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Classiques Garnier

Présentation

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Observer et Décrire. Des insectes et des hommes
  • Auteurs : Daniel (Yvan), Montandon (Alain)
  • Résumé : L’observation des insectes est depuis les temps les plus anciens une activité pleine d’enseignements, où le désir d’accaparement et la curiosité se mêlent à des frustrations. Observer dépend des instruments d’observation, mais il faut savoir quoi observer, pourquoi, dans quel but. Cet ouvrage, à partir des pratiques, méthodes et écrits entomologiques, d’un point de vue littéraire mais aussi épistémologique, examine ce qu’observer et décrire veulent dire à partir de différentes perspectives.
  • Pages : 7 à 11
  • Collection : Carrefour des lettres modernes, n° 14
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406131076
  • ISBN : 978-2-406-13107-6
  • ISSN : 2494-7520
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13107-6.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/07/2022
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Insecte, littérature pour la jeunesse, poésie, entomologie, R. Hooke, J. H. Fabre, microscope, échelle, écocritique
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Présentation

Pour prendre en considération léloignement entre lhumain et lanimal, et sans doute donc a fortiori lanimal quand il appartient aux différents ordres des insectes, la zoopoétique a cherché à remotiver ou à « déterritorialiser » son regard sur lAutre et lAilleurs. Significativement, en ce sens, le titre du livre de Catherine Kerbrat-Orecchioni1 fait écho à lessai de Tzvetan Todorov, Nous et les Autres2, quand lessai dAnne Simon en revient à Victor Segalen, le théoricien dune « esthétique du Divers », pour évoquer un « exotisme3 » qui résume le sentiment de laltérité face aux animaux et à leurs mondes. Il est possible démettre lhypothèse que cette altérité se manifeste dans un sentiment détrangeté plus profond ou plus radical encore lorsquil surgit face aux mondes animaux de linfime, quand la création littéraire doit investir des « microcosmos » fascinants – on songe ici à toutes les « petites bêtes » du film réalisé par Claude Nuridsany et Marie Pérennou en 1996, Microcosmos. Le Peuple de lherbe –, et se confronter à linfinie variété des morphologies et des comportements insectoïdes.

Lhumain peut-il, en faisant appel à son sens de lobservation, à ses intuitions et à son imagination, dire linsecte, le décrire avec pertinence, en faire le protagoniste ou lélément majeur dune fiction, ou même adopter son point de vue ?

Dans cette perspective, lécriture scientifique semble dabord la plus crédible, mais la zoopoétique engage constamment des échanges féconds avec les disciplines et les pratiques de lécologie et des sciences de la nature, comme on le verra dans cet ouvrage, de sorte que pointer une forme de rivalité entre écriture scientifique et création littéraire 8semblerait aussi inutile que stérile. Dabord parce que, dans lhistoire des littératures, comme dans celle des sciences, on reconnaît plusieurs lignées importantes qui ont étroitement associé les approches scientifiques et littéraires, ensuite parce que les démarches de lécrivain et du scientifique peuvent avoir en commun les mêmes centres dintérêt, les mêmes activités et les mêmes pratiques, au premier rang desquelles celles, fondatrices et fondamentales, qui consistent à observer et décrire le monde. Or les insectes, parce que leurs petites tailles les font facilement échapper à lattention, ou parce quils provoquent souvent instinctivement la répulsion ou même un dégoût qui en détourne lintérêt, apparaissent comme un défi au sens de lobservation et aux capacités de description. En se présentant sous la forme du tout petit, dans lextrême variété de sa mobilité et de ses comportements, les insectes sollicitent tout spécialement les compétences de lobservateur, lacuité de son regard, sa patience, sa force de concentration. Et, dans un second temps, ils mettent pareillement au défi les qualités de son écriture, sa capacité à exprimer le changement déchelle, à formuler son intérêt ou sa sympathie à légard de lanimal, ils requièrent sa précision et son exactitude, en même temps que sa puissance évocatoire, en le plaçant cette fois devant des enjeux proprement littéraires, stylistiques. Car finalement, quil sagisse du scientifique ou de lécrivain, il sagit toujours de mettre en discours lexpérience dune rencontre avec lanimal, dont les prolongements restent toutefois à distinguer, bien quils sentremêlent souvent volontiers. Observer et décrire appellent en effet toujours dautres activités, en suscitant différentes perspectives, dans loptique de projets différents : pour le scientifique, lobservation et la description sont un préalable à lexpérimentation, à linterprétation et à la théorisation, alors que chez lécrivain, elles préparent et fondent la création imaginaire, la mise en fiction ou lévocation poétique, la symbolisation et lallégorisation, la fabulation…

