Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Parade Sauvage
2015, n° 26. Revue d’études rimbaldiennes - Auteurs : Bataillé (Christophe), Déderen (Guillaume)
- Pages : 235 à 243
- Revue : Parade sauvage
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406057932
- ISBN : 978-2-406-05793-2
- ISSN : 2262-2268
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05793-2.p.0235
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/04/2016
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
« Je m’évade ! Je m’explique ». Résistances d’Une saison en enfer, sous la direction de Yann Frémy, éditions Classiques Garnier, coll. « Études rimbaldiennes », no 6, 2011, 206 p.
Il est bien entendu, et c’est heureux, que nous n’en aurons jamais fini avec Une saison en enfer, tant la richesse de cette « prose de diamant », comme disait Verlaine, semble inépuisable. C’est ce que montre une nouvelle fois ce collectif dirigé par Yann Frémy lequel, après s’être expliqué sur le choix de la citation « dialectique » extraite de la Saison pour titre de l’ouvrage, ouvre lui-même le volume avec « Le “dossier de genèse” d’Une saison en enfer : pour un élargissement du corpus ». Il s’y interroge sur la possibilité d’inclure dans le dossier génétique de la Saison un certain nombre de manuscrits à commencer par l’une des versions autographes du poème « O saisons, ô châteaux […] ». Après l’étude de ce manuscrit et de la légende conservée d’un dessin perdu de Verlaine, Y. Frémy conclut non seulement que l’autographe d’« O saisons, ô châteaux […] » en question serait un brouillon d’Alchimie du verbe, mais encore qu’il s’agit probablement de la première version du poème laquelle daterait de 1872. Si les lettres de Rimbaud des 4-5 juillet et 7 juillet 1873, quant à elles, ont pu être versées au dossier de genèse pour des raisons biographiques, Y. Frémy suggère et tente de montrer qu’elles pourraient l’être aussi pour des raisons littéraires.
Dans « Le ressentiment, cœur du “Prologue” d’Une saison en enfer », Bruno Claisse considère que le locuteur de la Saison expose dans la prose liminaire son ressentiment contre la création et le Créateur suite à la négation de toute transcendance dont il prend conscience par l’inanité de la Beauté et de la justice. Il décide alors d’une fuite infernale, « le héros se mue en maudit prêt à tout pour humilier à son tour la création divine », une guerre menée contre Dieu, une vengeance, jusqu’à tomber dans l’idiotie. Le héros assistant alors à un retour en grâce de la charité dans son combat intérieur, celle-ci ne lui apparaît plus désormais que comme une croyance à l’image d’un rêve ; même chose pour la figure de Satan ressurgissant à son tour, le locuteur de la Saison s’affranchissant du même coup de son ressentiment. Bien conscient de cette double illusion
paradisiaque et infernale mise en place par le christianisme, de cette double croyance tel un rêve, il s’en libère finalement pour entrer dans le réel.
Dans « Passage des voix. Éléments de diction pour le “Prologue” et Mauvais sang », Jean-Luc Steinmetz se propose de montrer l’importance de « l’aspect vocal » pour comprendre plusieurs passages des deux premières proses de la Saison, suggérant que c’est la diction qui en livre le sens mais que les silences aussi peuvent avoir leur importance. Lieu du débat intime, Mauvais sang passe en revue un certain nombre de figures (le Christ, le forçat, Jeanne d’Arc, le « nègre ») avec lesquelles le locuteur se compare. J.-L. Steinmetz montre plus largement encore la multiplicité des voix intimes qui traverse la parole mais aussi le changement de perspective de ces voix selon les péripéties afférentes à la genèse de l’œuvre (Livre païen, Livre nègre) ou aux événements biographiques (drame de Bruxelles). Anne-Cécile Dumont dans « L’héroïsme en question dans Mauvais sang », aborde la notion d’héroïsme épique dans Mauvais sang où se confrontent Histoire collective et généalogie personnelle du locuteur. Celui-ci se présente comme un Gaulois selon l’image qu’en donnaient les manuels scolaires de l’époque et dont il profite non seulement pour souligner ironiquement son essence païenne et non chrétienne, mais encore pour dénoncer les théories liées au déterminisme biologique et social du xixe siècle qui le condamnent comme étant de « race inférieure ». Si le propre du guerrier épique est de laisser un nom dans l’histoire, l’anonymat du locuteur témoigne de son échec, véritable « anti-héros ». Toutefois, l’héroïsme épique se définissant par la notion de force, la figure du « forçat » doit bien, elle, être élevée au rang de héros, quand le narrateur lui-même de Mauvais sang manifeste un « désir d’héroïsme » qui est le moteur même de l’épopée. Mais pour être consacré comme héros encore doit-il satisfaire à un rite de passage, celui d’une mort sociale de l’homme par l’ensauvagement afin de renaître en héros, statut finalement refusé au locuteur à cause de l’échec de sa conversion morale.
