’amuse à l’évoquer avec vénération, rêvant de l’utiliser après que les femmes ont quitté le “lieu d’aisance”, afin de percevoir leurs subtiles émanations (“l’esprit de nos sœurs mortes”) ». Or c’est là ne s’en tenir qu’au balai de référence (et à une première lecture explicite), qui n’est peut-être qu’un prétexte à l’évocation d’un sexe masculin et de la sodomie, où la « Lune », les « sœurs » et leur « esprit », sortis ou non de leurs latrines, ont alors une signification sexuelle (seconde lecture suggérée)6 qui peut 211orienter vers une autre direction la dimension scatologique de base du « balai » en question.
Quoi qu’il en soit de certains aspects de ces incursions interprétatives, les notices constituent bel et bien un guide appréciable pour le lecteur, d’autant plus qu’elles complètent en fin de volume une introduction remarquable de Denis Saint-Amand dont la compétence en matière de zutisme n’est pas à mettre en doute depuis son ouvrage La littérature à l’ombre. Avec une présentation de 26 pages, il expose en effet, en sociocriticien averti, tous les éléments de contexte permettant de comprendre et de connaître les acteurs, la genèse, le moment et le lieu de la « nébuleuse zutique ». Il met aussi l’accent sur l’esprit frondeur du groupe et sur ses valeurs libertaires, sans négliger enfin le fait que l’Album zutique est aussi un laboratoire poétique où abondent inventivité, création, plaisanteries et virtuosités poétiques et intertextuelles.
Un tel appareil critique est dans ce cas d’autant plus nécessaire que manque cruellement un fac-simile permettant au lecteur de mieux se rendre compte de ce qu’est effectivement, et en particulier graphiquement, l’Album zutique. S’il est bien une œuvre qui aurait nécessité un tel fac-similé (à l’instar de celui intégré dans l’édition récente de Cellulairement par Pierre Brunel dans la collection « Poésie/Gallimard »), c’est bien l’Album zutique, car en dépit des compensations éditoriales mises en œuvre, le lecteur ne peut véritablement visualiser le format à l’italienne de l’album, sa richesse graphique, sa diversité sémiotique, ou encore la place exacte sur un feuillet de chacune des contributions, sachant que ces dernières peuvent se côtoyer sur une même page, parfois à côté de dessins, et que ces voisinages et ces coprésences, bien que souvent improvisés, ne sont pas toujours aléatoires.
Le changement de format a ainsi contribué à défigurer le sonnet liminaire Propos du cercle, qui n’a plus rien, graphiquement, d’un sonnet, ce qui est ballot pour le premier poème de l’album… et il aurait sans doute été judicieux de présenter ensemble le Sonnet du Trou du Cul et le quatrain Lys, calligraphiés tous deux de la main de Rimbaud sur la même page de l’album, où ils se superposent et constituent un bloc graphique homogène. Ils se répondent de surcroit sémantiquement, si bien que le quatrain peut être vu comme le socle ou le piédestal de L’idole, magnifiée aussi et ainsi par la mise en page et le quatrain qui lui succède.
212Ces considérations de mise en page et de format et l’absence de fac-simile n’ont pas les mêmes incidences sur les Dixains réalistes, car si le recueil d’origine était lui aussi d’un format à l’italienne, et si chaque page ne contenait qu’un seul « dixain », le fait que dans le présent volume les « dixains » soient regroupés par deux ne compromet ni la lecture ni la vision d’ensemble du recueil d’origine, déjà homogène, voire uniforme, et constitué exclusivement de dizains imprimés. Et ce d’autant plus que, là aussi, l’appareil critique de Daniel Grojnowski est d’une aide appréciable. L’introduction rappelle utilement les circonstances de la publication et le statut des dizains dans la production poétique de l’époque, et se concentre en particulier sur François Coppée, et sur les raisons poético-politiques qui ont motivé les huit contributeurs du recueil. Ce dizain de Coppée méritait effectivement d’être cité, étant à l’origine des « faux Coppée » réactifs de l’Album zutique, et des « Dixains réalistes » qui suivront.
Avant les Prussiens et la guerre civile,
Lorsque j’avais flâné deux heures dans la ville,
Le soir, la porte close et les rideaux fermés,
J’accommodais ma glane en dizains bien rimés.
Rêves que j’avais faits, choses que j’avais vues.
Or, quoique de présent intérêt dépourvues,
Ces rimes les voici, lecteur, si tu veux bien.
Ne dis pas qu’il faut être avant tout citoyen,
Et que la question politique est urgente :
Car cela ne fait pas de mal qu’un oiseau chante !
Si chaque dizain, à l’instar de chaque contribution de l’Album zutique est lui aussi accompagné d’une notice nécessaire, on peut toutefois s’interroger sur l’intérêt de certaines d’entre elles, comme celle, entre autres, relative au « dixain » V, d’Antoine Cros (« Parmi les petits commerces de la ville, celui d’une marchande : elle vend des tranches de pommes de terre qu’elle rissole dans son échoppe. »), qui n’est pas vraiment informative et, trop paraphrastique et n’aidant pas vraiment à l’intelligence du texte, inviterait plutôt le lecteur à dire « Merci, mais j’avais compris ! ».