Lobservation des insectes est depuis les temps les plus anciens une activité pleine denseignements, où le désir daccaparement et la curiosité se mêlent également à des frustrations. « La nature a indiqué aux premiers hommes lunique méthode des découvertes, puisquelle les a mis dans la nécessité dobserver » (Condillac). Cest là un domaine riche pour lexploration de la notion dobservation (observer des insectes et observer des étoiles sont des pratiques scientifiques à la fois semblables, 9mais aussi très différentes). Il était donc utile de considérer les différentes expériences, possibilités et méthodes dobservation.

Dans un premier temps, Alain Montandon insiste sur les requis nécessaires aussi bien culturels, scientifiques que linguistiques à toute observation aussi bien des insectes, à lexemple de Fabre et de Bernardin de Saint-Pierre que de la société humaine, à lexemple de Balzac, de Zola, de Proust et de Robbe-Grillet. Deux types dobservation, celle du flâneur qui interprète les signes de la vie urbaine et celle du voyeur dans La Jalousie, sont également opposés, entre désir de subjectivité et désir dobjectivité.

Apprendre à voir au microscope au xviiie siècle est en grande partie une affaire de langage : cest en effet en décryptant, en décrivant, en discutant de la possibilité de saccorder sur une observation mise en mots, que lon oriente lœil, que lon apprend à chercher, et progressivement à comprendre ce que lon voit. Nathalie Vuillemin examine ici ce lien entre voir et savoir sur le plan historique et théorique, tout en sarrêtant ensuite sur le débat entre John Ellis et Carl von Linné sur lidentification des spores des champignons. Dans lhistoire de lobservation lémergence dune science de linvisible est associée à la parution en 1665 de la Micrographia de Robert Hooke. Caroline Dauphin montre comment ce premier livre anglais à présenter des illustrations dinsectes observés au microscope dévoile sous un jour nouveau fourmis et puces. La puissance dévocation de louvrage, sa précision et sa poétique de lenthousiasme qui recréent la scène dobservation témoignent que la rigueur scientifique nest pas un obstacle à lémerveillement.

Cependant les erreurs dobservation tiennent à de multiples facteurs tant dans le texte scientifique que dans le texte littéraire comme le rappelle Yvan Daniel : « manque dexamen » chez Aristote, Virgile ou Pline, obstacles épistémologiques comme chez Fabre ou approche subjective morbide comme dans Le Sphinx dEdgar Allan Poe.

La figure de lobservateur-entomologiste, constate Lucien Derainne, renvoie à deux imaginaires opposés : lobjectivité dun côté ; la sympathie de lautre. De 1750 à 1850, les traités méthodologiques sur lobservation demandent à lobservateur dentrer en sympathie avec lobjet quil observe. Linjonction à la pitié du naturaliste tout comme lanthropomorphisme dun Bernardin de Saint-Pierre disparaissent après 1850, tout en persistant dans la culture, comme on peut le voir avec LInsecte de Jules Michelet.

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Les variations autour de la taille de linsecte et la relativité des échelles de grandeur déterminent des images très différentes dont certains écrits de Chateaubriand ou de Hugo, mais aussi des films comme Microcosmos rendent compte. La question de la dimension et du repère interagit également daprès Philippe Antoine sur des questions morales et éthiques.

Concernant lobservation des insectes sociaux et des sociétés dinsectes, Bruno Corbara sattache en scientifique à montrer à laide dexemples comment on observe la division du travail social, la prise de décision collective réalisées entre autres chez labeille mellifère, et combien a été important le marquage individuel pour lobservation et la compréhension du fonctionnement des sociétés dinsectes.

