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Classiques Garnier

Présentation

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Présentation1

La pantomime orientale que propose le jeune écrivain berlinois Friedrich Freksa (1882-1955), publiée2 et représentée pour la première fois en 1910, remporte un immense succès sur les scènes allemandes et européennes. Dabord mise en scène à Berlin par Max Reinhardt aux Kammerspiele de Berlin, le 24 avril 1910, puis donnée à Munich, Londres et Paris, elle est la première réalisation scénique denvergure dune pantomime, avant le spectacle de masse que constitue The Miracle / Das Mirakel. Victor Hollaender en compose la musique et Ernst Stern, fidèle collaborateur de Reinhardt, signe les décors. Elle est également servie par des actrices et acteurs prestigieux, et non des mimes professionnels, ainsi que le souligne le metteur en scène3 : Grete Wiesenthal, pour le rôle-titre, ainsi que sa sœur Elsa dans le rôle de la servante de Sumurûn, Paul Wegener dans le rôle du vieux Cheik, Rudolf Schildkraut dans celui du bossu, ou encore Alexander Moissi dans celui de Nour al Din. Le texte a été inspiré à Freksa par une idée de Grete Wiesenthal, qui souhaitait représenter un couple damoureux se détachant dune masse de personnages féminins, les amies de la femme, afin de créer par ce spectacle une « pantomime nouvelle », aux antipodes dune grammaire gestuelle stéréotypée4. Freksa sest inspiré de plusieurs contes des Mille et une nuits, mettant laccent sur quelques images fortes et contrastées, notamment lors dun travail « de plateau » avec Max Reinhardt, une « pure expérience artistique destinée à prouver de quelles performances les acteurs allemands 354sont capables5 ». La double intrigue amoureuse qui structure les neuf tableaux permet à deux danseuses de mettre en valeur tout leur art : Grete Wiesenthal en favorite dans le harem du Grand Cheik, et Leopoldine Konstantin en belle danseuse, esclave jalousement gardée par une sorte de Quasimodo, un saltimbanque bossu. Le personnage du bossu est le pantin de la belle danseuse ; il aimerait pourtant la manipuler comme la marionnette de bois quil maltraite devant le public du bazar, avide de spectacle6.

Ce spectacle est un grand succès populaire, qui contribue à renflouer les caisses des théâtres de Max Reinhardt. Ce magicien de la scène, qui a révolutionné la représentation théâtrale par ses innovations en matière de décors et déclairage, au service dun art festif, repense linscription des corps et des objets dans lespace, les fait advenir comme signes à part entière, dans un théâtre visuel de plus en plus performatif. Même si la mise en scène de Sumurûn des concessions au goût du public par certains aspects triviaux, le caractère monumental – 15 acteurs et 45 figurants sont sur le plateau –, lexacerbation des pulsions et le fantasme dun Orient de pacotille, sa porte également des exigences esthétiques qui nont pas toujours été appréciées par la critique allemande : certains contemporains raillent le kitsch oriental, lintrigue trop touffue, les gags et lazzi hérités de la commedia dellarte, le mélange de tragique et de comique, que Reinhardt admire tant chez Shakespeare. Quant à Erwin Lang, déçu par la gestuelle largement conventionnelle des acteurs, il salue tout de même la prestation de Rudolf Schildkraut et surtout celle de son épouse Grete Wiesenthal, pionnière dune « pantomime nouvelle », non mimétique, où le geste ne veut pas singer la parole mais bien créer un art autonome7.

Les tournées, dans lespace germanique et au-delà, permettent à Reinhardt de toucher les publics les plus divers, davoir un retour critique sur son travail et de rentabiliser ses spectacles : il sagit pour 355lui de conquérir de nouveaux marchés. Doù le recours à des sujets qui « voyagent » bien, que ce soit la légende médiévale du Miracle ou lOrient des Mille et une Nuits. Sumurûn sera 45 fois à laffiche des Kammerspiele de Berlin entre la Première et mai 1914 ; une tournée internationale de 120 représentations remporte un succès phénoménal à Londres, Budapest et New York. Reste à conquérir le public parisien, réputé connaisseur en matière dart dramatique.

