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Classiques Garnier

Chronologie

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Nouvelles complètes. Tome II
  • Pages : 48 à 49
  • Réimpression de l’édition de : 1987
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 571
  • Série : Textes du monde
  • Thème CLIL : 4033 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Langues étrangères
  • EAN : 9782812415333
  • ISBN : 978-2-8124-1533-3
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-1533-3.p.0030
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/04/2014
  • Langue : Français
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NOUVELLES COMPLÈTES Π

contesté : L'amant de Lady Chatterley. En juillet il reçoit la visite de ses amis Huxley. Voici comment l'auteur de Contre¬ point rapporte cette visite dans une lettre à son père, Leonard Huxley : * L'autre jour nous sommes allés à Florence rendre visite à notre pauvre ami D.H. Lawrence, le romancier. Il ve¬ nait d'avoir une crise d'hémorragie pulmonaire : il souffre depuis longtemps de tuberculose et son état s'est brusque¬ ment aggravé Il était avec nous à Forte il y a trois ou quatre semaines et je crains que les bains ne lui aient fait du mal. Il a eu sa première crise peu de temps après nous avoir quittés. Cest un homme tout â fait extraordi¬ naire, pour qui j'ai beaucoup d'admiration et d'affection. Mais il a un caractère difficile, c'est un passionné, un excentrique, un violent. Malgré tout il s'est amélioré en vieillissant et la maladie l'a dépouillé de sa brutalité. Il est devenu d'une douceur émouvante... » Lawrence prolongera cette existence pendant encore près de trois ans, cristallisant sur deux oeuvres les pulsions contradic¬ toires qui ont marqué son destin ; pulsion de vie avec Lady Chatterley, pulsion de mort avec Apocalypse. Entreprise sous l'orage des querelles familiales, son existence si nomade et si laborieuse s'achève dans le tumulte des polémiques autour de Lady Chatterley, de son dernier recueil de poèmes (Pansies) et des tableaux qui, exposés à Londres en 1929, provoquent l'in¬ tervention de la fKjlice. Il s'éteint au sanatorium de Vence le 2 mars 1930.

IL THÉMATIQUE

Envisagées dans leur chronologie, les vingt-sept nouvelles de ce volume possèdent trois caractéristiques majeures : leur rap¬ port avec les trois phases du tour du monde de Lawrence, leur division entre deux pulsions contradiaoires, leur lien avec le reste de l'œuvre. Chacune se rattache plus ou moins directe¬ ment à l'expérience vécue de Lawrence. Mais on peut distin¬ guer trois périodes. Les six premières qui, sauf < Rex >, ont été écrites en Italie ou en Sicile nous mettent en présence de l'An¬ gleterre des années de guerre et de l'immédiat après-guerre.

