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Classiques Garnier

Table des matières Tome I

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Nouvelles complètes. Tome II
  • Pages : 809 à 810
  • Réimpression de l’édition de : 1987
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 571
  • Série : Textes du monde
  • Thème CLIL : 4033 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Langues étrangères
  • EAN : 9782812415333
  • ISBN : 978-2-8124-1533-3
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-1533-3.p.0789
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/04/2014
  • Langue : Français
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Les mocassins bleus*

Selon toute vraisemblance ce conte fut écrit vers le milieu de l'année 1928 au cours d'un séjour en Suisse. Il fut publié dans le numéro de Noël de la revue féminine Eve : The Lady's Pictorial. Sa lecture, comme celle d'e Amoureux » rappelle l'in¬ timisme anecdotïque de récits plus anciens. On rapporte qu'au moment de conclure cette histoire, l'écrivain hésita entre deux possibilités : soit la victoire, soit la défaite de l'épouse en titre. Ayant consulté ses amis Brewster, favorables à la première hypothèse, Lawrence opta finalement pour l'autre. Cest peut- être une conclusion cruelle, mais elle est à la fois moins conventionnelle et plus authent'iquement lawrencienne. On ne manquera pas non plus de remarquer que la problématique du couple s'y trouve posée dans les mêmes termes que dans « Le crescendo > ou encore dans < Bienheureux fantômes >. P. n.

De nos jours les femmes changent de mode plus vite que la mode féminine ! A vingt ans Lina McLeod était d'un modernisme presque intolérable. A soixante elle était presque archaïque. Elle avait débuté dans la vie avec de réelles intentions d'in¬ dépendance. Dans ces temps lointains, il y a quarante ans, si une femme proclamait son intention de vivre indépendante, cela signifiait que les hommes ne se mêleraient pas de ses affaires. Elle allait les écarter de son chemin pour vivre sa vie, sans eux. Aujourd'hui, si une jeune fille annonce qu'elle va être indé¬ pendante, cela signifie qu'elle ya consacrer toute son attention

* Titre original : The Blue Mocassins.

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aux hommes, mais, bien sûr, pas nécessairement à < un homme >. Miss McLeod avait une fortune personnelle qui lui venait de sa mère. Aussi, quand elle eut vingt ans, elle tourna le dos à son père, symbole de tyrannie, pour aller étudier les beaux- arts à Paris. Les beaux-arts étudiés, elle se mit à s'intéresser au globe terrestre. Farouchement indépendante, elle trouva bientôt l'Afrique trop petite pour elle et s'attaqua énergique- ment aux immenses territoires de la Chine. Puis elle connut les Montagnes Rocheuses et les déserts de l'Arizona comme si elle les avait épousés : tout cela pour fuir l'emprise de l'homme. C'est au Nouveau-Mexique qu'elle avait fait l'acquisition des mocassins bleus, ces mocassins incrustés de turquoises. Elle les avait achetés à un Indien qui lui servait de guide. C'était un subalterne : son indépendance ne lui interdisait pas de recourir aux hommes, mais simplement en tant que subal¬ ternes, en tant que domestiques. A la déclaration de guerre elle était rentrée en Angleterre. Elle avait quarante-cinq ans et ses cheveux commençaient à blanchir. Elle avait un frère, de deux ans son aîné. Il était célibataire et s'engagea dans l'armée. Elle demeura seule dans le petit manoir familial et fit de son mieux pour participer à l'effort de guerre. Elle était petite, se tenait bien droite. Elle avait le verbe bref, le visage d'une pâleur d'ivoire, la peau fine comme du parchemin et les yeux d'un bleu très pur. C'était quelqu'un qui n'inspirait pas l'envie de plaisanter. Mais elle peignait des tableaux. En revanche elle ne posait jamais la moindre touche de rouge sur le parchemin délicat de son visage. Ce visage n'en avait, Dieu merci, nul besoin et tous les habitants du bourg lui vouaient le plus profond res¬ pect. Dans le cours de ses nombreuses activités elle avait fré¬ quemment l'occasion de voir Percy Barlow, employé à la banque. En 1914, la première fois que son regard s'était posé sur le jeune homme, ce dernier avait vingt-deux ans. Elle s'était aussitôt prise de sympathie pour lui. Il n'était pas du pays. Son père était un modeste pasteur de campagne dans un coin du Yorkshire. Mais il se confiait volontiers et il fit bientôt savoir à Miss McLeod, pour laquelle il avait un infini respect, qu'il n'aimait pas sa belle-mère. Entre les mains de cette femme autoritaire son père n'était qu'un pauvre pantin et le résultat de tout cela, c'est que lui même n'avait plus de

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foyer. A ce récit son visage avenant s'enflammait. Il y avait dans son courroux quelque chose qui amusait Miss McLeod. C'était un beau garçon, sans aucun doute. Il avait d'épais cheveux noirs, une bouche bien dessinée et une voix sonore aux inflexions caressantes. Cette voix avait vaincu la réserve de Miss McLeod. Telle n'était pas le moins du monde l'intention de Percy. Son respect pour elle était sans limite. Il la voyait à des miles au-dessus de lui. Si elle voyait Percy jouer au tennis, se dépenser, frapper la balle trop fort, se précipiter ou bien se montrer trop gentil pour son adversaire. Miss McLeod se sentait fondre. Elle avait envie de protéger cet orphelin. Pourquoi irait-il se faire tuer au front ? Elle le recueillit chez elle et l'occupa à différents travaux d'intérêt militaire. Il s'en acquittait de bon cœur et son dévouement était total. Mais le moment de son départ finit par arriver. Il avait vingt-quatre ans, elle en avait quarante-sept. Timidement il vint lui dire adieu. Brusquement elle se détourna, appuya le front contre le mur et fondit en larmes. Percy en fut tout décontenancé et, spontanément, lui aussi se couvrit le visage et se mit à sangloter. Elle s'approcha de lui pour le consoler ; < Ne pleure pas, mon petit. Tout finira par s'arranger. > Il s'essuya avec la manche de sa vareuse et la regarda d'un air penaud. « C'est d'vous voir pleurer que j'm'y suis mis aussi >, dit-il. Miss McLeod avait les yeux brillants de larmes et tout à coup elle l'embrassa. < Tu es adorable ! > déclara-t-elle d'un air mélancolique. Puis elle devint toute rouge sous sa peau parcheminée et ajouta : < Tu ne te vois pas épouser une vieille comme moi, tout de même ? > Il la regarda, comme atterré. — Non, fit-elle d'un ton hâtif, je suis trop vieille. Il se récria : — Mais non ! Ne parlez pas de votre âge, vous n'êtes pas vieille ! — En tout cas, je suis trop vieille pour ça, ajouta-t-elle tristement. — Personnellement je ne trouve pas. Vous êtes plus jeune que moi à bien des égards, j'en mettrais ma main au feu. — Vous mettriez vraiment votre main au feu... ? demanda Miss McLeod d'un ton badin. — Certainement. Et à supposer une chose pareille, je serais