Dans « Défigurations d’Une saison en enfer : la fiction nègre ou l’inventio rimbaldienne d’une altérité », Samia Kassab-Charfi voit dans la Saison un « autoportrait en négatif », une mise à distance de soi pour mieux se quitter avec le risque toutefois que le portrait soit infidèle. Dans ce projet de « reconception de soi » l’identité sera perçue comme réfractaire, la négrité étant réactionnelle et consistant en ce qu’Edouard Glissant conceptualisa sous le nom de digénèse, laquelle repose non sur une Genèse mais sur
l’Histoire. Dans « Sur les rapports entre les Lettres de Voyant et Alchimie du verbe », Hiroo Yuasa pense que Rimbaud considère le je comme n’étant pas libre de sentir mais encore de s’exprimer mais plutôt de le faire selon une idée préconçue (« Car Je est un autre ») d’où le nécessaire « dérèglement de tous les sens » pour s’en libérer. Procédant à une comparaison avec des passages de romans proustiens, il conclut que Rimbaud voit des objets réellement métamorphosés. Ainsi, le voyant est celui qui dans « une expérience extatique » est capable de percevoir les objets du monde tels qu’ils sont vraiment, « une nouvelle façon de voir » dénuée de cette « compréhension préalable et implicite », qui se fait au prix d’« une crise du principe d’identité » et qui conduit à une nouvelle « façon de parler et d’écrire ». De fait, Rimbaud met en œuvre dans Alchimie du verbe la poétique de la voyance. Dans « De Baudelaire à Rimbaud : l’impasse de l’“esprit” dans Le Cygne et L’Impossible », Mario Richter part d’une lecture du Cygne de Baudelaire, poème dans lequel le poète ne perçoit pas le Louvre tel qu’il est sous Napoléon III mais, par l’esprit, comme la forêt qui recouvrait le lieu originellement, Nature qui ne manifestait pas la séparation et la dualité corps/esprit propre à la culture occidentale, mais témoignait d’une unité originelle, idée déjà exprimée dans le sonnet Correspondances au début des Fleurs du Mal. M. Richter voit dans L’Impossible l’impossibilité justement de Rimbaud de se dégager, comme Baudelaire, de « l’esprit » tel que le conçoit la civilisation occidentale pour atteindre la vérité. Toutefois, Une saison en enfer dans l’ultime phrase d’Adieu n’en formule pas moins la possibilité d’un espoir.
Dans « L’enfer chez Arthur Rimbaud : appropriation d’un mythe et émergence d’un complexe », l’enfer apparaît comme un complexe « d’images et de motifs » présent dans l’œuvre de Rimbaud bien avant la Saison, le but de Giovanni Berjola étant de le retracer jusque-là tout en montrant comment l’écrivain se l’approprie. Celui-ci convoque et renouvelle l’espace-temps mythique de l’enfer qui est enfermement-éternité de la damnation, damnation aussi bien individuelle que collective d’ailleurs. G. Berjola montre que le terme enfer oscille dans l’œuvre de Rimbaud – Saison comprise – entre sens propre et sens figuré et que la Saison est le moment et l’occasion d’une catharsis d’un enfer à la fois existentiel, christique et théologique (celui de la faute). Si une correspondance s’établit entre enfer existentiel et enfer théologique c’est par le biais de l’expérience onirique. Dans « La “charité” dans Une saison en enfer », Yoshikazu Nakaji considère que presque l’entier de la Saison peut se lire comme une « histoire de la charité », charité qui n’en
semble pas moins inaccessible pour le locuteur. Si l’attitude de ce dernier face à cette vertu – charité comme amour de Dieu et comme amour du prochain – change tout au long de la Saison, il souhaite à la fin du livre s’en débarrasser, la charité, qu’elle soit reçue ou donnée, étant alors considérée comme une « faiblesse » qui précisément constitue son enfer. Y. Nakaji achève son étude en émettant l’hypothèse que Rimbaud passe de la charité dans la Saison à l’orgueil dans Génie des Illuminations.
