Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Neologica
2023, n° 17. Néologie et langues régionales - Auteurs : Balnat (Vincent), Hildenbrand (Zuzana), Makri-Morel (Julie)
- Pages : 165 à 186
- Revue : Neologica
- Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
- EAN : 9782406149880
- ISBN : 978-2-406-14988-0
- ISSN : 2262-0354
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14988-0.p.0165
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/07/2023
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
Elsen Hilke (2022), Neologismen. Ein Studienbuch, coll. Narr Studienbücher, Tübingen, Narr Francke Attempto, 198 p. – ISBN 978-3-8233-8485-4.
Cet ouvrage, destiné prioritairement aux étudiants et étudiantes du premier cycle universitaire, est consacré à l’étude des néologismes de l’allemand. Hilke Elsen, professeure de linguistique allemande à l’université de Munich, est une spécialiste reconnue de la question : auteure d’un ouvrage de référence sur les néologismes (2004, réédité en 2011), elle a également établi une bibliographie détaillée de la recherche en néologie (2011) et rédigé de nombreux articles sur des phénomènes portant sur la création lexicale, dont un sur l’état actuel des études de néologie outre-Rhin (2021).
Comme elle l’explique au début de l’ouvrage, c’est le constat d’un retard théorique de la recherche sur les néologismes en allemand, notamment par rapport aux travaux menés sur l’anglais et le français, qui l’a incitée à entreprendre la rédaction de cet ouvrage. Selon elle, en germanistique, les aspects lexicographiques ont depuis longtemps pris le pas sur les considérations lexicologiques, pourtant indispensables pour enrichir les dictionnaires de néologismes et corriger certaines affirmations de leurs auteurs, notamment au sujet de l’importance qu’ils accordent aux anglicismes. Conçu à la fois comme une introduction et comme un guide pratique à la recherche, ce manuel a donc pour double objectif de mettre au jour ces lacunes et de motiver les étudiants et étudiantes à entreprendre des études dans ce domaine.
L’ouvrage comprend huit chapitres, consacrés aux aspects théoriques, méthodologiques et techniques de l’étude de la néologie. Le premier concerne les bases théoriques : après avoir passé en revue quelques termes centraux (lexème, facteurs d’évolution internes et externes, dénotation, connotation, cooccurrence, etc.), l’auteure présente les voies d’émergence des néologismes (emprunt, changement sémantique et formation des mots) et souligne l’importance du symbolisme phonétique et de la dimension ludique du langage dans l’innovation lexicale. À l’instar de Pruvost et Sablayrolles (2019), elle considère les occasionnalismes comme des néologismes à part entière. Un rappel des principales fonctions communicatives des néologismes clôt ce chapitre.
166L’auteure présente ensuite quelques projets lexicographiques, dont celui, de grande envergure, mené au Leibniz-Institut für deutsche Sprache (IDS, Mannheim). Tout en soulignant les atouts que représentent les outils de détection modernes, l’auteure pointe un certain nombre d’écueils théoriques et méthodologiques, notamment les problèmes de définition, le recours systématique aux textes de presse, censés représenter la langue standard, les difficultés liées à la détection automatique des glissements sémantiques et les choix méthodologiques, souvent arbitraires, concernant le traitement des noms propres, des collocations et des composés transparents – autant d’aspects qui contribuent selon elle à livrer une image faussée du lexique et de son évolution. Pour montrer que d’autres approches sont possibles et souhaitables, elle propose ensuite un tour d’horizon des orientations actuelles de la recherche néologique, en présentant en particulier certains projets menés dans d’autres pays européens, dont le Royaume-Uni, l’Espagne (Catalogne) et la France.
Dans les trois chapitres suivants, Elsen formule des conseils pour mener à bien un travail de recherche sur un fait de néologie. Elle présente d’abord les approches empiriques en lexicologie, dont le recours aux corpus et aux questionnaires, ainsi que leurs aspects éthiques et juridiques. Elle retrace ensuite les principales étapes du travail, du choix du sujet à la réflexion sur les critères d’analyse en passant par les aspects pratiques de la gestion des ressources (temps, financement, matériel). Pour illustrer son propos, l’auteure propose des pistes méthodologiques visant à répondre à la question soulevée en introduction : les affirmations des lexicographes de l’IDS au sujet des anglicismes sont-elles pertinentes dans le cas de l’allemand ?
Elsen expose alors quelques difficultés soulevées par le traitement lexicographique des néologismes, notamment l’absence fréquente des « Kunstwörter » (créations ex nihilo, non segmentables en unités significatives) et les controverses au sujet de la catégorie des « affixoïdes » et de l’analyse des verbes morphologiquement complexes. Si ces développements concernent l’allemand, ils ne manqueront pas d’intéresser les spécialistes du français, qui font face à des difficultés similaires (Sablayrolles & Humbley 2021).