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rudement fier de vous épouser. Vous pouvez me croire. — Vraiment t demanda-t-elle sur le même ton. Toujours est-il que lors de sa première permission leur mariage fut célébré — très discrètement mais sans le moindre doute possible. Ils convolèrent à Twybit Hall, la propriété que la mariée avait héritée de sa mère et dont, son frère étant décédé, elle était désormais l'unique propriétaire. Ce fut un mois de bonheur parfait. Elle avait découvert quelque chose de singulier : un homme. Il partit pour Gallipoli ' et fut promu capitaine. Quand il fut démobilisé en 1919 il avait encore le teint verdâtre que lui avait laissé la malaria, mais il n'avait pas été blessé. Sa femme était dans sa cinquantième année. Elle avait les che¬ veux presque complètement blancs, des cheveux longs, épais, d'une texture admirable et soigneusement entretenus. Son teint pâle mettait en valeur des yeux d'un bleu très pur. Percy, qui n'était pas très audacieux avec les femmes, ne lui avait pas été infidèle. Mais ces cheveux blancs l'étonnèrent. Il fit comme si de rien n'était et se conduisit en mari affectueux. Quant à elle, elle était heureuse en dépit de ses appréhensions et de ses étonnements. Car elle se trouvait déroutée. Elle était toujours un peu gênée de le voir entrer dans sa chambre en pyjama pendant qu'elle était à sa coiffeuse et seulement à moitié vêtue. Alors il s'asseyait et restait là, silencieusement, à la regarder brosser ses longs cheveux d'argent, observant la répétition mécanique du geste qu'accomplissait avec vigueur le bras gracile aux tons d'ivoire. Le regard rivé sur elle, il avait l'air hypnotisé. Elle finissait par se retourner et il se levait alors en murmurant une quelconque banalité assortie d'un petit sourire. Puis il s'en allait en remontant vigoureusement le pantalon de son pyjama sur ses robustes hanches. Sa femme demeurait perturbée, comme si elle ne savait plus où elle en était. Elle n'aimait pas les départs silencieux de cet homme corpulent dont la tête évoquait celle d'un félin.

1. Presqu'île de Turquie dominant le détroit des Dardanelles. Elle fut l'objectif de l'expédition alliée en 1915. La position fortifiée, défendue par 35 000 Turcs fut d'abord attaquée par un corps de 80 000 hommes, dont 17 000 FΓanςais et 63 000 Anglais, Australiens et Néo-Zélandais. La résis¬ tance des Turcs entraîna une longue et désastreuse bataille d'usure qui mit aux prises 450 000 hommes, se solda par la mort de 145 000 d'entre eux, par un échec stratégique et, politiquement, par l'entrée en guerre de la Bulgarie aux côtés de l'Allemagne et, en Angleterre, par la démission de Winston Churchill, alors Premier Lord de l'Amirauté.

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A part les domestiques ils vivaient seuls dans la maison. Lui ne travaillait pas. Le train de vie était modeste car au cours de la guerre Lina avait perdu une bonne partie de sa fortune. Mais elle avait continué la peinture. Son mariage l'avait encouragée dans cette direction. Ses toiles représentaient des fleurs, des fleurs superbes qui avaient le don de l'inspirer. Percy la regardait faire, silencieux, la pipe au poing. Il n'avait rien d'autre à faire que d'observer sa petite épouse qui pei¬ gnait en concentrant son attention sur ses gestes. De temps en temps Petcy cognait sa pipe pour en vider la cendre, puis il y remettait du tabac. Elle disait qu'elle avait enfin trouvé le bonheur et Percy se déclarait parfaitement heureux. Ils ne se quittaient pas et lui ne sortait guère, sauf pour se promener un peu à cheval dans les allées. Ils n'avaient pour ainsi dire jamais de visiteurs. Pourtant ils avaient peu de choses à se dire. Les conversa¬ tions à bâtons rompus des premiers temps se faisaient bien plus rares. Percy ne lisait guère. 11 restait assis désœuvré, à fumer sa pipe. Elle s'en irritait parfois et, comme il lui était arrivé de le croire dans le temps, elle se disait fréquemment qu'il n'y avait peut être pas de plus grand bonheur que celui d'être seule, complètement seule. Les directeurs de la banque lui offrirent le poste de respon¬ sable de l'agence locale. Lina lui conseilla d'accepter, ce qu'il fit. Il partait donc régulièrement chaque matin et rentrait le soir, ce qui était bien plus agréable pour elle. Le pasteur demanda à Percy de revenir à la chorale. Une fois encore, Lina lui conseilla d'accepter. 11 retrouvait ainsi les sentiers qu'il avait suivis du temps où il était célibataire et il s'en trouva bien. On le trouvait sympathique. Tout le monde appréciait sa gentillesse. Discrètement certains hommes avaient un peu pitié de lui. Ils l'entouraient, l'invitaient à déjeuner, l'encoura¬ geaient à bavarder avec leurs filles et celles-ci l'aimaient bien. Il suffisait que l'une d'elles exprime un désir pour qu'il réponde spontanément ; < Cela vous ferait plaisir ? Je vais vous le procurer. > Si c'était au-dessus de ses moyens il déclarait ; < Si c'était dans mes possibilités, croyez bien que je n'hésite¬ rais pas une seconde. > Et il était tout à fait sincère. Mais il faut dire que cette faculté de s'entendre si bien avec les jouvencelles de la ville ne l'avait pas rendu plus téméraire. 11 y avait dans sa personnalité quelque chose d'immature. 11 était bien bâti, séduisant, gentil, mais intérieurement il se