Dans « Trouver son sens au livre Une saison en enfer », David Ducoffre pense tout d’abord qu’Alchimie du verbe, étant donné les poèmes en vers qu’elle contient, renverrait le début de l’écriture de la Saison après « le bannissement » de Rimbaud par les poètes parisiens suite à l’incident Carjat. Par des arguments d’ordre épitextuel, textuel et métrique, le critique estime en outre qu’Alchimie du verbe rendrait compte d’une guerre menée par le poète contre les conventions métriques au moyen de poèmes écrits essentiellement en mai-août 1872 et réécrits en 1873 pour la Saison en en accentuant volontairement les écarts ; D. Ducoffre pense également que la fin d’Alchimie du verbe viendrait congédier la beauté dans un adieu fait au vers. Concernant la notion de charité, à l’encontre de certains critiques ayant opté pour une interprétation non-chrétienne, D. Ducoffre la considère, lui, comme renvoyant bien à la vertu théologale, vertu théologale que Rimbaud rejette. Enfin, par des recoupements d’éléments biographiques, il estime que la Saison a été écrite avant le 10 juillet 1873. Dominique Combe referme le volume avec une étude de réception, « D’Une saison en enfer à Cahier d’un retour au pays natal », dans laquelle il montre qu’Aimé Césaire a pris conscience du côté prométhéen de la poésie rimbaldienne, de son aspect politique et qu’il est comme lui un poète de l’énergétisme et notamment du « feu central ». Comme pour tous les poètes de la négritude, la figure du « nègre » dans Mauvais sang retint l’attention de Césaire, lequel ne cessa de dire par ailleurs combien Rimbaud l’avait influencé, ce qui de fait, bien plus qu’une présence « intertextuelle », s’avère une véritable « rencontre ». Le Cahier d’un retour au pays natal se veut un « anti-poème » qui s’attaque à la tradition française parnassienne sous la forme d’un « long poème » dans lequel alternent prose et vers libres.
Christophe Bataillé
Yann Frémy, Mémoires inquiètes : de Rimbaud à Ernaux, Paris, L’Harmattan, 2014.
Comment, chez les écrivains de la modernité, « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais », comme l’écrit Annie Ernaux dans Les Années, où perce incessamment le besoin paradoxal de tenir le passé à distance et d’en conserver la trace ? Yann Frémy, dans son dernier ouvrage, Mémoires inquiètes : de Rimbaud à Ernaux, se penche, au fil d’études consacrées, outre ces deux écrivains, à Verlaine, Marie Krysinska, Raymond Queneau et au peintre Richard-Viktor Sainsily, sur notre rapport à la mémoire et aux stratégies de recomposition du passé par lesquelles on tente toujours, peu ou prou, par confrontation ou par évitement, d’énoncer son passé, donc de lui donner forme, sans forcément en passer par l’autobiographie pure et dure, sur laquelle pèse depuis Valéry le soupçon d’excuse et d’orgueil.
Rimbaud se taille la part du lion dans ce recueil : pas moins de sept articles lui sont consacrés (on ne s’en étonnera pas de la part de Yann Frémy, dont on se rappelle l’importante thèse intitulée « Te voilà, c’est la force », publiée en 2009, qui a renouvelé la lecture d’Une saison en enfer), lesquels abordent les détours et anfractuosités d’un esprit en proie non seulement à la rébellion et à la violence, mais également (on n’y insistera jamais assez) à l’inquiétude métaphysique et à la solitude, qui exigent, chez « le chat des Monts Rocheux », de « trouver des réponses définitives » et de « s’intimer des mots d’ordre » (p. 8), spécialement la formule « Il faut être absolument moderne », sur laquelle revient Yann Frémy dans le chapitre 6, où il voit justement l’abandon d’une poétique et d’une existence vouées jusqu’alors à la confusion et à l’hubris (l’effort de mémoire étant d’ailleurs faussé dès le prologue de la Saison par un « jadis » hors de toute référence qui n’est pas sans rappeler les incipits de Don Quichotte ou Moby Dick). Il y a bien de l’angoisse, chez Rimbaud, qui se révèle par son absence d’objet : voilà un garçon d’une sensibilité exacerbée, subissant au cours de son enfance et de son adolescence une cascade de chocs affectifs, qui malgré tout s’est laissé prendre au fantasme « d’une communauté fraternelle, d’un peuple-mer lancé à la conquête de l’avenir » (p. 23), et qui vient se briser avec fracas sur les incompréhensions et les égoïsmes occidentaux, avant de sombrer dans l’Orient colonial voué aux marchands et aux aventuriers frappés de