Christiane Binet-Montandon, à la suite dentretiens (compréhensifs et dexplicitation) sur la façon dobserver dun entomologiste, pose les enjeux méthodologiques de telles approches. La méthode psycho-phénoménologique permet de comprendre combien observation et description sont tributaires des mots de la langue et des savoirs antérieurs, qui orientent le regard et qui parfois empêchent de voir. Cette corrélation entre observation et description est dautant plus prégnante lorsquil sagit dune co-observation.

La question du langage de lobservateur est analysée par Frédéric Calas à lexemple des écrits de Jean-Henri Fabre, entomologiste qui, grâce à des procédés comme la métaphore, les effets de liste, les présents syncrétiques, les présentatifs, crée une narration vivante à limage même du vivant quil observe.

Cette recherche linguistique se retrouve chez ce grand écrivain plurilingue quétait Vladimir Nabokov, lépidoptériste de renom qui se forma aux techniques de la recherche entomologique dans les grands musées dhistoire naturelle américains. En art comme en science, sa pratique et son écriture révèlent suivant Marie Bouchet son obsession pour le détail, dans la tentative de trouver des mots les plus en adéquation possible avec le monde riche et complexe des insectes et des hommes.

Cest aussi à travers le langage que Ramón Gómez de la Serna use de la « description-révélation » visant à aiguiser notre perception du réel pour aller vers plus de sens grâce aux aphorismes. Laurie-Anne Laget y dévoile comment lobservation de linsecte au travers de ses Greguerías [Brouhahas] renouvelle les perspectives.

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Un autre éclairage est celui abordé par Sylvain Ledda à propos des insectes nécrophores dont lobservation fait lobjet au xixe siècle de nombreuses études érudites. Leurs représentations dans la littérature et les avancées scientifiques brisent un tabou concernant ces travailleurs de la mort.

Cest dun autre point de vue, celui de lenfance, examiné par Christiane Connan-Pintado, que la littérature de jeunesse conjugue documentaire et fiction pour approcher cet univers étrange grâce à lintercession dun médiateur informé recourant volontiers à lanthropomorphisation. Limage soutient ou supplée la description en ouvrant le champ à linterprétation artistique. Lexemple du peintre Eugène Delacroix témoigne, sous la plume de Marie-Christine Natta, du regard curieux, romantique, philosophe et mélancolique de lartiste pour le petit monde des insectes dont la violence et la diversité nont cessé de le fasciner. Ce lien puissant avec la nature est partagé par Pierre Gascar, observateur exceptionnel des créatures les plus modestes, et dont lœuvre écologiste originale est soulignée par Pierre Schoentjes.

Cet ouvrage de réflexion et danalyse à partir des pratiques, méthodes et écrits entomologiques, dun point de vue littéraire mais aussi épistémologique, a voulu examiner ce quobserver et décrire veulent dire. Il sinscrit dans le cadre dune réflexion plus générale de sociopoétique sur les relations entre les êtres humains et les insectes et leurs représentations4.

Nous exprimons toute notre gratitude au CELIS et à sa directrice, Bénédicte Mathios, ainsi quau CÉRÉdI et à son directeur Sylvain Ledda, membre du conseil scientifique du séminaire et auteur, pour laide apportée à létablissement du manuscrit.

Alain Montandon et Yvan Daniel

Université Clermont Auvergne, CELIS

1 Catherine Kerbrat-Orecchioni, Nous et les autres animaux, Paris, Labyrinthes, 2021.

2 Tzvetan Todorov, Nous et les Autres. La Réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, « La Couleurs des idées », 1989.

3 Anne Simon, Une Bête entre les lignes : essai de zoopoétique, Marseille, Wildproject, 2021, p. 16.

4 Le programme dirigé par Alain Montandon, Des insectes et des hommes comprend divers travaux sur les insectes dans la musique, en poésie, au théâtre, dans les arts (LInsecte dans tous ses états, PUBP, 2022) et un dictionnaire culturel et littéraire de linsecte.