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tenait à distance, manquait de confiance en lui et n'avait que trop tendance à s'effacer. La fille du pasteur entreprit d'y remédier. Elle avait très exactement le même âge que lui. C'était un petit bout de femme à la mine décidée, dont le mari avait été tué pendant la guerre. Elle en avait eu beaucoup de chagrin mais le stoï¬ cisme de la jeunesse avait triomphé : la vie devait reprendre ses droits ! Sous ses airs un peu vifs c'était une brave fille. Elle possédait un loulou de Poméranie très éveillé au pelage roux. Elle l'avait acheté un jour dans une rue de Florence et c'était devenu une jolie petite bête. Miss McLeod manifestait un cer¬ tain dédain pour Alice Howells et son loulou, si bien que Mrs Howells n'éprouvait pas une sympathie particulière à l'égard de Miss McLeod — < c'est-à-dire Mrs Barlow > s'empressait- elle de reprendre, en ajoutant pourtant < Impossible de l'ap¬ peler autrement que Miss McLeod. > A dire vrai, Percy était bien plus à son aise au presbytère, où le chien ne cessait de japper, où Mrs Howells, laquelle changeait de robe trois ou quatre fois par jour, était du dernier chic, qu'à Twybit Hall où régnait une atmosphère monas¬ tique : Miss McLeod portait des tweeds ou des Jumpers tri¬ cotés à grosses aiguilles, des jupes longues et, ses cheveux argentés toujours impeccablement peignés, elle passait des journées entières à peindre ses fleurs merveilleuses dans un silencieux recueillement. Le soir, quand Percy revenait, elle allait se changer. Et malgré la satisfaction qu'elle éprouvait à voir un homme pénétrer dans sa chambre pendant qu'il se changeait, faisant sauter son bouton de col tout en parlant d'une chose ou d'une autre, elle était gênée d'être suφrise bras nus vêtue de son négligé de soie et elle dissimulait rapi¬ dement (derrière sa nuque la masse de ses cheveux argentés. Quand il se trouvait là il n'y avait pas moyen d'éluder sa présence. Il la couvait des yeux comme s'il ne l'avait jamais vue de sa vie. C'était exaspérant car elle avait toujours attaché la plus grande importance au respect de son intimité. Que pouvait-il bien regarder ? Est-ce qu'elle, elle le regardait ? Non, elle avait plutôt tendance à détourner les yeux. Cette façon qu'il avait de l'observer avait le don de l'énerver. Elle avait plus de cinquante ans et c'était horrible de voir appro¬ cher silencieusement le corps volumineux de cet homme ! Percy jouait volontiers au tennis ou croquet avec Alice Howells et ses amis. Alice dirigeait la chorale. Elle avait un petit air autoritaire mais au fond c'était une personne qui

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avait besoin d'affection. Elle n'était pas sûre de pouvoir refaire sa vie. Elle avait plus de trente ans. Il y avait bien le loulou, son père, la paroisse, mais personne avec qui elle puisse entre¬ tenir une véritable intimité. Elle n'en était pas moins pleine d'entrain, d'énergie et même de gaieté et partageait son temps entre la chorale, l'école, la danse, le flirt et la couture. Elle trouvait Percy Barlow déconcertant. < Comment est-il possible d'être à ce point gentil avec tout le monde ? > lui demanda-t-elle un jour, avec une certaine irritation. < Mais pourquoi pas ? > répondit-il avec un sourire bizarre. < Ce n'est pas un reproche, expliqua-t-elle. Mais comment y arrivez- vous ? Comment pouvez-vous être d'un naturel si tolérant ? Moi, j'ai besoin d'être désagréable envers certaines {personnes, mais vous, vous êtes gentil avec tout un chacun ! > — Vous croyez cela ? fit-il d'un air sombre. Elle trouvait qu'il n'avait pas les pieds sur terre. Certes, il dirigeait sa banque avec beaucoup d'intelligence. Physique¬ ment, son charme principal résidait dans le parfait modelé de sa tête. Ce n'était pas l'intelligence qui lui faisait défaut, bien au contraire. Mais il y avait en lui, physiquement et dans sa volonté, une espèce de léthargie. C'est pourquoi il lui arrivait d'avoir une expression égarée et une attitude si négligente à l'égard de son propre corps qu'il donnait l'impression de le mépriser. Alice Howells mourait d'envie de lui parler de sa femme, de lui demander ; < L'aimez-vous vraiment ? Compte-t-elle vraiment dans votre vie ? > Mais elle n'osait pas le faire et jamais elle ne faisait allusion à sa femme. L'autre chose qu'elle ne pouvait pas obtenir de lui, c'était de le faire danser. Pas une seule fois il n'y avait consenti. Mais pour tout le reste il était aussi malléable que de la cire molle. Mrs Barlow — ou Miss McLeod — demeurait confinée à Twybit. Elle ne se rendait même pas à l'église le dimanche. Cette coutume faisait partie des nombreuses activités qu'elle avait délaissées. En voyant Percy y aller elle éprouvait un petit sentiment d'humiliation. Elle l'imaginait en train de chanter dans le chœur. Elle vivait maintenant son mariage dans l'hu¬ miliation et se reprochait d'avoir épousé un homme de condi¬ tion bien trop inférieure à la sienne. Les années passaient. Elle avait maintenant cinquante-sept ans et Percy en avait trente-quatre. A bien des égards c'était encore un adolescent. Mais son laconisme le rendait presque sans âge. Lina ne rencontrait chez lui aucune opposition. Il lui