Dans les deux derniers chapitres, Elsen présente l’étude qu’elle a menée sur les néologismes attestés dans les genres textuels que sont la littérature enfantine, la littérature de jeunesse, les romans de fiction, la presse sérieuse et satirique et les émissions radiophoniques consacrées à la politique et la culture. Elle montre que la proportion d’anglicismes 167est bien en deçà de ce que suggèrent les dictionnaires de l’IDS et que les types de néologismes relevés divergent sensiblement de ceux relevés dans la presse, laquelle s’avère ainsi moins représentative de la langue courante que ce que l’on pourrait croire. À celles et ceux qui souhaitent appréhender pleinement les faits néologiques, l’auteure rappelle en conclusion qu’il est indispensable de tenir compte de l’intention de l’auteur, des registres de langue et des genres textuels.
La visée didactique de l’ouvrage est perceptible à plusieurs niveaux. Les chapitres, clairement structurés, sont de taille modeste et rédigés dans une langue globalement claire, qui évite le style jargonnant. Ils se terminent par des conseils de lecture visant à approfondir certains points, suivis d’exercices d’application dont les solutions sont données en fin d’ouvrage. Le propos est richement illustré, les études de l’auteure sur la néologie en (con)texte donnant par ailleurs un bel aperçu de la diversité des champs d’exploration à défricher. Souhaitons à cet ouvrage d’atteindre son objectif, à savoir susciter l’intérêt des étudiants et étudiantes pour les mots nouveaux et les inciter à faire progresser l’état des connaissances dans ce domaine.
Vincent Balnat
LiLPa (UR 1339)
Université de Strasbourg
Références bibliographiques
Elsen Hilke (2004/20112), Neologismen. Formen und Funktionen neuer Wörter in verschiedenen Varietäten des Deutschen, Tübingen, Narr.
Elsen Hilke (2011), « Bibliographie Neologismus mit Lehnwortschatz », Munich, URL : http://epub.ub.uni-muenchen.de/12130/1/Elsen_Hilke_Neologismus.pdf (consulté le 22/4/2022).
Elsen Hilke (2021), « German neologisms : what’s going on, what’s going wrong ? », Neologica, 15, p. 189-203.
Pruvost Jean et Sablayrolles Jean-François (20194), Les néologismes, coll. Que sais-je ?, Paris, Presses Universitaires de France.
Sablayrolles Jean-François et Humbley John (2021), « Terminologie de la néologie : quelques concepts et termes problématiques », Neologica, 15, p. 63-96.
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Polická Alena (2022), Dynamika šíření lexikálních inovací : identitární neologie a sociolektologie ve francouzském jazykovém kontextu [« Le dynamisme de la diffusion des innovations lexicales : la néologie identitaire et la sociolectologie dans le contexte linguistique français »]1, Brno, Masarykova univerzita, 289 p. – ISBN 978-80-280-0031-8.
La couverture de cette monographie attire l’œil par une illustration amusante du dessinateur écossais Tom Gauld, retraçant la « vie » des mots, de leur naissance jusqu’à leur déclin qui s’achève au cimetière des mots oubliés. Le lecteur pourrait en déduire qu’il tient entre ses mains un ouvrage de vulgarisation portant sur le ou les destins du lexique. Mais c’est tout le contraire puisqu’Alena Polická propose ici une recherche pluridisciplinaire fortement spécialisée, d’une complexité scientifique considérable.
Cette publication est le résultat de plusieurs projets de recherche que l’auteure a menés depuis ses études doctorales (doctorat soutenu en 2007, habilitation en 2019), ses sujets de prédilection étant l’innovation lexicale, le vocabulaire identitaire et l’argot de la jeune génération, le lexique de la banlieue parisienne et la créativité lexicale dans le domaine du rap. L’objectif principal de l’ouvrage est de présenter les tendances actuelles de la recherche sur le français substandard, mais aussi sur son histoire. Pour ce faire, Polická a recours à un large fonds théorique et bibliographique, tout en détaillant les résultats les plus concrets de ses recherches de terrain.
Cette monographie se compose de trois grandes parties. La première2 pose les bases théoriques des parties suivantes. Elle revient non seulement sur les problématiques générales de la lexicologie, de la sociolinguistique, de la métalexicographie, de la linguistique structuraliste et fonctionnelle, et rend compte également des approches en sociologie, en psychologie et d’autres disciplines susceptibles d’éclairer ou d’approfondir certains aspects de l’usage linguistique. En particulier, elle discute les ambiguïtés de la définition de la variation linguistique et de la délimitation de la synchronie et de la diachronie, en associant parfois la linguistique et la philosophie. Par exemple, deux schémas, inspirés par Bergson et Husserl, illustrent la subjectivité de la perception 169de la temporalité (p. 29). L’auteure relie également la linguistique à la théorie de la communication et au marketing, en présentant entre autres la théorie de la diffusion des innovations (diffusion of innovations theory) de M. Rogers ([1962] 2003 : 279–285), applicable à la diffusion des nouveautés lexicales (p. 36-39).
Ce chapitre introducteur, malgré son haut degré de spécialisation et d’abstraction, peut également servir aux jeunes chercheurs en néologie : il apporte un aperçu organisé des diverses pistes de recherche linguistique en synchronie, mais aussi une clarification de ses limites. L’auteure retrace ainsi l’histoire de la sociolinguistique et de la sociolectologie, de la néologie et de l’argotologie.