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Nous y trouvons la nostalgie des Midlands, l'évocation d'un paysage et d'un climat déprimants, des personnages affectés par la maladie, le deuil ou la solitude. Elles nous disent un Lawrence dont l'exil ne peut exorciser le soleil noir de sa mélancolie. Cette tonalité dépressive n'est pas maîtrisée par l'intellectualisation de Kangourou. Mais leur opacité impres¬ sionniste est pour quelque chose dans la beauté de ces contes. On peut dire que < Paon d'hiver > ou < La fille du maqui¬ gnon > expriment une veine poétique dont sont dépourvues des oeuvres plus longues et plus ambitieuses, telles que Aaron's Rod ou Kangourou. Les treize nouvelles de la période 1922-26 accordent une place de choix au cadre américain. Sous des formes diverses Lawrence y développe le thème de la quête : sous une forme mystique dans < La coccinelle > et < La fugitive >, fantastique dans < Frontière >, fantaisiste dans < Le crescendo > et < Bien¬ heureux fantômes >, dramatique dans < La princesse > et < Pas question ! > ou encore naturaliste dans < Soleil >. A ce thème s'ajoute le constat de faillite des valeurs occidentales. C'est une déploration que Lawrence reprend maintes fois dans ses essais ou sa correspondance. A la recherche d'un système de valeurs étranger aux modèles de l'occident chrétien, Lawrence fait sou¬ vent dériver sa narration vers l'allégorie. Mais comme nous y trouvons aussi l'écho plus prosaïque de soucis conjugaux, il en résulte des ruptures de ton parfois déconcertantes, par exemple dans c Le crescendo >, < Frontière > ou < Qui rira le dernier >. Dans < Le cheval ensorcelé >, récit qui appartient à cette période, le fantastique n'est pas lié à une problématique de couple. Il s'agit d'un enfant et de son cheval à bascule, dans un décor on ne peut plus britannique. On a l'impression d'être plus près d'Alice aux pays des merveilles que de la fugitive au pays des Chilchuis. Pourtant les deux récits, le britannique et le mexicain s'agencent d'une manière identique. Conformément aux règles du genre, nous allons passer gra¬ duellement du vraisemblable au prodigieux. Telle la blonde amazone, l'enfant hippomorphe chevauche vers un au-delà qui l'éloigné des siens, mentalement d'abord, puis physiquement. Il est, lui aussi, en quête d'un secret qui se révélera monel. A l'arrière-plan de ces deux aventures surgit un récit fondateur, celui de la recherche du fruit défendu et de l'inéluctable sanc¬ tion qu'elle entraîne. Mais, au fait, < Le cheval ensorcelé > ne serait-il pas une réécriture parodique de < La fugitive > ? A la

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place du vrai cheval de la fugitive nous trouvons ici un cheval de bois. Le personnage central est réduit aux dimensions d'un enfant. Surtout, et de façon plus significative encore, aux va¬ leurs spirituelles de < La fugitive >, < Le cheval ensorcelé > substitue celle, méprisable, de l'argent {< toujours plus d'ar¬ gent >...) c'est-à-dire la négation de la valeur. Mais, chacune à sa manière, les deux nouvelles expriment une même angoisse, apocalyptique au sens propre : la mort est immanente à la révélation instamment désirée. Ainsi, à partir de 1922, le régionalisme qui imprégnait les récits de la période précédente cède à une inspiration faite d'éléments complexes, parfois contradictoires, mais qui confè¬ rent à l'ensemble une tonalité plus engagée, plus intellectuelle et souvent plus ambitieuse. Sur le spectacle d'une Angleterre mutilée par la guerre — le < wasteland > de T.S. Eliot —, vien¬ nent se greffer des rancœurs d'ordre privé, des doutes de na¬ ture politique et la condamnation d'une morale enracinée, aux yeux de liwrence, dans le mea culpa calviniste. D'où, par réaction, une prédication vaguement millénariste où s'unissent l'évocation d'un ésotérisme hellénique, celle d'une cosmogonie amérindienne et d'une apologie du vécu sejcuel en termes per¬ sonnalistes. Par contraste, les huit nouvelles de la période 1926-28 marquent un retour à la veine strictement anecdotique des années 1921-1922. Leur mode plus serein, coloré d'humour et de tolérance, traduirait l'apaisement qu'Aldous Huxley a pu noter chez Lawrence lorsque les deux écrivains se sont rencon¬ trés en 1927. En prenant connaissance des textes le lecteur pourra consta¬ ter qu'un certain nombre des nouvelles de ce volume, à commencer par < La fille du maquignon >, jalonnent l'itiné¬ raire qui mène à L'amant de Lady Chatterley. < La coccinelle >, < La princesse >, < La fugitive >, < Pas question ! >, < Bienheureux fantômes >, < Soleil > et < Mère et fille > sont autant de variations sur le motif de < La belle au bois dormant >. Elles nous racontent le cheminement d'une femme vers l'éclosion de sa féminité. Mais il n'aboutit pas de façon satisfaisante et en deux circonstances l'héroïne connaît un destin tragique. L'expérience de ces héroïnes s'inscrit dans un récit de voyage qui, de manière aussi sûrement allégorique que dans Le voyage du pélenn de Bunyan, en souligne le caraaère initiatique. Le paysage est celui de tous les récits d'initiation.