Huit représentations sont ainsi données au théâtre du Vaudeville à partir du 24 mai 1912. Lattente est très forte à légard du metteur en scène et directeur berlinois, admiré tant pour ses innovations techniques que pour son traitement des classiques, et déjà encensé dans louvrage de Jacques Rouché, LArt Théâtral moderne (1910). Lavant-programme attise encore les attentes du public : « Le 24 mai, donc, Paris va être appelé à juger lœuvre dun homme de théâtre considérable qui a été acclamé dans toutes les grandes villes qui cultivent avec éclat lart dramatique, et Paris dira certainement ce quont dit toutes les autres capitales []8. » Alfred Mortier, collaborateur du théâtre du Vaudeville, loue les « artistes délite » de Reinhardt et le compare à Antoine pour la rigueur dans le choix du répertoire. Lattente est également forte à légard d« une œuvre dont la mise en scène est peut-être la plus réussie », qui, « après avoir passionné Londres et Vienne pendant des mois, fait en ce moment fureur à New York », et « dont 3 000 représentations nont pas épuisé le succès colossal9 ». Le programme illustré du spectacle, en 13 pages, souligne que Reinhardt « soccupe aussi de récréer [sic] la Pantomime qui était jusquici ravalée aux spectacles inférieurs ; et au lieu de faire représenter la pantomime par des acteurs insignifiants, il introduit les plus grands tragédiens de sa troupe10 ».

Quant aux acteurs, précisément, la distribution a été modifiée pour la tournée parisienne, comme cétait déjà le cas pour les représentations londoniennes au Coliseum et au Savoy Theatre en 1911 : les sœurs Wiesenthal, qui avaient pourtant renoncé à dautres engagements pour multiplier les représentations de Sumurûn à Berlin, après le succès de 356la Première11, sont à présent en tournée avec dautres spectacles en Allemagne et dans le reste de lEurope. Grete Wiesenthal, qui jouait le rôle-titre, est remplacée par Maria Carmi – la Madone dans The Miracle –, sa sœur Elsa laisse la place à Charlotte Fedak dans le rôle de la servante, tandis que la danseuse est jouée, comme à Berlin et Londres, par Leopoldine Konstantin12. Gertrud Eysold joue pour sa part la mulâtresse, femme du harem. On retrouve Paul Wegener en Cheik, mais laction est simplifiée : les rôles de la vieille, du nègre et du jeune Cheik sont supprimés, le bossu et Nour al Din13 sont présentés comme des frères, et la trame se voit réduite à une seule intrigue amoureuse. Elle se concentre sur lamour de Nour al Din pour Sumurûn et sur la jalousie du bossu, éternel perdant14, à présent joué par Paul Biensfeldt, et dont la dimension tragique est atténuée. Non seulement lintrigue est simplifiée, mais le programme insiste malicieusement sur son universalité : lorsque le bossu est laissé pour mort, Nour al Din court chercher linspecteur du bazar. « Selon la coutume de la police de tous les pays, linspecteur arrive trop tard, car entre temps la danseuse a fait disparaître le bossu dans un sac et la jeté devant la porte de la boutique15. »

La déception que reflètent les critiques françaises est inversement proportionnelle aux attentes suscitées. Certes, on loue le talent des acteurs, la virtuosité de leur jeu, la puissance dexpression des visages, surtout 357celui de Leopoldine Konstantin, et latmosphère « funambulesque16 » de lensemble, soutenue par la musique de Felix Hollaender. Lemprunt au théâtre japonais du hanamichi (littéralement « chemin fleuri ») – sans doute sous linfluence de la tournée européenne de lactrice Sada Yakko –, cette avancée de la scène en surplomb des fauteuils dorchestre, trait dunion entre illusion et réalité, est très apprécié pour la proximité quil crée avec la salle17. Mais les critiques parisiens ont la dent dure pour plusieurs motifs. Tout dabord, ce qui faisait lexotisme de ce spectacle à Berlin ou à Londres ne provoque plus lémerveillement du public parisien, qui ne peut sempêcher détablir une comparaison avec les Ballets russes et les somptueux décors et costumes de Léon Bakst pour Shéhérazade : « [] au point de vue artistique, M. Reinhardt vient un peu tard – jentends à Paris – pour nous initier aux merveilles théâtrales dun décor oriental. Nous avons été gâtés, depuis quelques années, par létonnant kaléidoscope de Bakst. Shéhérazade est encore devant nos yeux avec toutes ses richesses de couleurs, de décors et de costumes []. » En comparaison, le conte oriental de Reinhardt lui paraît « un peu pauvre », les couleurs et les lumières décevantes : « Ces jaunes, ces verts, ces rouges, nous les avons vus déjà “égayant” de leur couleur lunaire le bâtiment A ou le bâtiment B dune caserne de lest. La lumière, en matière dramatique, ne vient pas toujours du nord lorsquil sagit de décors18. » La simplicité du noir et blanc dans les décors dErnst Stern et la « dramaturgie de la lumière », qui ont pourtant fait la réputation de Reinhardt, ne sont pas jugés convaincants. Les décors, réduits à quelques pans de mur unis et à des rideaux détoffe sombre, sont jugés dune « simplicité rudimentaire19 » : le public parisien est déçu.