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suffisait de manifester un désir pour qu'il s'y conformât sur-le- champ, C'est ainsi qu'il accepta de ne plus entrer dans la chambre de son épouse. Il respecta ce vœu à la lettre, mais quelquefois c'est elle qui lui rendait visite dans sa chambre et ses efforts pour lui témoigner son affection avaient quelque chose de pitoyable. Comme on dit familièrement, elle le menait par le bout du nez, tout en ayant secrètement peur de lui. Dans les premiers temps de leur mariage, il lui était arrivé de manifester mala¬ droitement une affectivité violente contre laquelle elle s'était défendue. C'était un élan auquel elle se sentait étrangère, comme s'il polarisait sur elle un désir sexuel indifférencié et purement égoïste. Or elle ne se considérait pas comme un spécimen de féminité simplement destiné à assouvir son appétit. C'est alors qu'elle s'était dérobée à son contact pour se replier sur elle-même. Elle l'avait exclu pour retrouver l'in¬ timité solitaire de sa chambre. Il avait accepté cette situation avec beaucoup de docilité. Mais Lina n'était pas à son aise avec lui. Elle avait peur de lui ; non de sa personne, mais de ce qu'il y avait en lui de mystérieux. De lui personnellement elle n'avait pas peur, assu¬ rément non ! Quand elle allait le rejoindre par gentillesse, avec ce charme un peu pitoyable d'une femme de cinquante-sept ans presque encore vierge, elle se trouvait toujours accueillie avec affabilité, teintée d'indifférence. Il prenait acte de ses ten¬ tatives affectueuses. Le mystère qui auréolait sa femme, sa massive chevelure blanche, la pureté de ses yeux bleus, sa distinction aristocratique, tout cela continuait à le fasciner. Mais son désir physique l'avait maintenant complètement abandonné. Dans son for intérieur Lina n'en était pas fâchée. Mais quand il la regardait, immobile et silencieux, elle se sentait envahie de crainte, comme s'il tendait vers elle un doigt accusateur. Et pourtant elle savait bien qu'il lui suffisait de lui adresser la parole pour que son regard et ses traits fassent surgir un sourire d'indulgence bienveillante. C'est dans les jours sombres de la fin de l'automne qu'elle nota la disparition des mocassins bleus. Elle les avait accrochés à un clou dans la chambre de son mari. Il ne les portait jamais car ils étaient trop petits pour lui. Elle ne les portait pas non plus car, pour elle, ils étaient trop grands ! Chez les Indiens c'est seulement les hommes qui chaussent des mocas¬ sins. Mais ils étaient d'une ravissante teinte bleu turquoise et tout incrustés de turquoises avec des paillettes blanches ou

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vert foncé. Lorsque, au début de leur mariage, il avait mani¬ festé son admiration pour ces mocassins, elle s'était contentée de dire : < N'est-ce pas qu'ils sont d'un beau bleu ! >, il avait répondu : < C'est vrai, mais encore moins beau que le bleu de vos yeux. > Alors elle les avait accrochés au mur de la chambre de Percy et ils n'avaient jamais changé de place. Or, un jour de novembre où elle n'avait pas de fleurs sous la main, désirant peindre une nature morte avec quelque chose de bleu, un bleu qui évoquerait celui des pieds-d'alouette, elle alla chercher les mocassins dans la chambre de son mari. Ils avaient disparu. Elle fouilla dans tous les coins, mais sans résultat. Les ser¬ vantes n'étaient pas au courant. Elle questionna son mari : < Percy, vous savez où sont passés les mocassins bleus qui étaient accrochés dans votre chambre ? > Il y eut un silence de mort. Puis, la regardant de ses yeux rieurs, Percy répondit ; < Non. Je n'en ai pas la moindre idée. > Il y eut un nouveau silence. Elle ne le croyait pas, mais comme c'était une vraie lady elle s'approcha de la porte et se borna à remarquer : < C'est vraiment curieux. > Il y eut un nouveau silence de mort, qu'il rompit en demandant pourquoi elle voulait ces mocassins. Elle s'en expliqua, puis les choses en restèrent là. Au cours de ce mois de novembre Percy fut fréquemment absent dans la soirée. Il prenait part aux répétitions d'une pièce de théâtre qui devait être représentée pour Noël dans la salle du patronage. Il avait demandé conseil à son épouse ; < Croyez-vous que ce serait déplacé de ma part, si j'acceptais de jouer un rôle ? > Elle ne lui avait pas livré le fond de sa pensée. < Si vous estimez que ce n'est pas indigne de vous, je ne vois pas pourquoi vous n'accepteriez pas. C'est la seule chose qui compte. > Et il lui avait répondu : < En ce qui me concerne, je n'y vois aucun inconvénient. > Et c'est ainsi que Lina avait accepté la chose, tout en se disant c Si cela peut t'amuser, mon petit... > Pourtant elle se dit qu'il y avait quand même quelque chose de changé si le maître de Twybit Hall, le directeur de la respectable banque Stubb, n'hésitait pas à se produire dans un spectacle d'amateurs à la salle du patronage. Elle préféra ne pas approfondir la question et ne pas s'en mêler du tout. Après tout, elle avait son univers à elle.

