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Classiques Garnier

La traduction

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Nouvelles complètes. Tome I
  • Pages : 37 à 39
  • Réimpression de l’édition de : 1986
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 570
  • Série : Textes du monde
  • Thème CLIL : 4033 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Langues étrangères
  • EAN : 9782812415319
  • ISBN : 978-2-8124-1531-9
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-1531-9.p.0035
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/04/2014
  • Langue : Français
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caducité. C'est une société < sans avenir >. C'est ce jugement qui, on vient de le voir, pousse Lawrence à quitter l'Angleterre pour le sud en 1919. Les rapports entre le mal de vivre et l'état de la société est l'un des grands thèmes de l'œuvre. C'est celui de L'arc-en-ciel mais ce peut être aussi celui de récits bien moins ambitieux. Ainsi, < Fragment de vitrail > oppose le XV' siècle à l'âge contemporain. Celui-là est l'âge primitif, où l'homme vit au diapason de la nature, tandis que celui-ci est l'âge industriel, avec son cortège de frustrations. On peut appliquer la même remarque à propos, cette fois, de la guerre, à la série de récits où une corrélation se manifeste, entre le processus de nécrose spirituelle et les sanctions individuelles : mutilation de l'enfant dans < Angleterre, ma patrie >, métaphore de castration dans < Les billets, s'il vous plaît !>, cécité dans < L'aveugle >, mort physique de Banford et mort spirituelle de Match dans < Le renard >.

Perception et recréation Pour March, Henry est le renard. Pour nous le renard, c'est Lawrence : il observe, attentif aux symptômes et aux indices les plus discrets. Mais, parce que ce sont des symptômes et des indices, il est aussi, avec son < sixième sens >, à l'écoute du souterrain. Écrivain, il nous livre immédiatement les données de son observation, laissant au lecteur le soin de construire ou d'interpréter éventuel¬ lement, selon sa propre vision des choses. Le < grand fracas > de la petite locomotive, que mentionne la première phrase de < Parfum de chrysanthèmes > peut ainsi avoir ou non des répercus¬ sions sur notre lecture : l'œuvre est ouverte comme une parabole et il nous appartient de l'enrichir de notre émotion personnelle. Poète et dramaturge en même temps que romancier, Lawrence est toujours conscient de la dimension sonore. Cette dimension se laisse saisir, soit dans la description — c'est l'exemple du < grand fracas > évoqué plus haut -, soit dans le dialogue, par exemple dans l'emploi du dialecte — terme préférable à celui de patois, lequel implique trop souvent un jugement péjoratif. Le recours au dialecte paraît relever d'un souci de réalisme, c'est l'évidence même ; les personnages dont Lawrence reproduit la façon de parler utilisent bien le dialecte du Nottinghamshire. Mais il y a chez Lawrence un contenu idéologique à la lumière duquel il ne peut être envisagé uniquement comme un artifice