Largument de loriginalité tombe également à plat : Sumurûn avait été conçue par Grete Wiesenthal – certes absente à Paris – afin de représenter 358« pour la première fois une pantomime moderne denvergure20 », la plupart des pantomimes au tournant du siècle nayant pu être représentées pour des raisons techniques et financières. Toutefois, cette originalité nen est plus une pour qui a vu le mimodrame de Catulle Mendès, Chand dhabits21, ou LEnfant prodigue de Michel Carré, joué vingt ans plus tôt : « Car, au bon vieux temps, nos pères ont vu sur le boulevard des mimes qui avaient découvert la formule que M. Max Reinhardt prétend avoir inventée22. » En outre, Sumurûn passe moins pour une « pantomime denvergure » que pour un spectacle de foire, notamment en raison des scènes de harem : « Cette rudesse, ce manque de grâce vient peut-être dun entraînement physique excessif qui rapproche la mime de lacrobate plutôt que de la danseuse, mais il en résulte (très rarement, je le reconnais) des gestes disgracieux qui rappellent un peu trop lathlétisme hommasse de ces femmes, qui, à la foire, jouent la pantomime devant une boutique23. » Le critique Paul Souday est même plus sévère encore lorsquil établit implicitement un rapprochement avec les Hanlon-Lees :

Cette machine informe et falote a bénéficié, paraît-il, dune vogue énorme en Allemagne et en Angleterre : on la jouée assidûment pendant des mois à Londres, dans trois théâtres à la fois. Quest-ce que cela prouve ? Que les Anglais raffolent des clowneries burlesques. Nous le savions. Les Allemands partagent aujourdhui ce goût : cest leur affaire. Je doute que cette mode sacclimate à Paris. Le café-concert, les foires de Neuilly et de Montmartre nous suffisent24.

Parmi les causes de rejet figurent également la scène damour entre Sumurûn et Nour al Din, jugée scandaleuse, ou bien les jambes nues des actrices. Un « Monsieur de lOrchestre » est frappé par le « costume intermittent » de la danseuse, « qui lui permet de révéler quelques-unes des perfections de sa plastique25 ». À ces raisons sajoutent des préju359gés antiallemands exacerbés par lhumiliation de la défaite de 1870, toujours cuisante.

En somme, il se dégage le sentiment dun kairos manqué, dune réception parisienne ratée pour un spectacle qui nest sans doute pas, il est vrai, la plus grande réussite artistique de Max Reinhardt, et qui souffre surtout de labsence de Grete Wiesenthal et de Rudolf Schildkraut, porteurs dune nouvelle expressivité et dun désir de moderniser la pantomime.

1 Cette présentation est une version abrégée et remaniée de : Catherine Mazellier-Lajarrige, « Max Reinhardt et la pantomime : entre esthétique et stratégie, à lexemple de la réception de Sumurûn en France », Lart et la technique à la conquête de lespace, op. cit., p. 169-181.

2 Friedrich Freksa, Sumurûn. Eine Pantomime in neun Bildern. Nach orientalischen Märchenmotiven, Berlin, Erich Reiss, 1910.

3 Article de René Chavance dans le Recueil factice de coupures de presse sur Sumurûn à Paris en 1912, BNF, site Richelieu, fonds Rondel, RO-11456.