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Percy avait demandé à Alice Howells : — Vous ne croyez pas que les gens — les clients de la banque, par exemple — vont juger que je ne suis pas à ma place ? — Allons, Percy ! s'était écriée Alice d'un ton railleur, vous n'avez pas plus besoin que moi de garder votre dignité au frigidaire ! La première représentation était prévue pour la veille de Noël juste avant la messe de minuit. Percy prévint donc son épouse qu'il ne serait pas de retour au plus tôt avant le milieu de la nuit; Puis il prit sa voiture et partit. C'était un soir pluvieux et Miss McLeod se sentait plutôt seule. Elle était à l'écart de tout et sa vie s'écoulait douce¬ ment. En cette veille de Noël elle se sentait plus seule qu'elle ne l'avait jamais été de sa vie. En la quitant de cette manière, Percy ne faisait qu'accentuer son impression d'isolement. Elle se dit qu'elle n'allait pas demeurer exclue et décida de se rendre au spectacle. Il était six heures du soir ; elle se sentait dans un grand état de nervosité. Il faisait sombre, il pleuvait et dans la maison solitaire régnait un silence dépri¬ mant. Elle téléphona à un garage de Shrewsbury > et, non sans difficulté, réussit à se faire envoyer une voiture. Mr Slater, le propriétaire, viendrait lui-même la prendre dans son roadster, car il n'avait aucune voiture disponible. Nerveusement elle se prépara, s'habilla d'une robe vert foncé et choisit ses bijoux avec discrétion. En se regardant dans la glace elle se trouvait une allure encore jeune et dis¬ tinguée. Elle ne voyait pas ce qu'elle avait de démodé, avec sa raideur, son chignon argenté si protubérant et sa robe trop longue. On était à trois miles du bourg. Il pleuvait. Elle était assise à côté du vieux Slater. Habitué à mener des chevaux, il conduisait sa voiture nerveusement, maladroitement et ne desserrait pas les dents. Lina poussa un soupir de soulage¬ ment lorsqu'il la déposa devant le portail de l'école St. Bar¬ nabas. Il était presque sept heures et demie. La salle du patro-

1. Principale ville du comté du Shropshire, à proximité du Pays de Galles. Lawrence s'était rendu dans cette région au début de 1924 chez son ami Frederick Carter. Mais il serait tout à fait vain de lire < Les mocassins bleus > dans la perspective de cette visite.

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nage était bondée et l'excitation était à son comble. On se bousculait pour entrer et Jackson, l'un des bedeaux, était posté sous le porche. <Je regrette, Mrs Barlow, dit-il. Il n'y a plus une seule place de libre. > Ils avaient l'air aussi consternés l'un que l'autre. < En ce cas, dit-elle, il va bien falloir que je m'installe en attendant que Mr Barlow puisse me reconduire. Ne peut-on pas me mettre une chaise quelque part ? > Embarrassé, Jackson alla trouver les responsables dans la salle. Les gens étaient serrés comme des sardines. Mais Mr Simmons, le propriétaire de l'épicerie principale, offrit la chaise qui lui était réservée au premier rang et vint s'installer tout contre l'estrade, une place d'où il lui était impossible de voir quoi que ce soit, sinon Mrs Barlow, qui, assise entre Mrs Simmons et sa fille, échangeait de temps à autre avec celles-ci quelques paroles de politesse. Les lumières s'éteignirent. La pièce, intitulée Les souliers de Shagput, allait commencer. On tira les rideaux et l'on décou¬ vrit une petite estrade à l'arrière de laquelle un drap blanc grossièrement peint représentait la cour d'un palais arabe. On vit Petcy faire son entrée d'un pas martial. Il avait un costume mauresque et la figure noircie. Il avait fière allure avec ses yeux gris pâle qui avaient quelque chose de suφrenant dans son visage basané. On voyait qu'il avait le trac ; il ne parlait pas directement aux spectateurs et il se déplaçait sur scène avec gaucherie. Après avoir débité un certain nombre de propos d'un comique assez laborieux, l'héroïne fit son appari¬ tion. Vous l'avez deviné : c'était Alice Howells. Elle était habillée en houri, avec des pantalons bouffants de mousseline blanche, un voile argenté... et les mocassins bleus. Il n'y avait sur la scène que du blanc, à l'exception des mocassins bleus, de l'écharpe vert foncé de Percy et du fez rouge sur la tête d'un négrillon. A la vue des mocassins bleus Mrs Barlow sentit en elle une violente explosion de rage. La surprise était vraiment de taille ! Ces mocassins bleus qu'elle avait achetés dans les déserts du Nouveau-Monde ! Ces mocassins dont le bleu n'était pas comparable au bleu de ses yeux à elle ! Ses mocassins bleus qui étaient sa propriété ! Et aux pieds de qui ? Aux pieds de Mrs Howells, cette traînée ! Alice Howells n'avait pas le trac. Elle faisait face au public et, levant son voile, découvrit son visage. Et naturellement elle vit immédiatement Mrs Barlow assise au premier rang.

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comme l'Ancien des jours sur son trône Et elle aussi sentit dans sa poitrine une explosion de rage. Dans la pièce Alice était la femme du vieux calife à barbe grise. Mais elle avait conquis le cœur du jeune Ali, alias Percy, et l'intrigue tournait autour de leurs tentatives pour échapper à la vigilance du calife, de ses eunuques et autres sbires. Les souliers bleus tenaient un rôle très important, car lorsque la douce Leila les mettait, le courageux Ali comprenait qu'il y avait du danger. Au contraire, si elle se déchaussait, il comprenait qu'il ne risquait rien. Tout cela était fort naïf et les spectateurs étaient enchantés. Miss McLeod eût même éprouvé quelque indulgence si Alice Howells ne l'avait pas, si l'on peut dire, mise en boule. Avec tout son maquillage Alice avait une beauté agressive. Et tout à coup elle se sentit devenir follement agressive. Pendant des années la petite veuve s'était tenue < convenablement > ; elle s'était donné un mal de chien pour la paroisse et ses petits flirts n'avaient été qu'une façon innocente et désintéressée de défier l'adversité. Mais en voyant Miss McLeod assise raide comme la justice avec ses airs supérieurs, Alice Howells sentit déferler en elle une meute de démons. Une vague de sensualité envahit toutes les fibres de sa chair et, si longtemps réprimée, sa sexualité explosa. Sa voix s'était faite toute séductrice, elle était devenue méconnaissable ; ses gestes avaient acquis une fluidité inconnue et elle-même se sentait fondre. C'était une exquise métamorphose. Et en-dessous de tout cela il y avait une pointe de malveillance envers Miss McLeod, raide comme la justice avec son gros chignon de cheveux blancs. Dans le rôle de Leila Alice était censée ensorceler Percy. Elle ne s'acquitta que trop bien de son rôle. Deux minutes lui suffirent pour y parvenir. Percy ne voyait plus le public. Un vague sourire flottait sur ses lèvres tandis qu'il donnait la réplique à la jeune femme aux pantalons bouffants. Sa voix, enrouée au début, s'éclaircit et acquit une sonorité inédite. Dans les duos sans grand intérêt que les deux partenaires devaient chanter, s'exprimait une exquise intimité. A la fin du

