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Classiques Garnier

Présentation

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Présentation

Le baron Karl Michael von Levetzow (1871-1945), dit Carl von Levetzow, est un écrivain morave, issu par son père dune vieille lignée du Mecklembourg, et par sa mère de la noblesse de Bohème. Juriste de formation, il choisit la vie dartiste et quitte Trieste pour Berlin, où il collabore au célèbre cabaret « Überbrettl » dErnst von Wolzogen, plaisamment surnommé « Der Überbaron ». Il réside également à Vienne, devient lun des représentants de la modernité viennoise, mais sa vie nomade, entre lAutriche, la France – il réside notamment à Marseille, entre 1919 et 1930 –, lItalie, lEspagne, le Portugal, lÉgypte et lInde, puis la destruction de certains écrits lors dun bombardement pendant la Seconde Guerre mondiale expliquent en partie que son œuvre soit tombée dans loubli ou perdue. Ses sympathies pour le national-socialisme, qui lui valent un procès et un emprisonnement en mai 1945, sont un autre élément dexplication. Il est lauteur daphorismes et de poèmes, de pantomimes, de pièces de théâtre et de livrets dopéra, en collaboration avec les compositeurs Eugen dAlbert, Hans Gál ou Ottmar Gerster, parmi lesquels : Scirocco (1919), Die schwarze Orchidee [Lorchidée noire, 1928] ou Mister Wu [1932]1.

Écrite à Marseille en 1901, la pantomime des Deux Pierrots est donnée au Carltheater de Vienne par la troupe du cabaret berlinois Überbrettl, à loccasion dune tournée, le 19 septembre de la même année. La représentation est précédée dun discours introductif prononcé par lauteur. Hermann Bahr la commente le lendemain2, se déclare particulièrement touché par la scène entre les deux Pierrots, le père et le fils, et résume le discours de Levetzow en rappelant que lart de la pantomime, est un « art 218sérieux », ancré dans la tradition germanique, et quil ne sagit donc pas simplement dimiter les Français, mais de retrouver lélan dionysiaque.

Au demeurant, le titre fait songer à deux pantomimes françaises intitulées Les Deux Pierrots, mais sans rapport avec celle de Levetzow et chacune singulière dans son contenu : lune, dAuguste Jouhaud, jouée sur la scène des Funambules en octobre 1849, met en scène un double de Pierrot, source de quiproquos. Lautre, de Champfleury, jouée pour la première fois en mars 1851, évoque les facéties, soufflets et coups de pied des domestiques de Cassandre et de Polichinelle, qui se nomment tous deux Pierrot3.

Le modèle français dont sinspire Levetzow, comme pour beaucoup de ses contemporains, nest pas le Pierrot de la comédie italienne, mais le Pierrot moderne, sombre et mélancolique, ici sous les traits du musicien et de ses doubles : son fils, à la sensibilité exacerbée, nimbé du clair de lune comme dune sainte auréole, et le médaillon en majolique représentant un Pierrot lunatique, qui surmonte la cheminée dans le cabinet de travail. On est frappé par le syncrétisme de cette pantomime, alliant la joyeuse sensualité de lItalie4 et la nature sombre, désespérée, du Pierrot moderne : Levetzow retient des masques italiens le cadre luxuriant dun port méditerranéen, tout en le faisant contraster avec un contenu sérieux, voire tragique.

Lissue heureuse inverse la polarité entre le père et le fils : au commencement, le père se croit heureux au jeu et en amour, tandis que son double véritable, son propre fils, est méconnu et rejeté ; mais au moment où Pierrot père plonge dans le désespoir, cest précisément le fils souffre-douleur qui le sauve et, dans un geste de rédemption, le tire vers lespérance. À Vienne et à Berlin, le public a pu apprécier cette inversion de la structure du « fils prodigue », parabole déjà utilisée dans maint scénario pour son fort potentiel émotionnel. Cette parabole est reprise dans ladaptation par Frappart de la pantomime de Michel Carré fils, LEnfant prodigue, pour la scène viennoise du Theater an der Wien, ainsi que dans ladaptation Geschichte eines Pierrot5. Le public peut 219ainsi reconnaître chez Levetzow des motifs de LEnfant prodigue comme laisance matérielle du père, la fuite facilitée par le vol dargent, le jeu de carte ou la femme infidèle (Phrinette, chez Carré fils), motifs qui sont ici détournés pour construire une action originale.