4 Grete Wiesenthal, « Tanz und Pantomime » [1910], art. cité.

5 Friedrich Freksa, « Pantomimenexperiment » dans Friedrich Freksa, Hinter der Rampe. Theaterglossen, München, Leipzig, Georg Müller, 1913, p. 111-116, ici p. 116 : « ein rein künstlerisches Experiment, das da erweisen sollte, welcher Leistungen deutsche Schauspieler fähig sind… ».

6 On trouve une mise en abyme similaire dans le premier tableau des Métamorphoses de Pierrot.

7 Sur la réception de Sumurûn en Allemagne, cf. Hartmut Vollmer, Die literarische Pantomime, op. cit., p. 306-308.

8 Avant-programme du Théâtre du Vaudeville, mai 1912, non numéroté (BNF, 8-RO-11455). Reinhardt a été remarqué à Berlin par Jacques-Charles, directeur de lOlympia, mais il préfère à cette salle de music-hall un « vrai théâtre », doù le choix du « Vaudeville ».

9 Ibid. Cette annonce contient une erreur, puisque Sumurûn ne voyagera à Vienne quen février 1913.

10 Programme de Sumurûn au Théâtre du Vaudeville, 1912, BNF, RO-11454, p. 3.

11 Henning von Kügelgen, « SUMURÛN – Malheur oder Mißverständnis ? », Max Reinhardts Theater im Film, Margot Berthold (Hg.), München, Münchner Filmzentrum, 21984, p. 9-19, p. 10. La captation filmique de la mise en scène, dès mai 1910, par la « Deutsche Bioskop-Gesellschaft » témoigne dun espoir délargir encore le public potentiel, mais le résultat très décevant conduit à suspendre rapidement les projections (Henning von Kügelgen, « Sumurûn auf der Leinwand », ibid., p. 13-19). Sumurûn est adaptée au cinéma en 1920 par Ernst Lubitsch, qui en écrit le scénario en collaboration avec Hanns Kräly et accentue le tragique. Le film est certes muet, mais non par essence, puisquil contient des dialogues, reproduits sur des cartons.

12 Le programme de Londres précise « a Beautiful Oriental Slave » : Heinrich Huesmann, Welttheater Reinhardt. Bauten, Spielstätten, Inszenierungen, München, Prestel, 1983, Nr 2449.

13 Nour al Din est joué par Alexander Moissi, qui conserve dans le programme parisien son prénom italien Alessandro.

14 Dans ses souvenirs, Ernst Stern note que visage du bossu était maquillé de blanc, tel un Pierrot (Ernst Stern, Bühnenbildner bei Max Reinhardt, Berlin, Henschelverlag, 1955, p. 53). On pourrait également voir dans ce rôle une influence de la pièce de Richard Specht, Pierrot bossu (1895).

15 Programme de Sumurûn au Théâtre du Vaudeville, RO-11454, p. 3.

16 Article dEdmond Sée dans le Recueil factice, R0-11456. Le critique y salue Reinhardt comme « lAntoine de Berlin ».

17 La mise en scène pour les scènes allemandes ajoute un prologue, dans lequel Nour al Din savance sur le hanamichi, déclarant au public : « Je viens à vous depuis des contrées lointaines par le chemin fleuri de la vie ». Cf. Ernst Stern, Bühnenbildner bei Max Reinhardt, op. cit., p. 53 (« Ich komme zu euch aus fernen Landen über den Blumenweg des Lebens. ») Sur ce prologue, cf. Hartmut Vollmer, Die literarische Pantomime, op. cit., p. 302-303.

18 Ibid., Article de G. de Pawlowski.

19 Article de Robert de Flers dans le Recueil factice darticles de presse sur les jubilés et anniversaires de Max Reinhardt, BNF, 8-RT-12390.

20 Grete Wiesenthal, « Tanz und Pantomime », art. cité, p. 39 : « [] zum ersten Mal [kam] eine moderne Pantomime in größerem Stil auf die Bühne ».

21 Robert de Flers, dans larticle cité, fait le rapprochement avec ce mimodrame de Catulle Mendès.

22 « Comment ils ont joué », article signé Émery dans le Recueil factice, R0-11456.

23 Article de G. de Pawlowski dans le Recueil factice, R0-11456.

24 Article de Paul Souday, ibid.

25 Feuilleton du Figaro du 26 mai 1912, dans le Recueil factice darticles de presse sur les jubilés et anniversaires de Max Reinhardt, 8-RT-12390.