1. Lawrence évoque ici très précisément un passage du Livre de Daniel (7, 9) : <Je regardai, pendant que l'on plaçait des trônes. Et l'Ancien des jours s'assit. Son vêtement était blanc comme la neige, et les cheveux de sa tête étaient comme de la laine pure... > Comme l'Ancien des jours, Lina McLeod possède des cheveux blancs < comme de la laine pure >.

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premier acte la ravissante Leila se débarrassait de ses mocassins bleus en disant : < Loin de moi ! souliers d'esclavage et de tristesse ! > Puis, nu-pieds, elle dansait devant son héros. Ébloui, comme hypnotisé, Percy la contemplait avec un sou¬ rire empreint d'un ravissement si naturel que l'assistance tout entière était conquise. L'indignation de Miss McLeod était à son comble. Lors¬ qu'elle vit cette effrontée d'Alice jeter les mocassins bleus en travers de l'estrade en criant ; < Loin de moi ! souliers d'esclavage et de tristesse ! > elle devint rouge de colère et dut se retenir à quatre pour ne pas se précipiter sur la scène et y ramasser les mocassins. Pendant l'entracte qui séparait le deuxième acte du premier, elle demeura muette d'indignation. Ses mocassins ! Ses mocassins bleus ! Bleus comme le bleu tur¬ quoise des cieux, la couleur turquoise du sacré ' ! Mais voici que, au deuxième acte, ils étaient de nouveau sur scène, aux pieds d'Alice, cette effrontée. C'en était trop. Et puis les scènes d'amour entre Percy et la jeune femme deve¬ naient franchement obscènes. Alice était de plus en plus insupportable. On voyait qu'elle était maintenant prise à son propre jeu et que, aiguillonnée par la présence de la rivale qui se comportait en propriétaire, elle n'avait d'yeux que pour Percy. Propriétaire ? Ah, oui, vraiment ! Percy était captivé. Son sourire, l'étrange lueur de son regard, la manière dont il se penchait vers sa partenaire, comme poussé par l'ardeur de ses reins, les inflexions caressantes de sa voix : tout en lui désignait au public un homme envoûté et ivre de désir. Miss McLeod était sur des charbons ardents, confuse, boule¬ versée, au paroxysme, elle aussi, de l'excitation nerveuse. Le deuxième acte approchait de son point culminant. A ce point, la délicieuse Leila envoyait de nouveau promener ses souliers bleus ; < Loin de moi ! souliers d'esclavage et de tristesse ! > Puis, pieds nus, elle se précipitait dans la direction d'Ali qui, éperdu d'amour, la recevait entre ses bras. Jamais homme ne s'abandonna aussi totalement à son désir que Percy serrant à cet instant le corps lascif de cette femme contre sa poitrine. C'était une étreinte hors de laquelle rien n'existait plus pour lui. Savourant ce bonheur, mais sans oublier ni le public ni

I. Dans la pensée des Aztèques le bleu turquoise est la couleur du soleil, qu'ils appelaient «Prince de Turquoises (Chalch'ihu'ul) et la tur¬ quoise était aussi leur pierre sacrée.

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Miss McLeod et ses airs supérieurs, Alice Howells s'abandon¬ nait à cette étreinte. Miss McLeod se leva et chercha la porte du regard. Mais la voie était obstruée par des spectateurs debout, retenant leur souffle devant le spectacle du couple enlacé sur la scène. Trois violons et une flûte entamaient doucement un suave accompa¬ gnement : c'était plus que n'en pouvait supporter Miss McLeod. Debout, hors d'elle, prisonnière dans cette salle comble, elle interpella Percy d'une voix claire et distincte : — Percy, voudriez-vous me passer mes mocassins ? La tête posée sur l'épaule de Leila, il se redressa et contempla son épouse avec l'air d'un homme qui s'éveille subitement. Une flamme brillait dans ses yeux gris pailletés d'or. Puis l'horreur se peignit sur ses traits tandis qu'il contemplait la petite femme aux cheveux blancs qui, debout en contrebas de la scène, lui faisait face. — Pardon ? fit-il complètement hébété. Montrant du doigt l'endroit de la scène où se trouvaient les mocassins, son épouse reprit : — "VeuilleE, je vous prie, me rendre mes mocassins. Alice s'était éloignée de Percy et regardait cette petite vieille, dressée comme une vipère au milieu du public. Elle vit Percy traverser l'estrade, se pencher en avant avec ce curieux mouvement des hanches, comme un automate, puis ramasser les mocassins bleus et aller les déposer dans les mains tendues de son épouse tout au bord de l'estrade. — Je vous remercie, fit Miss McLeod. Puis elle se rassit, gardant les mocassins bleus sur ses genoux. Alice se ressaisit, adressa un petit signe aux musiciens et se mit à chanter d'une voix ferme le morceau sur lequel se ter¬ minait cet acte. Elle savait que le public était de son côté. Percy se ressaisit lui aussi, il retrouva son petit sourire, oublia son épouse et entonna son morceau dans le duo. C'était la fin, on tira les rideaux. Une immense acclamation s'éleva. On rouvrit les rideaux. Alice et Percy saluèrent le public en souriant tous deux avec la même petite expression de satisfac¬ tion secrète. Miss McLeod restait assise, les mocassins bleus posés sur ses genoux. On tira de nouveau les rideaux pour l'entracte principal. Après avoir hésité quelques instants, Mrs Barlow se leva avec dignité, ramassa sa capeline, la posa sur son bras et, les mocassins bleus à la main, se dirigea vers la sortie. On s'écarta respectueusement sur son passage.