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réaliste comparable à ce que l'on trouve, par exemple, chez Balzac. L'homme Lawrence est ainsi constitué qu'il conserve de ses origines géographique et sociale une conscience toujours très vive, et qui s'affirme à toute occasion. Or, précisément, le dialecte est un marqueur de classe et un .marqueur géographique. Dans tout pays - et c'est le cas de l'Angleterre à l'époque de Lawrence plus qu'aujourd'hui -, où l'usage de la langue nationale est un indispensable passeport socio-professionnel, l'emploi du dialeae signifie, soit que celui qui en use se refuse ou se voit refuser ce passeport, soit encore qu'il proteste contre la déchéance dont le dialecte est frappé. Une troisième fonaion du dialecte réside dans sa valeur intimiste. Il est le langage de la classe, mais il est aussi celui du village ou de la famille, un idiolecte utilisé de manière très précise pour faire passer de l'ineffable, pour transmettre une chaleur ou une émotion que seuls peuvent partager des initiés. Par cette modulation du dialecte, Lawrence est très proche d'un romancier qu'il a beaucoup lu et beaucoup admiré, Thomas Hardy. Au début de la guerre de 14 Lawrence a écrit un Essai sur Thomas Hardy à la faveur duquel il met au clair moins l'oeuvre de Hardy que ses propres hypothèses littéraires et psychologiques. C'est donc ailleurs qu'il faut chercher la véritable trace de Hardy sur Lawrence. Jessie Chambers, qui fut l'une des premières biogra¬ phes de Lawrence, nous apprend qu'elle et Bertie communiaient dans leur admiration pour Tess d'Urbervitle durant leurs années d'adolescence. On lisait le roman à haute voix au cours des veil¬ lées chez les Chambers. Cenes, Lawrence n'a rien d'un Thomas Hardy, dont il était d'ailleurs de quarante-cinq ans le cadet, mais on trouve dans l'éducation intellectuelle des deux romanciers un facteur commun : le non-conformisme, la culture biblique, puis la confrontation de cette culture à la pensée scientifique du temps, représentée notamment par Thomas Huxley et par Charles Darwin. On trouvera donc chez l'un comme chez l'autre un certain nombre de traits mineurs, par exemple l'anti-cléricalisme qui af¬ fecte également les clergymen dans < Les filles du pasteur > et dans Tess. C'est aussi la dénonciation du machinisme en des ter¬ mes tout à fait semblables. C'est encore un symbolisme lunaire ou solaire, évident dans Tess, et qui affecte respectivement Femmes amoureuses et < La fugitive >. Si l'on peut attribuer à l'argument d'une nouvelle comme < Le baptême > une anecdote dont Lawrence aurait entendu parler, il est aussi permis d'y voir une réinterprétation de l'épisode du baptême de Sorrow, l'enfant naturel de Tess. De même, le « privé > de l'estaminet des Rolliver, chez Hardy, évoque le < privé > décrit par Lawrence dans < Son tour à

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elle >. La myopie spirituelle est symbolisée par les lunettes d'argent de Mrs Clare dans Test et par celles de Banford dans < Le renard >. Ces points de convergence inscrivent Lawrence dans une tradition narrative qui donne une large place à l'image, brute ou symbolique. En revanche le dialogue lawrencien annonce une conception du langage beaucoup plus moderne et dont les nouvelles procurent autant d'exemples que le théâtre. Ici encore se marque le sens ou, mieux encore, l'instina médiatique de Lawrence. Il faudrait lire ou relire la séquence des nouvelles qui vont du tout début, mais, par exemple, du < Bas blanc >, jusqu'au < Renard >. Les principaux relais ont jxjur titre < L'amour dans les meules de foin >, < La nouvelle Eve et le vieil Adam > et < Les billets, s'il vous plaît ! >. On pourra alors constater la progression d'une tech¬ nique de dialogue où le langage se charge de sous-entendus et d'insinuations ironiques ou menaçantes. La dissociation entte le sens et le discours éclate et le leaeur s'aperçoit qu'il est déjà dans les parages d'un théâtre de loin postérieur à Lawrence : le théâtre d'Albee, de Tennessee Williams ou de Pinter. Envisagée dans une lumière polémique, la relation de couple produit ce discours pa¬ thogène, dont Lawrence saisit naturellement la qualité dramatique. Ce discours double donne au même titre que Γ image-symbole une double représentation du réel. Au théâtre, qui est le domaine du dialogue, correspond la poé¬ sie, qui est le domaine du symbole, ce qui a fait dire à juste titre à Mayoux au sujet de Lawrence qu'il était essentiellement un poète. Dans la pièce intitulée The Collier's Friday Night (Le vendredi soir du mineur), nous voyons et nous écoutons deux personnages, lesquels ne sont autres que deux protagorûstes du roman Fils et amants dont les noms ont été modifiés, en train de lire des passages des Fleurs du mal. Baudelaire est indiscutablement l'une des influences les plus méconnues qu'ait subies Lawrence. Et pour¬ tant, comme il est vrai que pour lui, comme pour ce poète, ir La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles. L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers. * ! Dans cette nature Lawrence a comme Baudelaire recherché et cru découvrir : «... une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté *. Aux lecteurs de ses premiers poèmes Lawrence apparut d'emblée