On ne peut donc totalement suivre les railleries de Karl Kraus, lorsquil affirme :

Ce qui est est censé être original dans tout cela, et ce que Dionysos, en particulier, doit avoir affaire avec un dramolet pierrotique dont la portée est loin de pouvoir se mesurer aux mimodrames bien connus chez nous que sont Le Fils prodigue et La Statue du Commandeur, cela reste une énigme6.

Les deux écrits théoriques de Levetzow sur la pantomime nous renseignent sur ses intentions. Sa conception du jeu muet de la pantomime, telle quelle sexprime dans son texte en trois parties « Sur la renaissance de la pantomime » (1905)7, est proche de celle dHofmannsthal, dont lessai Sur la pantomime est postérieur, puisquil date de lété 1911. Lun comme lautre fustigent le mot mensonger et, à linverse, glorifient lindividualité du geste comme étant lexpression démotions pures. Tous deux sont influencés par lessai de Nietzche, Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873), et linfluence de la critique du langage chez Mauthner est également prégnante8. Selon Levetzow, « le geste fondamental (Gestus) est un bon gars simple et honnête, tandis que le mot est souvent une prostituée fardée et menteuse9 ».

De même, sa conception de la pantomime comme un art « dionysiaque », une fête des sens renouant avec le mime antique, a des accents nietzschéens : « Ce nest autre que le vieux, léternellement jeune Dionysos qui ressuscite sous une forme nouvelle, celui quon croyait mort, loublié, 220le protéiforme, qui réapparaît sous lune de ses apparences, en costume contemporain []10. »

À linstar dHofmannsthal, Levetzow désire aborder cet art avec sérieux et renouer avec la grande pantomime antique pour que ressuscite, loin des arlequinades et clowneries, une pantomime « artistique » (künstlerische Pantomime), aussi noble que la tragédie et quil appelle de ses vœux dans un essai de 1910 intitulé « Pantomime ». Il y constate que le public des pays méridionaux – France, Italie, Espagne –, habitué à se faire comprendre avec force gestes et traditionnellement familier de la pantomime, serait capable de suivre de longs récits sans parole, mais que cela aurait conduit à une trivialisation du goût et à la production de pantomimes de piètre qualité11. Il sagit donc de séloigner dexemples triviaux, de retourner aux sources et de « partir du principe même de la pantomime pour reconstruire les critères permettant dévaluer les écrits et les représentations » de cet art qualifié de « genre le plus dramatique entre tous12 ».

Cette exigence peut paraître tardive, mais elle est contemporaine des efforts dHofmannsthal pour allier danse et pantomime, de sa collaboration avec Grete Wiesenthal et, dans les années 1920, de sa propre expérimentation dun « grand théâtre du monde salzbourgeois13 ». Si la pantomime est un sommet de lart dramatique, cest quelle repose, dans une forme extrêmement condensée, sur une synergie entre le dramaturge, lacteur, le metteur en scène et le musicien. Pour décrire cet art syncrétique, Levetzow détaille la collaboration de plusieurs « gestes », quil désigne 221par le terme Gestus, beaucoup plus large que celui de Gebärde, traditionnellement utilisé pour la gestuelle du mime14 : le Gestus – traduit ici par « geste fondamental » – englobe le jeu de lacteur, sa maîtrise du corps au service de laction extérieure et des relations entre les personnages, la mise en scène (le décor, lespace scénique…) et une écriture musicale motivique, expression des passions humaines et du temps qui, mesure après mesure, rythme tout destin, dans une sorte dœuvre dart « totale ».