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— Je voudrais parler à Mr Barlow, dit-elle à Jackson, lequel, après s'être donné tellement de mal pour la faire entrer, ne demandait plus qu'à la voir s'en aller ! — Oui, Mrs Barlow. Il la conduisit au fond du bâtiment jusqu'à la petite salle de classe qui servait de vestiaire. Les acteurs étaient en train de boire de la citronnade pour se rafraîchir et bavardaient gaiement. Mrs Howells avança et Jackson lui murmura quel¬ ques mots à l'oreille. Alice s'adressa à Percy : — Mrs Barlow désire vous parler. Voulez-vous que j'aille avec vous ? — Me parler ? Oui, venez avec moi. Tous deux suivirent Jackson qui, plutôt nerveux, les conduisit dans la salle de classe mal éclairée où se tenait Mrs Barlow, sa capeline sur les épaules et les mocassins à la main. Elle était très pâle. Elle regarda venir les deux sil¬ houettes vêtues de mousseline beurre frais comme s'il s'agissait de personnages imaginaires. Elle feignit d'ignorer complète¬ ment la présence de Mrs Howells. — Percy, j'aimerais que vous me raccompagniez à la maison. — Vous raccompagner ! — Oui, s'il vous plaît. — Comment... quand ? fit-il avec une certaine brusquerie. — Tout de suite... si vous voulez bien. — Comment ? Dans cette tenue ? — Je peux attendre le temps que vous vous changiez. Il y eut un silence. Il se tourna vers Alice Howells et tous deux échangèrent un regard. Les deux femmes s'observaient du coin de l'œil, imperceptiblement. Percy, dont le visage noirci avait une expression ridiculement figée, fronça les sour¬ cils. — C'est que, dit-il à sa femme, c'est un peu compliqué. Je puis difficilement jouer dans le troisième acte si je dois vous raccompagner et revenir ici. — Parce que vous avez l'intention de jouer dans le troi¬ sième acte ? demanda-t-elle d'un ton glacial. — Pourquoi est-ce que je ne jouerais pas ? — Vous y tenez vraiment ? — Mais bien sûr. Il n'y a pas de raison que je ne joue pas mon rôle jusqu'à la fin de la pièce. Pour lui, c'était une simple question de logique. Le côté affectif de l'affaire lui échappait totalement.

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— C'est parfait, s'écria-t-elle en tournant les talons. — Puis interpellant Jackson qui, resté près de la porte, affichait une mine morose ; — Mr Jackson, auriez-vous l'obligeance de me trouver une voiture ou un véhicule quelconque pour me ramener chez moi ? — Mr Jackson, interrompit Percy de son ton le plus dégagé, allez donc demander à Tom Lomas de me rendre un service ; qu'il sorte ma voiture qui est dans le garage du presbytère et raccompagne Mrs Barlow. C'est ça, demandez à Tom Lomas. Sinon, voyez Mr Pilkington - Leonard. La clé est dans la voiture. Vous voulez bien ? Vous me rendez vraiment service... Jackson parti, les trois personnages restèrent seuls, plutôt gênés. Percy s'adressa à sa femme d'un air compréhensif ; — Vous avez dû en avoir assez au bout de deux actes. Je sais que ce genre de spectacle n'est pas fait pout intéresser une personne comme vous. C'est bon pour des enfants, mais le public en raffole. Vous avez vu le monde qu'il y a ? Sa femme préféra se taire. Elle le trouvait si grotesque avec ce visage marron et ces pantalons bouffants de mousseline cou¬ leur beurre frais. Mais s'il avait l'esprit risiblement candide, elle voyait bien, à la façon dont il se comportait avec l'autre femme, que son corps l'était beaucoup moins. Il s'était adressé à Alice : — Vous et moi, nous nous entendons bien pour faire les pitres, n'est-ce pas ? Il y avait dans sa voix une inflexion d'intimité qui fit fris¬ sonner Lina. — Tout ce qu'il y a de plus pitres, admit Alice sans le moindre détour. Elle regarda successivement Percy, puis les mocassins bleus que sa femme tenait à la main. Percy tressaillit comme si tout à coup une idée lui traversait l'esprit. A ce moment Tom Lomas apparut : — C'est d'accord Percy. Mais je préfère prendre ma voiture. J'en ai pour une minute. — Merci vieux. Voilà bien la vraie charité chrétienne ! — Il faut bien, maintenant que tu es devenu musulman... ! Et il disparut. — Dites-moi, Lina, demanda Percy de son ton le plus aimable, cela ne vous dérangerait pas trop de nous laisser les mocassins pour l'acte suivant ? Nous pouvons difficilement nous en passer.

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Miss McLeod tendit vers son mari un visage livide. Le bleu indélébile de son regard semblait le transpercer. — Voudrez-vous bien m'excuser si je refuse ? — Comment cela ? Pourquoi donc ? Il ne s'agit que d'une pièce pour amuser les gens. Je ne vois pas en quoi cela risque d'abîmer les mocassins. Que vous me reprochiez de me donner en spectacle, je veux bien. Mais de toute façon cela me convient parfaitement de faire l'idiot. Comment... ? —il éclata de rire sous son maquillage — oui, bien sûr ! vous devez vous rendre compte que cela m'amuse. Mais après tout, en quoi cela vous dérange-t-il ? Alors vous ne voulez pas nous laisser les mocassins ? Lina regarda tour à tour Percy et les mocassins. Non, vrai¬ ment, à quoi bon céder à un bouffon pareil ! Avec sa façon si vulgaire de jouer son rôle, et cette pièce si triviale ! Cela ne méritait vraiment pas qu'elle lui cède les mocassins. Ce n'était pas digne d'elle. — Je regrette, mais je préférerais ne pas les voir utilisés de cette manière. Je ne les ai jamais destinés à cela. Elle évitait de regarder ce couple de guignols. Percy réagit comme si elle l'avait giflé. Il s'assit sur un pupitre et se mit à regarder autour de la classe d'un air bou¬ deur. Alice le rejoignit avec sa mousseline blanche et son visage peinturluré. Ils faisaient penser à un couple de moi¬ neaux sur leur branche, lui confiant et bombant le torse, elle alerte et légère. Un courant d'harmonie physique passait entre eux. Miss McLeod gagna la porte. — Il va falloir que vous trouviez une autre solution, murmura Percy à Alice, en faisant allusion aux mocassins bleus. Il se pencha vers les pieds de la jeune femme, lui ôta une de ses chaussures grises et se mit à la caresser. Elle se hâta de dérober son pied. Tom Lomas revint, le col de son manteau relevé jusqu'aux oreilles. — La voiture est là. — Entendu, Tom ! Je te revaudrai ça. Comme s'il accomplissait un immense effort, Percy se leva lourdement, marcha jusqu'à la porte et, d'un ton qu'il s'effor¬ çait de rendre aussi cordial que possible, il déclara à son épouse : — Tom va bien s'occuper de vous. Vous voudrez bien m'excuser de ne pas vous accompagner, il vaut mieux que le