Le volume est complété d’un répertoire des auteurs des deux recueils, chacun d’eux faisant l’objet d’une notice biographique précise, et d’un dossier constitué en première partie d’une synthèse sur le dizain, qui présente succinctement les caractéristiques formelles des dizains (et 213distingue surtout le dizain réaliste, platement rimé, à plus d’un titre, dans l’histoire et l’évolution des formes7), et intègre judicieusement la totalité des Promenades et intérieurs (première série) de Coppée8 publiés dans la livraison de 1869 du Parnasse contemporain. En seconde partie dudit dossier en fin de volume, un chapitre se concentre sur les « arts poétiques » du xixe siècle à travers les divers paratextes et autres préfaces d’œuvres poétiques de l’époque, et un second aborde plus spécifiquement Charles Cros et son apport critique. L’ensemble, comme il se doit, est enfin accompagné d’une chronologie et d’une bibliographie quasi exhaustive9.
Compte-tenu des contraintes (nombre de pages, format…) auxquelles ils ont été confrontés et qui ont contribué, par exemple, à une prise en compte minimale de la richesse graphique de l’Album zutique (et contribuent donc difficilement en revanche à une vision claire et précise du caractère multiforme et intersémiotique de l’album), Denis Saint-Amand et Daniel Grojnowski ont réussi à relever un véritable défi éditorial avec ce volume qui rend compte très sérieusement de deux œuvres collectives et critiques importantes, demeurées jusque-là trop longtemps inaccessibles au grand public, et dont certains des contributeurs ont joué le rôle que l’on sait dans la révolution de l’art poétique.
Philippe Rocher
1 Rappelons que l’édition de l’Album zutique de Pascal Pia (au Cercle du livre précieux en 1961, chez Jean-Jacques Pauvert en 1962 et chez Slatkine en 1981) devenait de plus en plus introuvable. Quant à l’édition des Dixains réalistes de Michael Pakenham aux Éditions des Cendres en 2000, elle à été tirée en un trop petit nombre d’exemplaires.
2 Voir Seth Whidden, (éd.), La poésie jubilatoire. Rimbaud, Verlaine et l’Album zutique, Paris, Éditions Classiques Garnier, 2011 ; Bernard Teyssèdre, Rimbaud et le foutoir zutique, Paris, Éditions Léo Scheer, 2011, David Ducoffre, « À propos de l’Album zutique », Europe, 966, octobre 2009, p. 121-129 ; David Ducoffre, « Rimbaud Vilain Bonhomme et poète zutique (15 septembre 1871-7 juillet 1872) », Rimbaud vivant, 49, 2010, p. 31-54.
3 Outre sa contribution dans Seth Whidden (éd.), 2011, voir entre autres, Michael Pakenham, « Sur l’Album zutique », Mercure de France, no 1176, 1961, et du même « L’Album zutique », Revue d’histoire littéraire de la France, 64e année/no 1, janvier-mars 1964.
4 Steve Murphy, Le Premier Rimbaud ou l’apprentissage de la subversion, Éditions du CNRS / Presses Universitaires de Lyon, 1991 et Rimbaud et la ménagerie impériale, Éditions du CNRS / Presses Universitaires de Lyon, 1991.
5 Il m’est d’ailleurs arrivé de rencontrer sur internet, dans un forum, les propos d’un lecteur visiblement distrait qui affirmait que Rimbaud avait écrit l’Album zutique, en dépit du fait que les éditions indiquent bien, « de l’Album zutique » ou encore « contributions à l’Album zutique », en titres des sections relatives aux contributions de Rimbaud à l’album (sauf, il est vrai, celles de Louis Forestier, aussi bien chez Gallimard que chez Laffont…). Sur le cercle zutique au grand complet, voir Denis Saint-Amand, La Littérature à l’ombre. Sociologie du zutisme, Paris, Classiques Garnier, 2012.
6 Steve Murphy, Le Premier Rimbaud ou l’apprentissage de la subversion, op. cit., et Jean-Pierre Chambon, « Six contributions à l’exégèse zutique et para-zutique », Parade Sauvage no 2, 1985, p. 55-65.
7 Les découpages proposés pour rendre compte de la composition strophique des dizains de la forme ABABBCCDCD (tels ceux de Délie de Maurice Scève) sont toutefois assez farfelus et oublient surtout que ce type de dizain résulte de l’appariement symétrique de deux quintils (ABABB/CCDCD). C’est ce qui fait précisément dire à Banville dans sont traité que « si une strophe est combinée de telle façon qu’en la coupant en eux on obtient deux strophes dont chacune sera une strophe complète, elle n’existe pas entant que strophe » (note 3, p. 255, dans le dossier).
8 Sur ce plan, je renvoie à l’article de Jean-Louis Aroui, « Répertoire du dizain réaliste », dans Steve Murphy (éd.), Le Chemin des correspondances et le champ poétique. À la mémoire de Michael Pakenham, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 51-65. Il y expose l’état actuel du corpus recueilli par ses soins afin de publier l’ensemble des dizains réalistes existants.
9 En dépit de la place importante accordée aux travaux de Michael Pakenham, il manque toutefois la référence à son article publié dans le volume collectif coordonné par Seth Whidden en 2010 : Michael Pakenham, « Une revue d’avant-garde au lendemain de 1870. La Renaissance littéraire et artistique, dirigée par Émile Blémont. Chapitre iv : “Bonshommes et Zutistes” », dans WHIDDEN, Seth, (éd.), 2011 : La poésie jubilatoire. Rimbaud, Verlaine et l’Album zutique, Paris, Éditions Classiques Garnier, p. 13-32 (thèse pour le Doctorat d’Université présentée devant l’Université de Paris-Sorbonne Paris-IV, octobre 1995, directeur de recherches Louis Forestier).