Notons la présence d’une nouvelle notion qui figure dans le titre même de ce chapitre et constitue l’un des fils rouges de l’ouvrage : la sociolexicologie. Comme explique l’auteure (p. 14-15), ce terme renvoie à celui des terminologues franco-canadiens, la socioterminologie. Si cette discipline s’intéresse à l’implantabilité, dans la langue courante, des néologismes créés in vitro par les commissions de terminologie, l’approche sociolexicologique se concentre sur les innovations in vivo, qui apparaissent dans l’usage courant.
La partie suivante3 combine la recherche en lexicographie et en littérature. Elle retrace l’histoire de la terminologie liée à la créativité lexicale – notamment celle des termes néologie, néologisme, néologiste, néologique – et l’histoire de leurs définitions. Est présentée également la variation de la perception du néologisme en tant que résultat d’un procédé linguistique aussi bien qu’en tant que notion : l’auteure rappelle que cette perception a toujours oscillé entre le conservatisme des « anciens » et la créativité des « modernes » et qu’elle allait du mépris des puristes par la neutralisation et la démocratisation d’après 1789 jusqu’à l’euphorie de l’innovation lexicale et à l’anglomanie – enrichissement jugé abusif du vocabulaire issu de l’anglo-américain (voir chap. 3.4, p. 80-84).
Le domaine lexicographique n’est pas omis : Polická présente différentes étapes du développement historique de la néographie et en particulier de la sociolectographie, avec l’évolution de la notion d’argot et des termes apparentés. Elle rappelle même le traitement pré-sociolectographique des argotismes en littérature, notamment dans les ouvrages de Rabelais ou de Villon.
La troisième partie4, qui occupe plus de la moitié de la monographie, est consacrée aux aspects pratiques. On y trouve cinq études de cas qui mettent 170en œuvre les concepts théoriques élaborés dans les chapitres précédents. Les thèmes phares de cette partie sont la sociolinguistique en lien avec les parlers de la jeune génération et l’ancrage de cette sous-discipline dans la linguistique française. Elle met l’accent sur la problématique des néologismes identitaires, terme forgé par l’auteure et qui est au centre de ses réflexions depuis de nombreuses années. Signalons seulement ici qu’un néologisme de ce type contient plusieurs traits caractéristiques : polysémie, usage résolectal élevé, opacité étymologique et instabilité graphique (p. 182).
La première étude5 est consacrée à la diversité des marques sociolinguistiques en lexicographie française. Alena Polická présente une comparaison de différentes manières de marquer le caractère substandard de certaines unités dans les dictionnaires des années 1960 et 1990 et de l’année 2021. Elle retrace ainsi l’évolution des marques d’usage telles que arg., vulg., injur., pop. ou fam. et de leurs éventuelles combinaisons. On constate en particulier l’utilisation de plus en plus fréquente de la marque fam.
La deuxième étude6 porte sur la manière d’annoter et d’évaluer le lexique substandard dans différents dictionnaires français, en particulier les mots d’origine sociolectale portant la marque arg. L’auteure compare ainsi plusieurs dictionnaires généraux et spécialisés en sociolectes, et complète l’étude avec une analyse de son propre corpus de chansons de rap françaises RapCor, alimenté de manière continue depuis 2009. L’objectif est d’évaluer si ces trois corpus contiennent les mêmes unités lexicales et de vérifier si l’implantation des néologismes substandards se déroule selon l’ordre suivant : 1) premières occurrences, 2) diffusion parmi les locuteurs et dans les médias, 3) entrée dans les dictionnaires. Polická s’intéresse également à l’implantation du lexique du rap dans les dictionnaires, soulignant l’importance de la prise en compte de la néologie substandard et de l’étude des corpus pendant le travail lexicographique.
Les deux parties suivantes reposent sur l’étude du lexique véhiculé par le rap français. La première7 présente une recherche innovante sur l’influence du rap sur le sociolecte de ses amateurs. Elle est illustrée au moyen de trois exemples analysés en détail : sisi, bicrave et werss. En plus d’une caractérisation détaillée des textes de rap, Polická se dote d’une méthodologie de recherche très fine, combinant trois niveaux : observation 171directe des modes d’expression d’un groupe de jeunes locuteurs, analyse du lexique diffusé par les médias et questionnaire complémentaire. Elle décrit par ailleurs, de façon explicite, son approche des sujets traités et la préparation des questionnaires – points méthodologiques fort utiles pour celui qui envisagerait une enquête sociolinguistique similaire.
Alena Polická tente entre autres de vérifier l’hypothèse de Sablayrolles (2000 : 171) selon laquelle la néologicité d’un mot serait inversement proportionnelle à son degré de diffusion. Si cette hypothèse n’a pas été confirmée pour les néologismes formels, elle ne peut pas être considérée comme non valide pour les néologismes sémantiques. Les résultats de l’étude démontrent l’importance du rap comme source d’innovation et de diffusion de nouveautés lexicales ainsi que leur rôle dans la stabilisation sémantique des néologismes de ce type.
La quatrième sous-partie, consacrée à la sociolinguistique urbaine8, traite des relations entre langue et expression de l’appartenance territoriale. Le phénomène est illustré par l’exemple des modifications de la prononciation du nom du département 94 (Val-de-Marne) par les rappeurs et leurs admirateurs, d’origines variées et d’ancrage culturel instable, qui s’identifient à cette banlieue. Les normes langagières d’un tel groupe de locuteurs peuvent ainsi servir de facteur d’identification sociale, mais également de fonds pour la diffusion des innovations lexicales vers le français substandard général.