folie, dont le Aguirre de Werner Herzog reste le modèle hallucinant. La lecture que fait Yann Frémy d’une version du (trop ?) célèbre poème « Ô saisons, ô châteaux… » insiste sur cet état rimbaldien de solitude, aboutissant à une prise de conscience par l’homme de la nécessité de « penser sa condition tragique » (p. 67), après la grande bourrasque romantique qui tenta d’arracher les âmes à leurs corps endormis par une Raison tyrannique, et qui aboutit chez Mallarmé, rappelait Paul Bénichou, à l’hermétisme comme garant de la « communion effective » (p. 66). Solitude aggravée par l’irrépressible désir de fuir « la réalité rugueuse », fût-ce au prix de « sophismes » et de formules magiques et de « poisons » (trahisons, drogue, sexe, ivresse, hallucinations, violences…) auxquels on donne sa foi, comme autrefois les Assassins, et qui ne fait que redoubler le sentiment tragique du rapport à un monde non choisi, où l’on est lourdement « rendu au sol » pour avoir cherché « le bonheur comme absolu » et l’avoir raté « sur le plan relatif et accessible » (p. 109). Yann Frémy a mille fois raison de souligner que lorsque Rimbaud évoque l’absolu, il se retrouve « rattrapé par l’idée divine » et « l’horizon indépassable du christianisme » (p. 121), et cantonné à la seule espérance de « posséder la vérité dans une âme et un corps », seule vertu théologale encore accessible (mais y croit-il vraiment, ce gamin génial qui termine sa carrière littéraire sur une chansonnette remplie de pets de troufions ?), la foi et la charité ayant sombré (corps et âme) dans l’impitoyable anamnèse de la Saison. Et pourtant, jusqu’à la fin, l’éthique de Rimbaud, « happé littéralement par le Dehors », aura consisté en autrui comme seul « monde possible » (p. 165) : paradoxe tragique d’un adolescent prêt à noyer Paris et Charleville sous des flots de pétrole et de colère, mais condamné à naître sous un Empire de commerçants et à mourir (littérairement) sous une République bourgeoise, après avoir assisté aux derniers feux du messianisme romantique.
On voit combien ce rapport brutal à la mémoire (trafiquée, de surcroît) est étranger à Verlaine, le « pauvre frère » des Illuminations, dont Yann Frémy analyse l’expression du souvenir et la polyphonie dans les Ariettes oubliées, où murmurent les « voix d’Autrui » et où se nouent, comme le chantait Barbara, de « lentes crises ». On est là face à une « poétique de l’infime » (p. 172), fondée sur « l’oscillation perpétuelle du sujet entre l’âme et le cœur, le passé et le futur », pour reprendre l’expression d’Arnaud Bernadet (p. 177), si mal vécue par Rimbaud, tourné comme
un bloc vers l’avenir. Si la poésie de Verlaine se caractérise par le mode mineur, par le refus de l’épique et de la rhétorique, qu’elle neutralise par une ironie doucereuse, c’est qu’elle cherche à retrouver, par delà la brume de la confusion liée aux années et à l’effacement des « voix chères qui se sont tues », les formes et les figures des souvenirs toujours menacés de s’évanouir soudainement (le paysage, dans la neuvième ariette, ne meurt-il pas « comme de la fumée » ?), et surtout l’émotion associée ; d’où l’épigraphe de la troisième ariette, « Il pleut doucement sur la ville », attribuée à Rimbaud, où la mélancolie s’infiltre dans les pores du poème de la même manière vague et assourdie que les « doux hiboux » dans l’air de Crimen amoris (p. 192). Pourtant, là encore, il s’agit bien, comme le souligne Yann Frémy, de mettre en place une stratégie de « sortie de crise » : comment s’extraire d’une mémoire cadenassée par la peine, le regret, la nostalgie, la « langueur » qui, comme une lame à la cruelle patience, pénètre le cœur ? On sent alors chez Verlaine pointer la « parole utopique » (p. 195), la recherche de l’innocence originelle, peut-être jamais vécue (comme dans la Saison), mais seul viatique face à l’oppressante épaisseur du monde ; c’est l’aspiration du « pauvre Lélian » que railla Rimbaud sous le nom de « Paradis de tristesse », cet état d’être où la parole poétique se névrose en permanence, et parvient cependant à transmettre une émotion vraie, dépouillée des afféteries romantiques comme du sarcasme rimbaldien.
