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Classiques Garnier

À un ami

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À UN AMI1

O primavera, gioventù de lanno,

Bella madre di fiori

Dherbe novelle e di novelli amori…

Pastor fido2.

Mon ami, vous me demandez si je pourrais retrouver quelques-uns de mes anciens vers3, et vous vous inquiétez même dapprendre comment jai été poète, longtemps avant de devenir un humble prosateur4.

Je vous envoie les trois âges du poète – il ny a plus en moi quun prosateur obstiné5. Jai fait les premiers vers par enthousiasme de jeunesse, les seconds par amour, les derniers par désespoir. La Muse est entrée dans mon cœur comme une 144déesse aux paroles dorées ; elle sen est échappée comme une pythie en jetant des cris de douleur. Seulement, ses derniers accents se sont adoucis à mesure quelle séloignait. Elle sest détournée un instant, et jai revu comme en un mirage les traits adorés dautrefois6 !

La vie dun poète est celle de tous7. Il est inutile den définir toutes les phases. Et maintenant :

Rebâtissons, ami, ce château périssable

Que le souffle du monde a jeté sur le sable,

Replaçons le sopha sous les tableaux flamands8

1 Cet ami était nommé dans La Bohême galante : il sagit dArsène Houssaye qui avait pressé Nerval décrire ses souvenirs. En recomposant, à partir de La Bohême galante, lensemble nouveau des Petits châteaux de Bohême, Nerval entend prendre plus dindépendance par rapport au directeur de LArtiste. – Il est remarquable par ailleurs que Baudelaire dédiera également à Houssaye (avec toutefois une ironie plus amère) vingt poèmes en prose parus dans La Presse en 1862 sous le titre Petits Poèmes en prose, si bien que le nom de Houssaye est associé à deux poètes qui, par des voies différentes, ont ouvert à la poésie le champ de la prose.

2 « Ô printemps, jeunesse de lannée, jolie mère des fleurs, des herbes nouvelles et des nouvelles amours… » : Nerval abrège lépigraphe quil avait donnée dans La Bohême galante, tirée de la scène i de lacte III du Pastor fido de Jean-Baptiste Guarini (1590).

3 En 1852 Gérard avait en effet donné à Arsène Houssaye un de ses albums de jeunesse calligraphiés, Poésies et Poëmes, composé au collège Charlemagne (voir la notice de Claude Pichois aux Premières Poésies de Nerval, NPl I, p. 1467-1471).

4 Lexpression « humble prosateur », en opposant le registre « bas » de la prose (genus humile) à celui « élevé » de la poésie (genus sublime), maintient en apparence la hiérarchie traditionnelle des genres, – que brouille en réalité la forme mixte du prosimètre quadoptent les Petits châteaux de Bohême.

5 Les « trois âges du poète » font écho, à léchelle de la vie personnelle, aux « trois temps » de la poésie que Victor Hugo, dans la préface de Cromwell, décline à léchelle de la littérature universelle. – « Prosateur obstiné », Nerval se dira aussi « rêveur en prose » dans Promenades et souvenirs (NPl III, p. 681).

6 Limage de la Muse se retournant semble inverser le schéma mythologique dOrphée aux enfers : ce nest plus Orphée qui se tourne vers Eurydice, mais la déesse qui se retourne vers le poète, labandonnant dans sa nuit, en lui léguant cependant son « image adorée » (« Horus », OC XI, p. 353).

7 « La vie dun poète est celle de tous » : cette sorte de maxime permet de justifier le projet autobiographique qui sous-tend les Petits châteaux de Bohême en lui donnant, sur un mode mineur, une portée générale. Nerval reprend ce motif dans Promenades et souvenirs : « Lexpérience de chacun est le trésor de tous » (NPl III, p. 679). « Insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! », écrira Victor Hugo dans la préface des Contemplations (1856).

8 Citation du poème dArsène Houssaye, « Vingt ans », où Houssaye évoquait la bohème du Doyenné, tout en faisant allusion aux amours de Gérard pour Jenny Colon. Ce poème sest dabord intitulé « Les Belles Amoureuses » dans le collectif Les Belles Femmes de Paris et de la Province, 2e série, 1840, p. 76-77 ; – puis « Le Beau Temps des poètes », dans LArtiste en mars 1841 (2e série, t. VII, p. 168) ; – cette version est reprise la même année dans les Poésies dArsène Houssaye. Les Sentiers perdus, Masgana, 1841, p. 78-83 ; – le poème prend ensuite le titre « Vingt ans » dans les Poésies complètes, publiées en 1850, et rééditées en 1852 au moment où Nerval compose La Bohême galante et les Petits châteaux de Bohême. Dans les trois vers cités ici, l« ami » en question est Gautier.