La cinquième étude9 présente les résultats de l’observation, sur une période de dix ans (2008-2018), de la diffusion du mot sociolectalement marqué bol(l)os(s/se). Polická parvient à retracer l’histoire lointaine de ce lexème, d’une étape initiale qu’elle appelle le « boom néologique » (moment de diffusion rapide du mot10) jusqu’à sa généralisation et son entrée dans les ouvrages lexicographiques de référence. Le passage de ce mot du sociolecte restreint des dealers de drogues vers la langue familière générale va de pair avec des changements orthographiques, sémantiques et des modifications liées à son appropriation identitaire par les usagers. Instable au niveau graphique, opaque au niveau étymologique, rapide 172du point de vue de sa diffusion dans les médias, ce mot présente toutes les caractéristiques qui permettent à l’auteure de le considérer comme un néologisme identitaire type.
Bien que la thématique et la structure de l’ouvrage puissent paraître quelque peu hétérogènes, il est admirable par la pluralité des points de vue permettant d’observer la problématique des innovations lexicales. Il faut souligner également le haut degré d’exactitude et les principes méthodologiques particulièrement minutieux avec lesquels Polická traite un objet aussi évanescent que les néologismes forgés dans la langue des jeunes.
Le lecteur de langue tchèque peut, de prime abord, s’interroger sur l’utilité de cette monographie, axée majoritairement sur la langue française. Néanmoins, l’auteure établit plusieurs parallèles entre le français et le tchèque tant sur le plan terminologique que dans le domaine lexicographique (chap. 4.1). Elle explique aussi au public tchèque le rôle sociétal des ouvrages lexicographiques français (chap. 3) ou encore rappelle comment des linguistes français (Tesnière, Benveniste ou Matoré, entre autres) ont inspiré leurs collègues tchèques (chap. 2.2). Par ailleurs, les approches méthodologiques exposées dans les études individuelles peuvent servir de sources d’inspiration à tous les chercheurs intéressés par le domaine des innovations lexicales et de la sociolinguistique, quelle que soit la langue étudiée. Enfin, la grande majorité des mots analysés est accompagnée d’une traduction en tchèque, de même que les textes des chansons de rap.
On notera pour finir que certaines traductions d’expressions substandards sont empreintes d’une petite touche du dialecte de Brno, ville de l’auteure (p. ex. l’équivalent « kemo » du français « gros », p. 199), détail amusant qui signe discrètement l’envergure sociolinguistique de l’ouvrage.
Zuzana Hildenbrand
Université Palacký Olomouc
Références bibliographiques
Rogers Everett Mitchell ([1962] 2003), Diffusion of innovations, 5e édition, New York, Free Press.
Sablayrolles Jean-François (2000), La néologie en français contemporain : examen du concept et analyse des productions néologiques récentes, Paris, Honoré Champion, coll. Lexica.
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Bernal E., Freixa J. et Torner S. (dir.) (2022), La neología del español. Del uso al diccionario. Col. Lingüística Iberoamericana, vol. 87, Madrid/Frankfurt, Iberoamericana Vervuert, 414 pages – ISBN 978-84-9192-268-1.
Le projet « NEÓMETRO. La medición de la neologicidad y la diccionariabilidad de los neologismos del español11 » réunit deux groupes de recherches de l’Université Pompeu Fabra de Barcelone : INFOLEX et IULATERM. Il consiste à réaliser une vaste base de données de néologismes espagnols dont la spécificité réside dans l’étiquetage des néologismes sur de nombreux aspects (procédé, fréquence, datation, nouveauté, stabilité, etc.) avec, comme finalité, l’étude des critères de « néologicité » et de « dictionnairisation12 ».
L’ouvrage présenté ici, publié dans le cadre de ce projet, atteste, s’il fallait encore le faire, du fort dynamisme des équipes barcelonaises et de l’impact de leurs travaux dans le domaine de la néologie lexicale. En effet, sur les 18 auteurs ayant contribué à cet ouvrage, 12 participent au projet Neómetro. Tous s’intéressent ici, de près ou de loin, à l’aspect lexicographique de la néologie lexicale et aux critères qui sous-tendent l’intégration des néologismes dans les dictionnaires. Des descriptions théoriques aux études pratiques, cet ouvrage rassemble les dernières avancées dans ce domaine encore peu exploré. Ainsi, tout en faisant un état des lieux de la recherche en néologie de l’espagnol, un des objectifs est l’établissement de critères d’intégration lexicographiques des néologismes espagnols au cours des différentes étapes de leur vie : de leur apparition à leur implantation13 et à leur diffusion (lorsque les unités 174sont SDF, « Sans Dictionnaire Fixe14 ») jusqu’à leur consécration dans les dictionnaires normatifs.
Pour ce faire, ce volume de 414 pages comprend une introduction, 17 articles répartis dans trois grandes sections, suivis des références bibliographiques et d’une présentation des auteurs. On note la judicieuse organisation des références citées dans les articles, toutes rassemblées en une bibliographie générale consultable en fin d’ouvrage, ce qui fournit un inventaire très complet des recherches sur le sujet et aiguise la curiosité de tout lecteur qui les consulte.