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avec ses reliefs montagneux et ses obstacles naturels : Alpes autrichiennes. Montagnes Rocheuses, corniches siciliennes. Ce sont aussi les paysages qui ont à la fois fasciné et à l'occasion terrorisé Lawrence. Sur les héroïnes en question il projette son propre imago. Mais avec une ambivalence sur laquelle s'accordent tous les commentateurs de l'écrivain, nous le voyons aussi projeter cet imago sur un personnage masculin. < La poupée du capitaine > est un exemple singuliètement intéressant à cet égard. Sous le triangle Alexander/ Evangeline/ Hannele il est facile de repé¬ ter Lawrence/ l'épouse-mère/ Frieda. Notons d'abord que la relation Alexander-Evangeline se résout par la mort de la femme < angélique > et à la fois castratrice : une fois de plus resurgit l'évocation où, comme dans Fils et amants, fusionnent la mère et < la promise > (...!). Plus complexe et plus originale est la relation Alexander-Hannele. Nous avons ici affaire à une incarnation de Frieda identique à celle de < Jadis > avec le personnage d'Anita'. A un certain point du récit Hannele est à la veille d'épouser un notable dans lequel on peut à la rigueur reconnaître le premier mari de Frieda. Mais survient Alexander, entre lequel et Hannele se sont déjà manifestées des affinités électives. Le récit reconstitue la relation Frieda- Lawrence en termes idéalisés et ceci au gré de circonstances aussi contingentes que dans < Crescendo >. Alexander adopte à l'égard de Hannele une espèce de passivité indulgente qui n'a tien de commun avec l'empressement que, en 1912 à Nottin¬ gham, < Bertie > manifestait à Frieda Weekley. Cette teconstruction de l'histoire nous révèle ainsi comment Lawrence perçoit son vécu conjugal au début des années 20. Plus significative encore est l'invention de la poupée. L'objet est d'abord, au sens analytique, un mannequin, une projection d'Alexandet, un mode d'appropriation de celui-ci par Han¬ nele. Evangeline ne s'y trompe pas et elle désire en déposséder la jeune fille. Le rôle et la valeut allégorique du mannequin sont soulignés par plusieurs scènes dans la première partie du récit. Mais il s'agit aussi d'une < poupée > (doll), c'est-à-dire d'un jouet. Or Alexander n'entend pas être < le jouet > de Hannele. C'est pourtant ce qui se produit, car dans la dixième section du récit, la représentation de la poupée s'est trouvée intigrée dans une nature morte ! Tous les efforts d'Alexandet tendent donc à interdire à Hannele de l'idolâtrer