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comme un < imagiste >, c'est-à-dire comme l'un des disciples des symbolistes français. On a dit que, en 1914 Amy Lowell, théoricienne du mouvement, avait tenté d'enrôler effectivement Lawrence à ses côtés. En réalité c'était chose faite, bien que Lawrence s'en défendît. Il est constant qu'il procède spontanément par un discours d'images-symboles, soit de façon élaborée, insistante et didactique, ainsi qu'on le rencontre le plus souvent dans ses romans, soit de façon plus discrète et par conséquent moins perceptible, ce qui est le cas pour les nouvelles. Ici encore un exemple ne nuira pas. Dans < Le deuxième choix > Frances s'apprête à mettre sa sœur au courant des derniers développements de sa situation amoureuse. C'est alors que surgit de terre... une taupe. Il y a rupture dans la conversation et rupture dans la'narration. On attrape la taupe et l'on finit par la tuer : une autre hypothèse narrative ne peut guère être envisagée. Cette parenthèse nous mène au personnage de Tom Smedley, le < deuxième choix > de Frances. On notera au passage la valeur onomastique de ce nom dans la langue anglaise (Tom suggère le sexe et Smedley < sonne > comme < smell > — le flair). L'équivalence est ainsi suggérée entre la taupe, animal essentielle¬ ment tactile, qui fouine ou qui flaire, et l'homme que Frances trouve sur son chemin. La taupe, décrite comme un petit animal < zigzaguant, silencieux, image spectrale de la joie de vivre >, est aussi l'emblème de la confusion affeaive à laquelle Frances est en proie. Elle personnifie le désir inconscient qui chemine souterraine- ment vers Tom. De telles images, jamais explicitées, insolites, ino¬ pinées, mettent en évidence le caractère avant-gardiste de l'écriture lawrencienne, de ce point de vue. L'objet — au sens où l'on parle d'< objet théâtral > — peut, enfin, être une scène entière. Le cas le plus évident et le plus fréquent nous en est fourni par la toilette du mineur, représentée dans la trilogie minière, décrite dans Fils et amants, reprise dans < Les filles du pasteur > ou dans < Mineur malade >. Sa charge symbolique est considérable, car elle nous mène au cœur du système de pensée lawrencien. Il s'agit d'un acte quotidien, d'un rite ; l'homme souillé de crasse et de sueur s'assied dans un bac plein d'eau chaude et sa femme lui fait sa toilette. Le rite prend tour naturellement un aspect allégorique, discrètement suggéré par le narrateur. Il y a l'image de la nais¬ sance par la femme : poche amniotique et gangue obscure cèdent, celle-ci dans le travail du bain comme celle-là dans le travail maîeutique. Nu, le mineur renaît, se révèle, s'intègre quotidienne¬ ment au cercle de famille. C'est ainsi que, dans les spectacles familiers évoqués par Baudelaire, Lawrence trouve une symbolique

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fondamentale quant aux rapports de l'homme et de la femme. Dans ce cérémonial, mais en d'autres occasions - et ce, dans les récits écrits ou conçus avant la rencontre de Frieda -, l'homme est révélé au regard de la femme, et non l'inverse. On peut, dans la toilette du mineur, considérer deux aspects : le dévoilement, d'une part, où l'on peut lire un geste analogue à la parade amoureuse (chez Lawrence la fierté masculine est proche de l'ostentation sexuelle) et, d'autre part, l'ablution. L'ablution nous conduit à la symbolique des éléments, telle que la met en œuvre notre écrivain. Cette symbolique informe toute son œuvre et ce de façon très homogène. Elle englobe les éléments, le cosmos, les matériaux. Pour ce chtonien, ce fils de la mine qu'est Lawrence, rien de suφΓenant à ce que l'eau soit perçue comme le signe de l'ambiguïté ou de la perfidie. Elle peut méta- phoriser l'union sexuelle. C'est le cas de l'eau du bain dans < Les filles du pasteur >. C'est, dans cette même nouvelle le cas de la mer : marin, Alfred a été initié au sexe, mais sans rencontrer la plénitude qu'il trouvera ensuite avec Louisa. Dans < Le renard > la mer métaphorise à la fois l'union de March et de Henry, et les incertitudes que réserve cette union. Dans < Les filles du pasteur >, les < réjouissances aquatiques > auxquelles donne lieu le bain du bébé sont en rapport direct avec les relations de Massy et de son épouse. Le soubassement psychi¬ que des relations entre personnes, donné parfois dans le dialogue, peut aussi l'être pat la symbolique des éléments. Ainsi l'arbre mort, le coffre à ixiis, l'élément ligneux tracent dans l'inconscient de Henry l'image morte de Banford, à quoi s'opposent la terre fertile, l'air et le mouvement de March (c'est-à-dire < la mar¬ cheuse >) vivants et dynamiques. Un mot enfin des archétypes culturels, autre système d'images- symboles. Chez Lawrence, comme chez tout un chacun au dire de la psychanalyse, l'expérience biographique conduit à une recons¬ truction schématisée d'un mythe fondateur. La représentation de ce schéma est donnée dans une nouvelle comme < L'amour dans les meules de foin >, avatar prosaïque de la Genèse. Dispensateur du pain et du vin dans la scène du repas en plein air, le père règne sans partage à la faveur d'une glorieuse moisson d'été. Tels Caïn et Abel, les frères se sont opposés violemment mais, à la faveur d'un déluge bienfaisant, ils se sont réconciliés. Une décons¬ truction du mythe de la Chute se trouve ainsi esquissée. Il s'agit d'un exemple exceptionnellement clair, mais il ne fait pas de doute que d'autres nouvelles comportent un filigrane narratif de