C’est bien dans le même esprit que s’inscrit Marie Krysinska, qui revendiqua l’invention du vers libre, et dont une apparente désinvolture, prévient Yann Frémy, ne saurait masquer une authentique inquiétude, qu’il analyse à travers le recueil Rythmes pittoresques. Quelle inquiétude ? Celle de la facticité, du rêve non plus refuge, mais lieu de mélancolie où se déploie l’artifice, « le monde et le langage en charge de l’exprimer se révélant ainsi trompeurs et mensongers » (p. 203) : pessimisme lucide (ou lucidité pessimiste), le monde étant toujours « trop » (et même « en trop »). Pour la poétesse, il n’y a rien à attendre du langage, seul « un Dehors » ou un « ailleurs » peut s’avérer d’un quelconque secours, qu’il soit Christ ou symphonie (p. 204). La mélancolie règne dans cette vie et bien au-delà d’elle : le poète n’est plus l’albatros cloué au bastingage par ses propres ailes, mais le hibou « crucifié », « triste et solitaire ». La mémoire est cruelle, parce qu’il est impossible d’oublier l’Idéal ; et la poésie est cruelle, parce qu’elle représente la seule voie d’accès à
cet Idéal, « bourreau et consolateur » (p. 207). Même « le clair visage d’Aphrodite », à la forme « pure comme une pure idée », révèle un regard noyé « d’intarissables pleurs » (p. 213) : même le mythe n’échappe pas à la souffrance et à la finitude, et le souvenir ne saurait permettre de retrouver une quelconque paix intérieure. L’implacable réalité du monde se rappelle de toute façon à l’être humain, fût-ce sur le mode de « l’angoisse maniériste » qu’analyse Yann Frémy dans le chapitre consacré à Zazie dans le métro : « J’ai vieilli », constate la gamine à la fin du roman, et ce quasi-aveu sonne comme une désillusion, un « reflet de la déliquescence du monde moderne » (p. 226). Ce néo-maniérisme parodique aboutit lui aussi à révéler le silence du monde face à l’humain qui voudrait l’interroger : le Paris de Zazie s’abîme dans l’agitation stérile, et l’on se rend vite compte que nul accord ou réconciliation n’est possible avec ce monde « pris dans la folie pascalienne du divertissement » (p. 233), qui rappelle singulièrement les monologues sarcastiques des Carnets du sous-sol de Dostoïevski. Cette tension, cette énergie que Queneau obtient par l’affolement généralisé du langage et des êtres, Richard-Viktor Sainsily, au sein de l’espace caraïbe, la traduit dans ses tableaux par le déploiement d’un espace intensif deleuzien, révélant le jeu des forces tirées du chaos. Yann Frémy analyse la série des Anthropométries, dans lesquelles l’artiste en appelle à la mémoire amérindienne des « zemis », ces puissances divines de la Caraïbe qui viennent hanter les corps humains privés de tête (donc littéralement « dé-figurés »), oublieux de leur passé, et révéler les énergies du Dehors, celle d’avant la socialisation, celle qui provoque intoxications, hystéries, convulsions. L’angoisse naît ici de ce passé qui persiste, de cette tension entre deux univers irréconciliables, incompossibles, où dans un « entre-deux » unheimlich, l’on ne peut espérer voir : juste entrevoir ; de là, la nécessité de la méditation, du questionnement ontologique, au sens où ils ne peuvent pas ne pas être et imposent leur violence sacrée à l’homme. Métaphysique de l’intrusion, qui sert de « préface » aux préoccupations de Sainsily concernant notre rapport à l’image, à l’original, et à l’enjeu de l’art face à « l’effet inévitable de dislocation et de dilution provoquée par la mondialisation » (p. 252). Une telle brutalité de l’intrusion n’est pas sans rappeler l’incipit de l’ouvrage autobiographique d’Annie Ernaux, Les Années, « sorte de poème d’une rare violence mélancolique », centré sur la figure du père mort exposé dans une chambre de la maison familiale (p. 256), et qui ouvre une ample méditation sur l’inévitable
effacement qui cerne les morts comme les vivants, et qui pour nom l’oubli. Alors, pourquoi écrire ? Pourquoi l’art persiste-t-il à passer par où s’annonce l’effacement, la disparition aussi imperceptible pour une « lointaine génération » que celle de la lettre e pour le lecteur non averti de La Disparition de Perec ? Parce que, comme le souligne Yann Frémy, si nous ne pouvons êtres certains, par la mémoire, que de l’incertitude du monde (cette « branloire pérenne » qu’évoquait Montaigne), l’art prend en charge la représentation de cette incertitude, au nom d’un « devoir moral ». Le poète et l’artiste doivent énoncer cette fonction de l’art ; car par delà l’incertaine et cruelle mémoire, et comme un bloc arraché à l’effondrement du passé, « l’œuvre demeure ».
Guillaume Déderen