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Classiques Garnier

Note sur l’établissement, l’histoire et la composition des textes

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Note sur létablissement,
lhistoire et la composition
des textes

Pour La Bohême galante, nous suivons le feuilleton de LArtiste publié du 1er juillet au 15 décembre 1852, en indiquant, par linsertion dune étoile noire, la séparation des différentes livraisons.

En annexe (p. 207-218), nous publions le facsimile de huit folios manuscrits (avec leur transcription) appartenant au fonds Lovenjoul (D 741, fos 36-43). Ce manuscrit correspond à une première version de lévocation du Doyenné qui lance La Bohême galante et les Petits châteaux de Bohême. On y voit Arsène Houssaye intervenir directement sur le manuscrit, de façon à se donner le rôle dinitiateur dans linvention de la vie de bohème. Nerval réduira la part des interventions de Houssaye ; mais, comme il lavait fait un an auparavant pour le feuilleton des Faux Saulniers adressé au directeur du National, il conserve le tour dialogique que la commande dArsène Houssaye, directeur de LArtiste, confère à son écriture, – tirant ainsi de sa situation de sujétion par rapport à un directeur de presse une liberté de manière, qui est tout sienne. Par ailleurs, le manuscrit fait apparaître une écriture en continu, sans divisions en chapitres qui ne viendront quà un stade ultérieur de lélaboration du récit ; ce trait, qui apparaît aussi dans les manuscrits dAurélia1, signale un mode décriture en quelque sorte « musical », où tout se presse dès les premières « mesures », sans guère de ratures, et sordonne ensuite par associations ; les divisions, qui monnayent la matière selon les contingences de la publication, ne viennent que dans un second temps.

Au reste, le récit tout entier procède par associations. Ces associations prennent la forme dun montage de textes antérieurement publiés : 30La Bohême galante est un patchwork, où Nerval, au fil des livraisons, « recoud » ensemble – son Introduction au Choix des poésies de Ronsard [] qui remonte à 1830 (chap. v et vi), – des odelettes quil a publiées entre 1831 et 1835 (chap. vii), – des pièces en vers empruntées à deux opéras-comiques (Piquillo, Les Monténégrins) ou au Faust (chap. viii), – de larges morceaux découpés des récents Faux Saulniers (chap. ix à xiv), – eux-mêmes interrompus par une reprise de larticle sur les Vieilles Ballades françaises déjà publié trois fois depuis 1842 (chap. x et xi), – enfin le conte de « La Reine des poissons » issu dun compte rendu critique sur les livres denfants paru à la fin de lannée 1850 (chap. xv). Cette bigarrure textuelle compose avec la variété des formes (vers et prose mêlés dans le genre renouvelé du prosimètre), mais aussi avec la variété des tons et des modes énonciatifs, puisque Nerval mêle le récit (de souvenirs ou de promenades), la poésie lyrique recueillie dans une anthologie personnelle, et lessai critique quand il sagit de réfléchir sur lapport de la poésie de la Renaissance, sur les réformes du drame wagnérien, ou sur la valeur des chansons populaires.

Les contraintes de la publication en feuilleton servent ainsi détayage à linvention dune manière rhapsodique très singulière : le sujet sy donne à lire en ligne de fuite, selon la perspective quil instaure entre son histoire personnelle, lhistoire de sa génération, et lhistoire de la poésie universelle, tout au long de la série de masques ou avatars qui lont fait tour à tour poète bohème, faiseur dramatique, versificateur de lécole de Ronsard, traducteur de la poésie allemande, promeneur rousseauiste, et enfant du Valois, dépositaire dune parole poétique immémoriale aussi bien quhistoriquement située.

Pour les Petits châteaux de Bohême, nous suivons le texte de lédition originale parue chez Didier en 1853 (la Bibliographie de la France enregistre le volume au titre de lannée 1852).