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public ne me voie pas. Je suis content que vous soyez venue — même pour un petit moment. Au revoir ! Je rentrerai après la messe de minuit, mais je ne vous dérangerai pas. Au revoir. Ne vous mouillez pas... Mais en dépit de ses efforts pour colorer sa voix d'un ton de cordialité, il avait prononcé ses dernières paroles avec un accent de colère et d'indignation. Assise sur un banc d'écolier, Alice Howells gardait le silence. Cette scène dont elle avait été involontairement témoin l'avait mise mal à l'aise. Son épouse partie, Percy referma la porte. Se tournant dou¬ cement vers Alice, il murmura d'un ton rauque : < Ça, alors, je n'en reviens pas ! > Elle lui lança un regard plein d'inquiétude. La colère trans¬ paraissait sous le maquillage de Percy. Ses yeux gris pailletés d'or lançaient des éclairs et il y avait dans son émotion quelque chose de volcanique. Il jeta un coup d'oeil sur Alice qui le contemplait de ses yeux bleu foncé, puis il se mit à regarder ailleurs comme s'il voulait éviter de la regarder pen¬ dant qu'il était en colère. Mais Alice n'en perçut pas moins une lueur de tendresse qui lui était destinée. — Voilà bien tout ce qui l'intéresse, s'exclama Percy d'une voix rauque. Ses affaires à elle, ce qu'elle a décidé. Il donnait libre cours à sa colère et, tête baissée, Alice se taisait. — Rien d'autre que ses choses à elle, ce qui lui appartient, ses reliques sacrées, foutues reliques ! Il n'y a qu'elle qui compte. La voix de Percy tremblait d'exaspération trop longtemps contenue. — Ne soyez pas injuste, murmura Alice en le regardant d'un air affligé. Je suis sûre qu'elle vous aime bien. — Qu'elle m'aime bien... ! Moi ! ! Percy eut un sourire cinglant d'ironie. — Ma vue la rend littéralement malade. C'est vrai, je ne suis qu'une bête. Mais jamais elle ne s'est approchée de moi parce qu'elle avait envie de moi. Pas une fois, même s'il lui est arrivé de faire semblant. Mais un homme sent bien ces choses-là. Il eut une gtimace de dégoût et poursuivit : — Un homme sait très bien la différence entre les caresses que l'on donne à un bon toutou et celles d'une femme vraiment amoureuse. Cette femme-là n'a jamais été

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amoureuse de rien ni de personne. Elle en est tout à fait incapable, même si elle s'applique à faire comme si. Il n'y a qu'elle qui compte : et quand je pense que je l'adorais comme une déesse ! Je suis vraiment le dernier des crétins. Peut-on imaginer une déesse ou un dieu qui n'aurait ni bonté ni indulgence ? Tête baissée, Alice se disait que finalement, les hommes ne sont jamais complètement dupes. Elle était bouleversée. La fureur de Percy l'affectait et la terrifiait, comme si elle- même avait quelque chose à se reprocher. Il s'était assis près d'elle sans mot dire. Elle se risqua à lever les yeux vers lui. — Ce n'est rien, dit-elle pour le consoler. Demain vous l'aimerez de nouveau. Il la regarda en esquissant un sourire sarcastique. — Quoi ? 'Vous aussi, vous allez me faire le coup du bon toutou ? — Pourquoi donc ? Il se tut un moment, puis il reprit : — Comme si ça la gênait de laisser les mocassins ! Elle les avait accrochés dans ma chambre. Il y a des années qu'ils y étaient. C'était comme s'ils m'appartenaient. Et moi qui pen¬ sais que ce serait bien pour la pièce ! Qu'allons-nous faire pour les remplacer > — J'ai envoyé chercher mes mules de satin bleu pâle. Elles feront très bien l'affaire. — Ah ? N'empêche que cette histoire m'a complètement retourné. — Vous vous en remettrez. — Possible ; mais j'en ai quand même les tripes à l'envers. Je ne me sens pas capable de lui parler de sang-froid. — Vous feriez peut-être mieux de passer la nuit au presby¬ tère. Il lui lança un regard par lequel il confiait maintenant sa destinée aux mains de la jeune femme. D'un ton de tendre émotion il lui demanda ; — Vous iriez jusqu'à faire cela pour moi ? Elle se contentait de le regarder droit dans les yeux, de ses yeux sombres, ouverts devant le destin de Percy comme un portail obscur. Il sentait son cœur battre lourdement et dans son regard se ralluma la flamme ardente du désir. Jim Stokes, le régisseur du spectacle, fit irruption dans la pièce :

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— C'est à vous, Mrs Howells. Impossible de les faire attendre plus longtemps. On entendait les trépignements d'impatience et les applau¬ dissements du public. — Mon Dieu ! s'écria Alice Howells. Et elle se rua vers la porte.