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même nature, d'inspiration apocalyptique. < L'ombre dans la rose¬ raie >, entre autres, paraît justiciable d'un examen très attentif. L'évocation de l'eau déploie enfin la dimension d'un chroma- tisme symbolique. Le passage de la lettre de Lawrence à Ottoline Morrell relatif à ses visions spectrales au bord de la mer illustre ces associations. La blancheur, associée à l'eau, est mortifère ou dangereuse. Il en est ainsi de la neige (dont la pellicule est comparée à un suaire par le héros de Kangourou) : les flocons vus du train dans < Les filles du pasteur > sont un sinistre présage. En revanche, dans le même récit, la blancheur des fleurs de pximmier est de bon augure, car elle participe de la fertilité végétale. Ce tempérament de coloriste chez Lawrence le rend également attentif à la valeur suggestive des formes et des volumes : dans la même nouvelle, le dos d'Alfred ou la toison de Louisa. Rappelons toutefois que la sensualité de Lawrence ne cesse de renvoyer à une épaisseur, à une sous-jacence qui est le royaume obscur de l'inconscient. Là, sourdement rythmée, circule la vie qui < bat >, la vie du sang. Elle détient une vigueur spéciale chez les êtres secrets qui, tels le Billy Budd de Melville, sont les moins enclins à verbaliser l'émotion. Lawrence évoque ce type d'individu dans ses nouvelles allemandes ou celles du temps de guerre : < L'écharde dans la chair >, < L'officier prussien >, < Angleterre, ma patrie >, < L'aveugle >. Dans ces nouvelles il est flagrant que le rôle de la femme tel que l'écrivain nous le faisait percevoir dans les récits antérieurs a profondément changé. Il s'est estompé, il a même totalement disparu dans < L'officier prussien >. Il paraît impossible de ne pas mettre pareil changement de perspective en rapport avec le sutgissement de Frieda dans la vie de Lawrence. Dans ces nouvelles l'intuition masculine se trouve valorisée à un tel degré que l'imago paternelle semble dominer l'activité créatrice de notre auteur. Et lorsque la femme réapparaît (< Samson et Dalila >, < Vous m'avez touché >, < Le renard >), la puissance de cette imago est telle que les membres du couple sont décrits comme des termes antagonistes, donnant au mot < couple > un sens purement mécanique. Dans les nouvelles mettant en cause des rapports entre êtres de sexe différent ou de même sexe, la chronique est le plus souvent donnée comme une succession de crises et de pauses. A la faveur de ces pauses, de ces répits, peut se satisfaire un désir solitaire de ressourcement où la marche, la locomotion joue un rôle capital. Nous le voyons dans < Les ombres du printemps > ou dans < La sorcière à la mode >, dans le pèlerinage de < L'ombre dans la roseraie > ou encore dans le calvaire, avec < Fragment de vitrail >