On peut sétonner que Nerval reprenne à si peu de temps de distance le récit de sa bohème (la dernière livraison de La Bohême galante remonte au 15 décembre 1852). En réalité, on peut considérer La Bohême galante comme le maillon dune chaîne plus grande qui relie des textes antérieurs à des textes encore à venir, puisque les fragments de cette première anthologie personnelle vont essaimer dans les Petits châteaux de Bohême, puis dans Les Filles du feu. Dans tous les cas, la reprise nest pas une 31répétition pure et simple ; mais un déplacement et un réajustement, en même temps quune réappropriation de plus en plus subjective dune matière textuelle préexistante.

Larchitecture des Petits châteaux de Bohême est certes plus marquée : le « vagabondage poétique » de La Bohême galante se change en « petits mémoires littéraires2 », où la division en « château », seulement esquissée au début de La Bohême galante, devient un motif structurant, qui balise un parcours symbolique, fait de stases initiatiques. La manière dont Nerval réajuste ses propres textes consiste en un art de la dispositio : cest la place des fragments qui fait leur sens et qui les révèle. En témoigne par exemple le déplacement que Nerval fait subir à deux de ses poèmes : « Les Cydalises » (et non plus « Ni bonjour, ni bonsoir ») referme le « Premier Château », conférant au deuil de Cydalise une portée plus générale, tandis que « La Sérénade (dUhland) », jadis transcrite dans un Album amicorum à Cydalise (sous le titre « La Malade »), referme maintenant le « Troisième Château », – signe que la mort de Cydalise, redoublée entretemps par la mort de Jenny Colon (« Ma cydalise, à moi, perdue, à jamais perdue3 ! »), vaut désormais comme une allégorie du deuil de toute dame aimée et perdue, – prémonition dun Destin, qui se déploiera dans Aurélia.

Cependant, le nouvel ensemble ainsi constitué na rien lui-même de stable ni de définitif. Si le « Premier Château » se déleste de lexcroissance que formait lIntroduction du Choix des poésies de Ronsard [], le « Second Château » en inclut une autre, qui produit un nouveau déséquilibre, lequel appelle des réajustements ultérieurs. Nerval y réemploie en effet une pièce de théâtre, Corilla, qui y est significativement présentée comme une pièce de substitution, venue remplacer une défunte Reine de Saba « tombée dans le troisième dessous4 » : tout se passe comme si une pièce tenait lieu dune autre, de la même façon que, en abyme dans Corilla, la bouquetière remplace la prima donna, et de la même façon que, au Doyenné, le « Seigneur poète » quitte « la proie pour lombre5 ». La substitution (à partir dune origine perdue) enclenche un déplacement sans fin ; et le déplacement des textes fait des recueils nervaliens autant 32de châteaux de cartes ou châteaux en Espagne, dans lesquels tout agencement ne produit quune construction provisoire, – éphémère autant que somptueuse. Il en est de même pour le « Troisième château », qui est dailleurs moins le dernier de trois, que le troisième dun ensemble virtuel de sept, puisque Nerval le situe aussitôt, ironiquement, dans la série des Sept Châteaux de Nodier et de son roi de Bohême6. Leffet de clôture est délégué aux vers dopéra que Nerval rassemble dans la section « Lyrisme », bien accordée à lethos du poète bohème posé au début de lœuvre ; mais, chemin faisant, Nerval, dans la section « Mysticisme », a esquissé un premier groupement des sonnets qui se fondront bientôt dans Les Chimères, rejoignant alors un autre recueil : celui des Filles du feu, lui-même travaillé par ces déséquilibres dynamiques, inhérents à la logique de lœuvre fragmentaire et au mode dengendrement du Livre-Chimère7.

1 Voir Aurélia, OC XIII, p. 142-146. Le manuscrit fait clairement apparaître que les divisions en chapitres sont surajoutées (voir facsimile, ill. 2 et 5) dans un ensemble écrit dabord en continu.

2 La Bohême galante, p. 140 ; et Petits châteaux de Bohême, p. 173.

3 Petits châteaux de Bohême, p. 194.

4 Petits châteaux de Bohême, p. 172.

5 Ibid., p. 157.

6 Petits châteaux de Bohême, p. 194.

7 Voir notre préface, « Œuvre fragmentaire et livre-chimère : note sur la composition des Filles du feu », dans OC XI, Les Filles du feu, p. 9-24.