Nous proposons ci-après une présentation volontairement détaillée de chaque contribution afin de fournir aux lecteurs non hispanophones un aperçu à la fois général et précis du contenu, riche et dense, de cet ouvrage rédigé exclusivement en espagnol.
1. Les fondements théoriques de la néologie
La première partie de l’ouvrage aborde les bases théoriques et méthodologiques des travaux en néologie au travers de cinq articles, et débute notamment avec une riche contribution de Juan Manuel García Platero, intitulée « Panorama de la investigación de la neología en español ». En retraçant l’histoire de la néologie espagnole, du jugement par les Académiciens du xixe siècle aux divers outils et méthodes d’analyse, évènements nationaux et internationaux, groupes de recherches et projets les plus récents, en passant par les notions de néologisme, de nécessité, de variation, etc., l’auteur expose l’aspect complexe et multifacette15 de la néologie, dont les domaines d’application sont nombreux et ne se limitent pas à la lexicographie. Il s’attarde toutefois sur les divers répertoires de néologismes espagnols et sur les critères retenus pour leur constitution. La démonstration invite le lecteur à interroger certains aspects méthodologiques des études de néologie : ces divers répertoires remettent-ils en cause la notion de corpus d’exclusion ? En quoi les critères académiques seraient-ils plus pertinents que d’autres pour sanctionner l’usage ? On comprend ainsi que la néologie est un domaine éminemment multidisciplinaire, dont les outils évoluent, ce qui implique de repenser constamment les méthodes, voire les concepts.
Dans « La vitalidad de las lenguas y el cambio léxico », Mercè Lorente Casafont aborde la notion de changement lexical sous un angle plus vaste 175que celui de la néologie et tente d’identifier les critères qui permettraient de mesurer l’innovation lexicale et, donc, la vitalité des langues : les facteurs internes et externes, la temporalité (qui pose notamment la question du concept de néologisme) et la périodicité (études en diachronie longue ou courte), l’impact structurel et les différents domaines impliqués, etc. Elle rappelle, à juste titre, que le lexique est le terrain d’observation privilégié des phénomènes linguistiques16 et qu’encore trop peu d’études s’intéressent à l’obsolescence du lexique, approche qui permettrait d’étudier sous un autre angle certains changements lexicaux tels que la substitution d’unités ou la redistribution sémantique.
Puisqu’ils balisent la partie attestée du lexique, les outils lexicographiques jouent souvent un rôle majeur dans la définition du concept de néologisme. Dans « El proceso neológico », Judit Freixa parvient à s’en affranchir en décortiquant le cycle de vie des néologismes grâce à des mesures de fréquence, d’extension, de diversité, de stabilité, etc. En partant des travaux de Schmid (2008), elle démontre ainsi que le processus néologique est régi par trois phénomènes fortement imbriqués : la lexicalisation (obtenue lorsque l’unité est stable sur le plan structurel), l’institutionnalisation (aspect social, observable au travers de la diffusion de l’unité et de l’évolution de son usage) et l’hypostatisation (aspect cognitif, dont le processus dépend par exemple de la transparence sémantique de l’unité) ; l’aboutissement de ces trois phases, qui met fin au processus néologique, ne correspondant pas nécessairement à l’intégration lexicographique de l’unité. Elle propose alors un classement original des néologismes en fonction de leur cycle de vie, en distinguant cinq patrons du processus néologique : les néologismes éphémères17, les néologismes idéaux, les néologismes logiques, les néologismes réalistes et les néologismes variables. Cet article de grande qualité scientifique est le résultat de recherches approfondies menées sur les notions de « néologicité » et de « dictionnairisation ».
Afin de dégager les grandes lignes de l’évolution du lexique espagnol, Elisenda Bernal propose, dans l’article intitulé « Tendencias neológicas del español peninsular (2015-2019) », une analyse des quelques 9015 néologismes lexicographiques (non recensés dans la 23e édition du Dictionnaire de la Real Academia Española) détectés entre 2015 et 2019 176par l’extracteur de l’Observatoire de Néologie de Barcelone, Buscaneo. En les regroupant en fonction de leur procédé de création, l’auteure observe que près de 30 % des néologismes sont des emprunts, parmi lesquels plus de 60 % proviennent de l’anglais et sont presque exclusivement des emprunts directs. Les procédés internes les plus productifs restent la préfixation (plus de 20 % des néologismes recensés, formés notamment avec les préfixes anti-, auto- et super-) et la suffixation (représentant 14 % des créations, dont plus de la moitié sont des substantifs ; les suffixes -ista, -iano et -ismo étant les plus productifs). Le dernier tiers correspond à tous les autres procédés, parmi lesquels se détachent les diverses compositions (savantes, syntagmatiques et populaires) et la néologie sémantique (on remarque que cette dernière catégorie comprend également les calques sémantiques)18. Au-delà de l’intérêt du travail d’actualisation et de la répartition proposée, cet article propose une typologie intéressante (on note par exemple la distinction entre la « conversion » et la « néologie syntaxique19 ») et fournit de nombreuses réflexions sur les particularités de chaque procédé (nécessité dénominative des emprunts, concurrence morphologique des néologismes suffixés face aux unités attestées, domaines couverts par les créations savantes, analyse des différentes structures des composés, etc.).