Dans la pantomime Les Deux Pierrots, publiée en 190215, les éléments visuels et la musique, composée par Waldemar Wendland (1873-1947), jouent un rôle majeur : ils sont au diapason de laction, entre cacophonie et mélodie de lâme, et lorsque tout semble perdu et que toute sécurité matérielle a disparu, cest de la musique que vient le salut, La pratique du genre pantomimique renforce limportance accordée par Levetzow à la musique, déjà sensible dans sa tragédie Der Bogen des Philoktet [LArc de Philoctète, 1909], inspirée du Philoctète de Sophocle. Par la suite, tous les drames de la maturité seront conçus avec un accompagnement musical. Labsence de paroles dans le genre pantomimique est-elle-même perçue comme une « contrainte » productive – Levetzow emploie le terme en français –, offrant à cet art une densité et une concentration qui, selon lui, font défaut au naturel16.

Une autre pantomime, rédigée entre décembre 1899 et août 1900, donc antérieure aux Deux Pierrots mais publiée seulement en 1902, donne une idée de lunité des arts à laquelle aspire Levetzow17. Pierrots Leben, Leiden und Himmelfahrt [Vie, Passion et Ascension de Pierrot], clairement inspiré du modèle christique.

Il sagit dune pantomime fleuve en sept tableaux, pour laquelle lauteur a souhaité une symbiose entre la dimension visuelle et les 222éléments sonores : entre laction muette sur scène, des passages en vers lus par un récitant en commentaire de laction muette, et la musique qui la souligne.

Pierrot, trompé par Colombine sous ses propres yeux, trouve refuge auprès de la « femme dans la lune », qui le console et lenvoie de nouveau dans le monde, où il doit revivre, en une éternelle variation du jeu de domination qui sapparente à un chemin de croix, la même humiliation et les mêmes souffrances sous divers oripeaux : ceux dun roi, dun paysan, dun artiste-peintre, dun domestique asservi par le roi, balayant la neige devant son palais et aspirant à la révolution, pour finir attaché au traîneau royal et roué de coups, jusquà ce quil rende lâme dans la neige gelée et monte au ciel, emporté par la femme dans la lune, en une rédemption symbolique.

La pantomime est construite sur la polarité entre la femme volage et sensuelle (Colombine et ses variations), et lidéal féminin (la femme dans la lune), avec des indications gestuelles très précises rythmant les différentes épreuves que doit traverser Pierrot au fil des sept tableaux, comme autant de stations sur son chemin de croix. Il est possible que cette structure ait été inspirée par Le Chemin de Damas18, trilogie dont Strindberg rédige la première partie en 1898 et qui annonce le « drame à stations » expressionniste, jusque dans son message messianique. Au cœur de son martyre – le dernier tableau est intitulé explicitement « martyre et Ascension de Pierrot » –, même à demi-mort dans la neige, Pierrot offre son manteau à un mendiant qui le crible de boules de neige et de cailloux en retour : à linstar du « brave homme » dans la pantomime éponyme de Hermann Bahr, lhomme bon, généreux et serviable, ne récolte que railleries et coups dans un monde où seule compte la volonté de domination. Mais lépilogue contient des vers messianiques : ils annoncent que Pierrot, depuis la lune, enverra son fils sur la terre pour la délivrer de la « neige », des souffrances de lamour charnel, et lui apporter ainsi le salut.

Dans lune et lautre de ses pantomimes, aux accents sotériologiques, Levetzow prend la défense de léternel perdant, du faible, de lartiste, et 223consacre le Pierrot nostalgique comme un « symbole de toute poésie », dont laffinité essentielle avec la lune est, selon lui, « une victoire du romantisme allemand au sein de la poésie française19 ».

1 Sur la vie et lœuvre de cet écrivain, cf. Brigitta Cornaro, Karl Michael Freiherr von Levetzow. Versuch einer Monographie, Diss. Wien 1950.

2 Hermann Bahr, Rezensionen. Wiener Theater 1901-1903, op. cit., p. 161-163. Le Buntes Theater, plus connu sous le nom de Überbrettl, est le premier cabaret dans lespace germanophone. Inauguré le 18 janvier 1901 à Berlin, il a servi de modèle aux cabarets viennois.

3 Ces deux pantomimes sont reproduites dans lanthologie Pierrot sur scène, op. cit., p. 215-233.

4 Levetzow a lui-même séjourné à Venise, dans lune des propriétés de sa grand-mère maternelle.

5 Cf. lintroduction à la présente anthologie. En 1891, Louis Frappart adapte LEnfant prodigue pour le Theater an der Wien en modifiant loriginal, et cest sous le nom de lauteur français quelle paraît : Michel Carré fils, Der verlorene Sohn. (LEnfant prodigue.), Wien 1891. Sur cette adaptation, cf. Karin Wolgast, Die Commedia dellarte im Wiener Drama um 1900, op. cit., p. 87-91.

