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Classiques Garnier

Présentation

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Présentation

Après une première pantomime décevante, puis celle « de circonstance », consacrée au personnage du « brave Augustin » pour linauguration du théâtre Zum lieben Augustin, Hermann Bahr aborde le thème de la séduction et des pulsions sexuelles dans La Jolie Fille. Le texte paraît dabord dans un recueil que des auteurs viennois publient en 1902, à loccasion dune fête de lécole des arts décoratifs, et laccompagnement musical en est confié au compositeur viennois Hugo Felix (1866-1934)1.

Bahr séloigne ici à la fois des masques italiens et de la culture populaire viennoise en situant laction dans lhôtel dune grande ville moderne, où tous les désirs masculins se concentrent sur la jolie femme de chambre. Le resserrement spatial et temporel – tout se joue par un soir dété, entre 23 h et minuit – rend cette miniature particulièrement efficace. Le dispositif décrit place le public en position de voyeur, à linstar des regards « concupiscents » focalisés sur la jolie fille, en même temps que la distance dobservation justifie le caractère muet de laction : les spectateurs plongent leurs regards dans la cour de lhôtel, où ils peuvent surprendre la proie abandonnée au sommeil, ainsi que dans les chambres, qui silluminent les unes après les autres, dévoilant les instincts à travers des scènes de séduction dont la répétition souligne le caractère obsessionnel et universel. Objet de toutes les convoitises chez des hommes de toutes les conditions sociales et de toutes les nationalités, depuis le jeune apprenti jusquau directeur de lhôtel, en passant par le commis ou le client anglais, tous mis sur un pied dégalité, la jolie fille se retrouve à son corps défendant au centre dune ronde qui fait songer à celle de Schnitzler : dans Reigen (La Ronde), des représentants 242des diverses classes sociales de la Vienne fin de siècle – cinq hommes et cinq femmes – se croisent en une ronde amoureuse qui doit, selon lauteur, jeter « un jour singulier sur certains aspects de notre civilisation2 ». Bahr avait connaissance de cette pièce achevée en février 1897 et publiée en 1900 dans une édition privée, destinée au cercle damis, avant la parution au Wiener Verlag en 1903. De fait, la structure de sa comédie Ringelspiel (Manège), quil met lui-même en scène en 1907 au Deutsches Theater, avec succès, est inspirée de La Ronde. Bahr y relie linconstance à limpermanence du moi et place ces considérations du philosophe Ernst Mach dans la bouche de lun des personnages :

Le moi est irrécupérable ! Ce que jétais hier, je ne le suis plus aujourdhui et que serai-je devenu demain ? Plus jamais, peut-être de toute ma vie plus jamais, je ne rencontrerai celui que je suis maintenant. Et, chaque jour, je devrai me dire adieu car demain cest un autre qui prend ma place3.

La thématique du désir sexuel et celui de la fidélité parcourent lœuvre de Bahr, dès sa première pièce : la protagoniste de La Mère, une chanteuse dopéra du nom de Frénégonde, pense avoir tué son mari par ses folles étreintes et met tout en œuvre, à titre prophylactique, pour éloigner son fils des assauts de son amoureuse, qui fut dabord la propre amante de la mère. Ce drame impressionna fortement le jeune Hofmannsthal, qui y consacra un article, sous le pseudonyme de Loris, dans la Moderne Rundschau du 15 avril 18914. Les pulsions sexuelles sont également au centre de la seule pièce de Bahr qui soit restée au répertoire des scènes allemandes, Das Konzert (Le Concert, 1909) : un pianiste y prétexte un concert pour cacher à son épouse ses infidélités répétées.

La Jolie Fille aborde ce thème sur un rythme enlevé. Comme dans La Pantomime du brave homme, les échanges verbaux sont suggérés par le biais du style indirect libre, qui doit être transposé en langage muet. Bahr évoque une multitude de détails humoristiques, comme la boîte à herboriser du touriste, les bruits de bouche du portier ou encore les oreilles décollées de lapprenti brûlant de désir. Cet intérêt pour le détail 243significatif sinscrit dans le style que revendique lauteur. Dans son article sur « La Jeune Autriche », paru en septembre 1893 et consacré aux représentants de la jeune littérature autrichienne, il caractérise ses propres œuvres en ces termes : « Je ne fais pas dans la grandeur. Je ne monte pas à lassaut du ciel. Je cherche délibérément plutôt de petites choses dici-bas : sentiments silencieux, petits, à peine perceptibles, états instables des nerfs, qui échappent, notes fines, furtives, promptes, qui sévanouissent5. » Et plus loin : « Cest toute la surface de cette large époque que je voudrais saisir, le tumulte à son comble, fait de toutes ces vagues parcourant les nerfs et les sens6. »

Le contraste entre les tâches de la femme de chambre, harassée par son travail, en butte aux tentatives de séduction, et les distractions des clients – lecture des journaux ou plaisir de confectionner un bouquet – confère à cette « heure dans la vie dune femme » une dimension indéniable de critique sociale qui réduit à un seul dénominateur commun, la pulsion nue, les différentes postures et méthodes de séduction. Bahr poursuit cette veine critique du portrait moraliste dans la pantomime Der Minister (Le Ministre), publiée dans le même volume que la précédente, où lauteur propose avec humour une satire des hommes politiques et notables, de leur incurie et petits arrangements.

Si Hermann Bahr na pas laissé une œuvre littéraire impérissable, La Jolie fille est une miniature, à la fois ancrée dans son époque et intemporelle, qui réussit à dire beaucoup en quelques traits.

1 Hermann Bahr, Das schöne Mädchen. Pantomime, dans Schwarz auf weiß. Wiener Autoren den Wiener Kunstgewerbeschülern zu ihrem Feste am 6. Februar 1902, Wien, auto-édition, 1902, p. 23-32. Bahr projetait de publier plusieurs pantomimes, dont Hugo Felix aurait également signé la musique, sous le titre Existenzen. Ce recueil ne vit pas le jour et seules Das schöne Mädchen et Der Minister (Le Ministre) parurent.

2 Lettre à Olga Waissnix du 26 février 1897, citée dans Arthur Schnitzler, Romans et Nouvelles I, édition préfacée, établie et annotée par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, Paris, Le Livre de Poche (La Pochothèque), 1994, p. 44.

3 Cité dans Hermann Bahr. Ce monsieur de Linz qui inventa Vienne, op. cit., p. 261.

4 Cet article figure en traduction dans le recueil consacré à Bahr : ibid., p. 141-149.

5 Hermann Bahr. Ce monsieur de Linz qui inventa Vienne, op. cit., p. 183.

6 Ibid., p. 186.