L’article d’Elisabeth Llopart-Saumell, « La percepción de la neología », qui clôt cette première partie, s’intéresse aux différents facteurs intervenant dans la perception du caractère néologique d’une unité lexicale. Grâce à une enquête menée auprès de 337 participants visant à recueillir leur « sentiment néologique » pour chacun des 100 néologismes lexicographiques sélectionnés pour l’étude, l’auteure passe en revue les résultats obtenus pour les cinq grandes familles de critères préalablement définis : les critères chronologiques (datation de la première occurrence), d’usage (à la fois relatifs à la fréquence et à la stabilité), linguistiques (faisant notamment référence à la transparence sémantique de l’unité et à la transgression des règles de construction), pragmatico-discursifs (liés à la situation de communication, au domaine et au registre) et cognitifs (selon la nouveauté du concept désigné, et la nécessité expressive ou dénominative). Elle confirme ainsi que les critères d’usage et les critères linguistiques jouent un rôle prépondérant dans la valeur 177néologique attribuée à l’unité : plus la fréquence augmente, moins l’unité est considérée comme néologique, et, à l’inverse, plus l’unité est « transgressive » et prédictible, plus le sentiment néologique est grand. Les résultats concernant les autres critères (temporels, liés au domaine ou au registre), souvent plus subjectifs, ne sont pas significatifs.
Cette première partie, qui s’attache à mieux comprendre le processus de création lexicale dans son ensemble, expose au demeurant clairement les enjeux des recherches sur les fondements théoriques de la néologie.
2. Néologie et dictionnaire
La seconde partie, qui traite spécifiquement de l’intégration lexicographique des néologismes du point de vue théorique, rassemble quatre contributions. Elle débute avec l’article de Carlos Sánchez Lancis, « La neología, entre el uso y la prescripción », qui s’intéresse à l’intégration des emprunts dans les ouvrages lexicographiques académiques. L’auteur propose d’abord un tour d’horizon des différents traitements réservés aux emprunts selon les dictionnaires académiques étudiés20 et constate qu’en plus d’un usage fréquent, deux autres critères régissent l’intégration de ces unités : la nécessité dénominative et l’adaptation aux règles graphiques et phonologiques. Puis, au travers d’une étude de fréquence de certains emprunts présents dans deux bases de données21, l’auteur observe que si la proposition académique finit parfois par s’installer dans l’usage (c’est le cas de pádel, cruasán ou estándar), dans d’autres cas, une autre forme (souvent non adaptée, telle que bypass, dossier ou whisky) s’impose, supplantant ou coexistant avec la proposition académique. La corrélation entre norme et usage est difficile à démontrer, mais l’auteur, convaincu à juste titre que norme et usage ne s’opposent pas nécessairement, observe avec satisfaction que, tout en gardant leur fonction normative et prescriptive, les ouvrages académiques tentent de plus en plus à prendre en compte les alternatives imposées par l’usage.
Rosa Estopà Bagot, dans « Neología general y especializada », s’intéresse quant à elle à l’intégration des unités spécialisées dans les dictionnaires généraux. Sa contribution est surtout une réflexion théorique 178sur la valeur néologique ou le caractère spécialisé d’une unité lexicale et constitue, à ce titre, une petite révolution puisque l’auteure propose de ne pas distinguer terme et unité, ni même néologisme et unité lexicale, ces caractéristiques relevant de considérations pragmatiques (locuteur, situation de communication, etc.) et méthodologiques (selon le/s corpus utilisé/s). Ainsi, elle analyse en détail trois situations prototypiques de création (ou re-création) d’unités spécialisées : le contexte d’innovation technico-scientifique, dans lequel un inventeur ou un spécialiste a besoin de nommer un nouveau concept ; la situation de reprise du terme par des traducteurs ou des journalistes, pour diffusion dans d’autres domaines ou d’autres langues ; et la situation de déterminologisation, où le terme « renaît » dans la langue générale. L’auteure met ainsi en évidence la complexité du travail lexicographique d’intégration d’unités spécialisées dans des ouvrages généraux, qui ne doit pas se limiter aux critères de fréquence et de diffusion au grand public. L’auteure termine par une discussion sur la prise en compte du format numérique de ces ouvrages, qui fournit également des pistes intéressantes.
Dans son étude sur la confection de la nomenclature des dictionnaires, intitulée « Selección del lemario en los diccionarios de lengua y diccionarización de la neología », Sergi Torner distingue deux grands types de critères linguistiques permettant de sélectionner les unités lexicales : d’une part, les critères liés à l’usage dans la langue générale (fréquence élevée et distribution équilibrée, tout en prenant en compte les difficultés liées aux différentes variations notamment, pour l’espagnol, la variation diatopique22), et les critères lexicologiques, d’autre part (certaines formes ne sont pas recensées, certains procédés sont plus représentés que d’autres, etc.). Il rappelle que les dictionnaires ont pour mission de fournir une représentation fidèle et objective du lexique commun général afin d’apporter une information à l’usager qu’il ne pourrait pas déduire de ses propres connaissances lexicales (d’où l’absence de certaines formes, pourtant fréquentes, dont le sens est déductible23). La place et le traitement des néologismes, qui restent des unités « de basse fréquence », sont discutés tout au long de l’article : leur sélection, en plus de relever des critères appliqués à toute unité lexicale, nécessite avant tout de déterminer leur degré de « néologicité » afin de s’assurer qu’ils aient atteint une certaine stabilité. Cette contribution permet ainsi 179de clairement cerner les enjeux linguistiques qui régissent l’intégration lexicographique des néologismes.