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et < L'officier prussien >. Ainsi se traduit aussi la démarche dialec¬ tique de l'auteur, telle qu'elle guide le lecteur dans L·'arc-en-ciel ou Femmes amoureuses. Que penser de la manière de Lawrence écrivain et de son style ? Farouchement individualiste et volontiers provocateur, il n'a que faire des règles du beau style. Dramaturge, peu lui imjxntent les canons de la pièce bien faite et, romancier ou nouvelliste, il ne se soucie guère de suivre tel ou tel modèle. On relève ici ou là des négligences qui pourraient laisser penser à une hâte excessive dans la composition. Ainsi, dans < Les filles du pasteur >, Lawrence appelle Fred le frère d'Alfred, ou bien, après nous avoir parlé des frères et sœurs de Mary et Louisa au début du récit, il oublie de nous dire ce que sont devenus des personnages. Or, la composi¬ tion n'est jamais marquée par la précipitation, bien au contraire. Force nous est donc de penser qu'il s'agit là de détails sacrifiés par Lawrence au profit d'aspects auxquels il arrache beaucoup plus d'importance. En effet, sa mise en perspective des personnages se dispense de la médiation de personnages rémoins, de personnages accessoires, de figurants. Sa méthode repose sur deux procédés fort simples. Ou bien les personnages s'expriment sous forme de dialo¬ gue et, comme il a été dit, ce dialogue est destiné à faire sentir au lecteur ce que dissimule la forme littérale du discours. Ou bien l'auteur narrateur nous dit de la manière la plus claire ce que nous devons penser du personnage. Cette technique omnisciente rattache Lawrence à une tradition que répudient ses grands contemporains Joyce et Virginia "Woolf en adoptant cette techni¬ que de rupture qu'est le monologue intérieur. Pas de monologue intérieur chez Lawrence. C'est, ainsi que nous venons de le voir, par l'image qu'il fait surgir à notre esprit la réalité du courant de conscience chez les êtres qu'il met en scène. Ce procédé si constant de métaphotisation, mais dans le cadre d'une démarche assez tra¬ ditionnelle, a pour contrepartie une forme d'insistance qui a sou¬ vent été reprochée à Lawrence. A propos de < L'officier prussien >, le romancier Norman Douglas, pourtant très lawrencien lui-même, a pu parler de < redondance > et même de < radotage >. Qu'y a-t-il effectivement derrière la lourdeur, la répétition anaphotique, oui, le radotage lawrencien ? Il y a d'abord lieu de faire la part des choses. En matière de répétition le lecteur anglais se montre généralement plus indulgent que le lecteur français et s'il est vrai que de très grands romanciers, tels Jane Austen ou George Meredith, peuvent par l'élégance de leur style, rivaliser avec un Flaubert, il est aussi vrai que Dickens, pour ne citer qu'un exem-

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pie, ne constitue pas un modèle de perfeaion stylistique. Mais dans le cas de Lawrence il est fort malaisé de distinguer la répétition négligente de la répétition intentionnelle. Lorsque, dans < Le vieil Adam > ou < L'enveloppe mortelle >, la narration semble marquer le pas, du fait des répétitions et des redondances anaphoriques, nous devons comprendre qu'il s'agit pour Lawrence de nous faire pwrcevoir la qualité d'un psychisme particulier, celui du person¬ nage en cause. Ainsi, un certain mimétisme imprègne le style descriptif, ce style revêtant alors une fonction emblématique, re¬ présentative, métaphorique. On lè voit, l'imagisme en vient de la sorte à imprégner le rythme et la cadence narrative. Au reste, rythme et cadence sont investis d'un rôle également mimétique à l'occasion des descriptions purement objectives. < Les billets, s'il vous plaît ! > s'ouvre sur un passage absolumerit typique de ce procédé. La phrase épouse les mouvements du tramway dans ses ascensions, ses glissades, ses syncopes, ses pauses ou ses saccades ; on ne saurait trouver meilleur exemple d'imagisme stylistique. Mais, encore une fois, cet imagisme est subordonné à une vision qui est la vision personnelle de Lawrence, une vision quelque peu apocalyptique de l'Angleterre en guerre. Comme procéderait un réalisateur, Lawrence débute par un < panoramique > des Midlands pour suivre < en travelling > la course du tramway. Puis une succession de plans de plus en plus rapprochés évoque la relation d'Annie et de John Thomas au sein du microcosme, le passage de la camaraderie à l'hostilité et l'explosion de l'affect dans la scène de lacération. Comme chez les créateurs doués d'une forte individualité, la manière et le style sont, chez Lawrence, le tissu même de la pensée et de l'inspiration. Songer à leur appliquer la grille de normes préétablies relève donc d'une cécité critique dont il importe de se garder, sous peine de se refuser le plaisir du texte.