6 Karl Kraus, Die Fackel 82, octobre 1901 : « Was aber an der ganzen Sache Neues sein und was insbesondere Dionysos mit einem trivialen Pierrotstückchen zu thun haben soll, dessen Wirkungen an die hierzulande längst bekannten Mimodramen Der verlorene Sohn und Die Statue des Commandeurs nicht entfernt hinanreichen, bleibt unerfindlich. »

7 Karl von Levetzow, « Zur Renaissance der Pantomime », art. cité.

8 Cf. lintroduction à la présente anthologie, p. 26.

9 Karl von Levetzow, « Zur Renaissance der Pantomime », art. cité, II, p. 160 : « Der Gestus ist ein aufrichtiger, einfacher Kerl, wenn das Wort oft eine verlogene, geschminkte Dirne ist. »

10 Ibid., I, p. 125 : « es ist nur der alte, ewig junge Dionysos, der in neuer Form ersteht, der Totgeglaubte, Vergessene, Vielgestaltige, der wieder erscheint, in einer seiner Gestalten, in zeitgemäßer Verkleidung []. »

11 Karl von Levetzow, « Pantomime », art. cité, p. 330 : « [] das Publikum ist soweit vorgebildet, oder vielmehr verbildet, um diese Erzählungen zu verstehen und seine Freude über diese eigene Virtuosität durch lautes Beifallklatschen gerade dann zu äußern, wenn gegen die echte Kunst pantomimischer Darstellung am meisten gesündigt worden ist. Auch die Pantomimedichtungen wurden in den letzten Zeiten meistens von irgendwelchen Fabrikanten dem verdorbenen Geschmacke angepasst und nicht mehr wie früher von Dichtern erfunden. So war denn in ganz Europa die Pantomime zu einer Zirkusmusik herabgesunken. »

12 Ibid., p. 330 : « aus dem Prinzipe der Pantomime selbst die Grundsätze rekonstruieren, nach denen wir mimische Dichtungen und mimische Darstellung auf ihren Kunstwert prüfen können » ; p. 332 : « Zum Schluß muß denn noch gesagt sein, daß die Pantomime [] gerade die allerdramatischste Kunstgattung ist ».

13 Cf. André Combes, « Quelle scène pour quelle parole ? », art. cité.

14 Karl von Levetzow, « Zur Renaissance der Pantomime », art. cité, II, p. 159.

15 Karl Freiherr von Levetzow, Die beiden Pierrots. Musik v. Waldemar Wendland, Variété. Ein Buch der Autoren des Wiener Verlages, Wien, Wiener Verlag, 1902, p. 72-86.

16 Karl von Levetzow, « Zur Renaissance der Pantomime », art. cité, II, p. 162 : « jede Kunst ist Beschränkung, contrainte ; diese Beschränkung macht grade erst die Fülle, die Konzentrierthait des Kunstwerks möglich, die der Natur abgeht. »

17 Id., Pierrots Leben, Leiden und Himmelfahrt. Eine tragische Pantomime in 7 Bildern mit begleitenden Versen, Leipzig, Verlag Hermann Seemann Nachfolger, 1902. Les dates qui figurent à la fin de cette première publication sont : Vienne, décembre 1899 – Genève, août 1900. Ce long texte (environ 150 pages dans loriginal) sapparente davantage à une pièce tragique quà un scénario de pantomime. Pour une analyse de ce texte, cf. Hartmut Vollmer, Die literarische Pantomime, op. cit., p. 139-151.

18 August Strindberg, Le chemin de Damas I, édition dAnnie Bourguignon, Paris, Classiques Garnier 2015. Il est intéressant de constater que les pantomimes de Levetzow annoncent déjà la sécularisation du modèle christique ou messianique à lœuvre dans le théâtre expressionniste.

19 Karl von Levetzow, « Zur Renaissance der Pantomime », art. cité, I, p. 130.