Afin de mieux comprendre la relation étroite entre néologie et dictionnaire, Gloria Guerrero Ramos, dans « La neología en los diccionarios del español », retrace l’évolution du jugement des néologismes et de leur intégration dans les ouvrages académiques depuis le premier dictionnaire latin-espagnol de Nebrija (1492) jusqu’aux dernières éditions et mises à jour en ligne du Dictionnaire de la Real Academia Española. En étudiant les prologues de ces divers ouvrages et les discours de réception des Académiciens, l’auteure constate que l’intégration de nouvelles unités a longtemps été limitée à une stricte nécessité, le néologisme étant considéré – et défini dès l’édition de 1843 – comme un « vice », un mal à combattre afin de maintenir la pureté de la langue. Ce n’est que grâce aux innovations techniques et scientifiques d’abord, puis par les cas de déterminologisation, que le jugement de l’Académie sur l’enrichissement du lexique, y compris au travers du contact des langues, se montre peu à peu plus clément. Toutefois, si les néologismes ont toujours été l’objet d’une attention particulière, le mot neología n’apparaît que dans l’édition de 2006 (alors qu’on le retrouve dès 1825, sans valeur péjorative, dans des dictionnaires non académiques).
3. Néologie et usage
Enfin, la dernière partie, qui compte huit articles, s’intéresse à la description de différents aspects liés à l’usage, au travers d’études pratiques diverses. Dans « Neología y discurso : el caso de mobbing », Carolina Figueras Bates observe que le terme mobbing, qui n’est pas encore clairement défini en anglais, est pourtant déjà bien installé dans la presse espagnole24. Comment le public espagnol s’est-il approprié ce concept nouveau ? En relevant les contextes d’apparition de l’unité dans deux grands quotidiens espagnols ces vingt dernières années, l’auteure détaille les mécanismes discursifs mis en place dans la presse pour construire le concept. Elle rappelle qu’un référent abstrait et culturellement étranger ainsi que l’absence d’informations en discours rendent toute conceptualisation plus ardue. Ainsi, ces mécanismes consistent, dans un premier temps, à fournir de nombreuses informations sur le concept désigné et éventuellement des traductions, facilitant ainsi 180la conceptualisation par rapprochement avec d’autres concepts connus. On constate, dans un second temps, que les contextes s’enrichissent de connotations et de métaphores (parfois observables formellement au travers de nouvelles expressions telles que « mobbing inmobiliario » ou « mobbing maternal »), ce qui atteste de l’assimilation et de l’adaptation du concept. Cette contribution nous rappelle ainsi l’importance du recours aux analyses pragmatico-discursives dans l’étude de l’évolution et de la stabilisation des néologismes.
Julia Sanmartín, dans « Neología y registro : sobre lo coloquial, lo formal y lo especializado en medios de comunicación escritos », étudie, du point de vue du registre, les situations de communication dans lesquelles apparaissent les néologismes. L’auteure propose d’abord une typologie des différents registres de langue et d’usage sous trois angles : théorique (aspect pragmatique de la notion de registre, ce dernier étant déterminé par les différentes caractéristiques de la situation de communication), lexicographique (au travers des marques d’usage, dont l’attribution n’est pas toujours consensuelle et qui ne sont pas équitablement représentées dans les dictionnaires) et discursif (afin de définir le registre le plus représentatif des médias écrits, malgré la grande hétérogénéité de textes, de styles, de contenus, de lecteurs, etc.). Vient ensuite l’analyse d’un échantillon de 300 néologismes ayant déjà fait l’objet d’une précédente étude dans le cadre du projet Neómetro ; après des analyses détaillées et prudentes sur les contextes d’apparition, le procédé de création lexicale, les éventuels synonymes, les domaines thématiques, etc., l’auteure détermine le degré de formalité et de spécialité de chacun. Les résultats montrent qu’aucun néologisme ne relève du registre soutenu, que 8,6 % appartiennent au registre familier et que presque autant sont des unités spécialisées ; la très grande majorité de l’échantillon correspondant à des néologismes « neutres ». L’étude met ainsi en évidence la difficulté d’établir l’appartenance d’une unité/d’un néologisme à un registre soutenu, ce qui explique la préférence des lexicographes pour les marques les plus informelles et celles d’ordre thématique.