1. Cf. Tome I, pp. 395 & sqq.

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au sens propre du mot. Nous constatons l'aboutissement victo¬ rieux de ces efforts : Hannele capitule et demande à Alexander la permission de brûler le tableau. Il y a là un témoignage difficilement récusable sur les relations conjugales des Law¬ rence à la veille de leur tour du monde et à Γ avant-veille de < l'épisode Murry >. La prédication lawrencienne s'effectue, non à travers les pro¬ pos de ses héroïnes, mais tantôt directement, par ce que l'on nomme < la voix > du narrateur (< La princesse >, < La fugi¬ tive >, < Soleil >) et tantôt par le truchement d'un personnage porte-parole. C'est notamment le cas de Dionys dans c La coc¬ cinelle >. Les discours de Dionys (c'est-à-dire Dionysos) mon¬ trent la fascination qu'exerce alors sur Lawrence une interpréta¬ tion ésotérique de certaines figures du panthéon gréco-romain. On le sent très proche de l'orphisme et Dionys fait allusion à une < sorte de franc-maçonnerie >. Cet ésotérisme est repris successivement dans < Le crescendo >, < Frontière >, < Qui rira le dernier > et < Bienheureux fantômes >. Notons que, chrono¬ logiquement, < Qui rira le dernier > est contemporain de l'es¬ sai intitulé Pan in America, Quant au symbole de la cocci¬ nelle, qui est le sujet d'une conversation entre les protagonistes vers la fin du récit, il nous renvoie aux traditions religieuses de l'Egypte antique. Point n'est besoin d'invoquer une quel¬ conque influence de Jung pour comprendre la relation que Lawrence établit bientôt entre les deux panthéons, le méditer¬ ranéen et celui des Indiens d'Amérique. La coccinelle est à Dionys ce que le phénix est pour Lawrence : une allégorie héritée de l'Egypte, un être unique, instrument d'une immola¬ tion à laquelle est subordonnée une peφétueIle renaissance. Un trait moins intellectualisé et plus profondément révélateur identifie Lawrence à Dionys. Dionys est mort (enfoui dans un entonnoir d'obus) et sur son lit d'hôpital il est témoin de sa propre résurrection. Il se laisse pousser la barbe et les cheveux. On observera dans cette nouvelle et dans d'autres à quel point l'écrivain insiste sur le système pileux des personnages. Lui- même a depuis 1915 opté pour le port de la barbe et il s'en explique dans sa correspondance : < J'ai décidé de me laisser pousser une barbe rousse, à l'abri de laquelle je vais désormais me dissimuler comme un animal dans un buisson >. Choisir le phénix pour emblème et y inscrire la trajectoire de son existence est un engagement lourd de conséquences. < L'homme qui aimait les îles > est un autre récit de mort et

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de résurrection. La soi-disant satire visant Compton Mackenzie n'est qu'un rideau de fumée. En trois phases l'auteur évoque la solitude de l'homme devant la mort. On aura reconnu le personnage d'Everyman, héros de la dramaturgie médiévale. Sous l'abondance des détails satiriques, le filigrane résume et préfigure le destin, non de Mackenzie, mais de Lawrence lui- même. En trois étapes, par trois îles qui opèrent comme au¬ tant de filtres spirituels, l'Alceste un peu jouisseur du début se mue en ermite réduit à une vie entièrement végétative. Ce rétrécissement, sur fond géographique de plus en plus dé¬ pouillé, mime le passage graduel de Taos à Vence. Le paysage géographique de la troisième île et le paysage intérieur de Cathcart sont empreints d'une désolation qui fait déjà songer à Beckett. L'examen du détail montrerait que nous avons affaire à l'un des récits les plus hallucinés de l'écrivain. Dans sa correspondance et dans ses essais, Lawrence affirme une personnalité de polémiste fréquemment vitulent et expédi- tif. On ne saurait donc éluder les rapports qu'il a entretenus avec les doctrines et les débats idéologiques dont il fut le contemporain. Socialisme, communisme, facisme, national-so¬ cialisme, racisme, antisémitisme ; où le situer ? A plusieurs endroits l'oeuvre de Lawrence affiche les stéréo¬ types antisémites les plus courants. Le Juif est un parasite, un exploiteur. Cette image s'intègre à la dénonciation du capita¬ lisme industriel que nous trouvons dans certains romans (Fem¬ mes amoureuses), dans < Soleil >, < L'homme qui aimait les îles > ou < Jimmy et la désespérée >. C'est effectivement un cliché que la propagande hitlérienne martèlera inlassablement. En dépit de sa culture biblique mais peut-être à cause d'elle, Lawrence ne s'est pas soucié de savoir si le judaïsme pouvait être autre chose que Γ < Ancien Testament >, donc un ar¬ chaïsme. D'ailleurs sa curiosité et son imagination le poussent vers les polythéismes. Comme le font toutes les théoties racistes, celle de Lawrence établit une hiérarchisation entre les communautés humaines. Mais ce serait une grave erreur que de la confondre avec la théorie hitlérienne. D'inspiration exclusivement nationaliste et politique, cette dernière revendique pour un groupe génétique dont l'existence même est fort contestable une supériorité ab¬ solue et qui englobe pêle-mêle le militaire et l'esthétique, le sportif et le scientifique, le culturel et le politique. Le critère de discrimination lawrencien est d'ordre spirituel, même si la