Aller au contenu

Classiques Garnier

Notice sur Le Fils du Titien

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Nouvelles
  • Pages : 173 à 175
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 759
  • Série : Littératures francophones
  • Thème CLIL : 3440 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- XIXe siècle
  • EAN : 9782406143062
  • ISBN : 978-2-406-14306-2
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14306-2.p.0173
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/02/2023
  • Langue : Français
173

Notice sur Le Fils du Titien

Avec Le Fils du Titien, qui paraît dans la Revue des Deux Mondes le 1er mai 1838, Musset quitte le Paris de la Restauration. Pour le compte rendu du « Salon de 1836 », publié dans la Revue des Deux Mondes le 15 avril, il sest plongé dans des ouvrages sur les peintres italiens de la Renaissance1, et notamment dans La Vie des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes de Vasari. Passant au Fils du Titien, il complète ses connaissances par lHistoire de la République de Venise de Pierre Daru2.

La cité des doges a souvent inspiré lauteur : deux poèmes des Contes dEspagne et dItalie, fin 1829, peignent « Venise la rouge3 », la « perfide cité / À qui le ciel donna la fatale beauté4 ». Le poème « Octave », dans les Premières Poésies, a pour cadre cette ville. La première pièce quil fait jouer, en 1830, sintitule La Nuit vénitienne, et le dernier acte de Lorenzaccio se déroule à Venise. Cest dabord une Venise littéraire et picturale qui hante Musset, celle de Casanova, de Byron, mais aussi de Canaletto et de Guardi, peintres de vedute, ces vues de Venise encore très en vogue au début du xixe siècle. Le voyage en Italie avec George Sand à lhiver 1833-1834 ne change rien à la vision quil a de Venise, et il « nen tire aucun matériau nouveau5 ».

Si la réalité ne parvient pas à détruire limage quil sest forgée de la Sérénissime, cest quen elle se superposent plusieurs époques : la Venise du xviiie siècle, carte postale pittoresque diffusée par les peintres et les 174écrivains, émerge à peine de la période la plus florissante, la Renaissance, qui sert de cadre au Fils du Titien. Cest à la fin du xvie siècle, très exactement en 1580, que Musset nous conduit. Fidèle à son habitude, il va y transporter beaucoup de lui-même, de ses amours et de son époque. Lépisode de la bourse offerte anonymement par Aimée dAlton à lauteur constitue le point de départ de la nouvelle6 et le récit de lidylle qui suit est romancé. Cependant, lélément déclencheur se trouve pris dans un contexte qui le dépasse largement.

Comme lécrit Frank Lestringant, « Le Fils du Titien est la transposition dans un autre décor et dans un autre temps des amours dAlfred avec Aimée dAlton. Une sorte dautobiographie en costumes. Dans le rôle de lentremetteuse, on retrouve la Marraine, déguisée en Vénitienne de la Renaissance, “la signora Dorothée, femme de lavogador Pasqualigo”, une dame “des plus riches et des plus spirituelles de la République7”. Tout est dans le conte comme dans la vie, parce que celle-ci demblée ressemble à un conte : la bourse brodée, larrivée matinale, quand tout dort, de la maîtresse adorée, les siestes tardives, les incitations de lamante à reprendre le travail, son échec final et définitif à remettre lartiste à lœuvre8. »

Au moment où Musset commence lhistoire, Michel-Ange et le Titien sont morts, le premier en 1564, le second en 1576, tous deux presque centenaires ; avec eux, les grands maîtres de la Renaissance ont disparu. La jeune génération se révèle incapable de prendre la relève. Comme André del Sarto, cette nouvelle traite de la décadence de lart. Les fils sont inférieurs aux pères et doivent vivre dans la mémoire dun passé glorieux quils ne peuvent ni perpétuer, ni assumer : le fils du Titien sera le peintre dun unique tableau.

À travers lintrigue amoureuse, la nouvelle pose le rapport entre lart et la vie. Lart demande un don entier de soi, dans un travail acharné, au bout duquel la réussite est aléatoire : les réflexions sur le travail de lartiste, qui peuvent sappliquer au peintre comme au poète, en disent long sur lesthétique de Musset et sur sa conception de la création, faite dun labeur ingrat. Limage de lartiste créant sous linspiration des Muses est anéantie, comme elle le sera dans le Poète déchu, roman que Musset 175ébauchera lannée suivante. Que celui qui na pas la force de supporter ce travail de tous les instants retourne au silence ; telle serait la morale de lhistoire. « On ne fait jamais bien deux choses à la fois », dit Pippo, le héros de la nouvelle, qui choisit la vie et lamour, plutôt que lart et la solitude. Un amour parfait, idéal, celui qui le lie à la belle Béatrice Donato. En cela cette nouvelle occupe une place exceptionnelle chez Musset : cest lunique fois où lamour réalise la fusion de deux êtres dans la durée. Pur fantasme que cette idylle où la femme, créée dabord par limagination de lartiste, entre un beau matin dans le monde réel par lintermédiaire dune messagère noire. Tout ce qui fait obstacle au bonheur est ensuite écarté : le mariage et lart, incompatibles avec la passion.

On peut ne retenir de cette nouvelle quun aveu dimpuissance de lartiste, un rejet de la gloire et de ses contraintes : Le Fils du Titien se présente alors comme une métaphore filée de la mort – dont les signes sont présents tout au long de lintrigue – un enterrement volontaire de la création artistique ; on peut y lire aussi la concrétisation dun fantasme de lécrivain, la réunion mythique de landrogyne, ces deux moitiés qui se cherchent perpétuellement, thème récurrent chez Musset, et finalement la supériorité de la vie et de lamour sur lart : « Jaime, et pour un baiser je donne mon génie », disait le poète dans « La Nuit daoût9 ».

« Ceux de ses écrits quil estimait le plus sont le second volume de ses poésies, Le Fils du Titien, Lorenzaccio et Carmosine », écrit Paul de Musset dans la Biographie10, qui précise ailleurs : « De tous ses petits romans, le Fils du Titien est assurément celui que lauteur a écrit avec le plus dentrain et de plaisir11 ». Cest aussi celui dont le charme mystérieux opère encore le mieux sur le lecteur.

1 Selon son frère Paul, lauteur conservait dans ses brouillons le sujet de cette histoire depuis 1833, à lépoque dAndré del Sarto : « Encouragé à continuer ses petits romans par le directeur de la Revue, il rechercha dans ses notes lhistoriette du Tizianello. » (Bio., p. 195.)

2 Comme lindique une note de sa main : voir n. 75, p. 211.

3 « Venise », PCp, p. 157.

4 « Portia », PCp, p. 145.

5 Frank Lestringant, « Venise, de la littérature à la peinture : Musset, Sand et Léopold Robert », dans Venise en France. Du romantisme au symbolisme, Paris, Rencontres de lÉcole du Louvre, 2006, p. 40.

6 Voir notre préface, p. 15.

7 Le Fils du Titien, II,p. 183.

8 Frank Lestringant, Alfred de Musset, op. cit., ch. xi, « La Marraine et la cousine », p. 385-386.

9 Pour les motivations qui sont à lorigine de cette nouvelle, voir Gilles Castagnès, « Lélaboration dun fantasme, ou la création mise à nu. LeFils du Titien », Alfred de Musset, auteur « tout nu », Gilles Castagnès et Christian Chelebourg (dir.), La Revue des lettres modernes, Lettres Modernes Minard, « Écritures XIX », 7, 2019-1, p. 85-100.

10 Bio., p. 375.

11 Ibid.,p. 196.