Les études sur la néologie et les variantes diatopiques sont rares et pourtant d’un intérêt crucial en néologie de l’espagnol, langue qui compte plus de 400 millions de locuteurs répartis sur un territoire particulièrement étendu. Au travers d’une approche lexicographique, Sabela Fernández-Silva comble cette absence avec brio dans « La variación geográfica de la neología en español y su representación lexicográfica ». L’Histoire le montre : la variation diatopique est et a toujours été source 181de création lexicale ; elle est pourtant peu ou mal représentée dans les dictionnaires (généraux, académiques et/ou de néologismes), ce qui s’explique notamment par la politique linguistique monocentrique appliquée à la langue espagnole depuis son expansion géographique. Pour mieux comprendre les liens entre néologie et variation diatopique, l’auteure propose d’abord une analyse quantitative et qualitative d’un échantillon de 26 608 néologismes relevés entre 2015 et 2019 dans la presse écrite nationale et régionale de six pays hispanophones et extraits de la base de données BOBNEO. Malgré des rapprochements ténus entre certaines variétés (qui ne sont pas forcément les plus proches géographiquement), cette étude montre clairement l’évolution indépendante du lexique de chacune des six variétés étudiées (avec plus de 66 % et près de 30 % des néologismes qui ne relèvent respectivement que d’une seule ou de deux variétés, et seuls 0,35 % qui sont partagés entre les six variétés). Dans un second temps, l’auteure effectue une étude critique, constructive et argumentée, de la macrostructure et de la microstructure du dictionnaire de néologismes en ligne Antenario25, et conclut, tout en proposant quelques pistes d’amélioration, que ce dictionnaire est un très bon exemple de représentation fidèle et équilibrée des variantes lexicales diatopiques de l’espagnol, illustrant ainsi le caractère polycentrique de la langue espagnole.
Dans l’article suivant, intitulé « Neología y contacto de lenguas. Análisis de préstamos de baja frecuencia en el español peninsular : los casos del árabe y del japonés », Alba Milà-García et Aina Labèrnia se penchent sur les emprunts à l’arabe et au japonais en espagnol péninsulaire. L’objectif est de comprendre la motivation du recours à de tels emprunts, qui sont surtout des xénismes pouvant difficilement être traduits et, par conséquent, s’intégrant peu aux systèmes de la langue. Le corpus et les données analysées sont extraits de la base de données BOBNEO entre 2015 et 2019 : avec respectivement 53 et 39 emprunts, on apprend ainsi que le japonais est la 6e langue d’emprunt sur cette période (après l’anglais, le français, le catalan, l’italien et le latin) et que l’arabe est en 8e position (après l’allemand). Après un bref historique du contact entre les différentes langues, l’étude par thématique montre qu’en japonais, 45,3 % des emprunts relèvent du domaine de la gastronomie, domaine 182dans lequel le terme de la langue d’origine est traditionnellement conservé (l’intérêt pour ce domaine en particulier est corroboré par une mesure de fréquence dans la base de données Factiva). Si les emprunts au japonais s’expliquent surtout par l’expansion des concepts désignés au-delà des frontières nippones, expansion favorisée par une certaine fascination pour cette culture, le cas de l’arabe est différent : pour des raisons historiques, mais aussi d’immigration plus récente, l’arabe est aujourd’hui, avec l’anglais, la langue étrangère la plus parlée en Espagne. Les emprunts relèvent ainsi de thématiques beaucoup plus variées qui sont liées, pour un terme sur cinq, à la gastronomie, mais aussi, pour beaucoup, au mode de vie (société, religion, politique, habitudes vestimentaires, etc.). Là aussi, une recherche complémentaire sur Factiva confirme la fréquence élevée de certains néologismes et l’hétérogénéité des domaines représentés. Ainsi, bien que ces emprunts au japonais et à l’arabe conservent presque systématiquement un certain exotisme, on constate qu’ils ne sont pas moins nécessaires, car ils désignent très souvent des concepts culturels propres à la langue d’origine. Finalement, les auteures remarquent que certains de ces xénismes sont déjà intégrés dans des dictionnaires généraux étrangers (en anglais, français et italien notamment). Leur contribution se conclut par une réflexion sur l’intérêt, relatif, d’intégrer ces xénismes dans les dictionnaires, intégration qui ne serait pertinente que pour des raisons socioculturelles.
Dans l’article intitulé « Neología y transgresión morfológica : una aproximación a los compuestos cultos », Mar Campos Souto s’intéresse aux composés savants et notamment à ceux dont la formation transgresse les règles de construction traditionnelles. Ces règles sont d’abord rappelées dans une première partie théorique et historique, puis l’auteure analyse un corpus varié de composés néologiques en -teca et en -cidio/-cida. Outre les composés « réguliers », l’auteure collecte des néologismes qui illustrent des combinaisons plus atypiques (impliquant des bases étrangères, des sigles, des noms propres voire des bases dérivées) ou qui attestent d’une évolution sémantique des éléments -teca (de l’extension de sens jusqu’à l’existence d’un fractomorphème avec le sens de biblioteca) et -cidio/-cida (de créations humoristiques jusqu’au glissement sémantique), mettant ainsi en évidence l’existence de nouveaux modèles et de nouveaux éléments de composition. En outre, puisque la composition savante obéit à des règles de construction, il devient possible d’estimer différents degrés de transgression selon que la création s’éloigne plus ou moins des modèles prototypiques sur le plan formel, des catégories 183des bases et/ou au niveau sémantique. L’auteure rappelle enfin que le caractère ponctuel, parfois ludique, et transgressif de ces créations ne favorise pas leur intégration lexicographique, faisant ainsi le pont entre « néologicité » et « dictionnairisation ».
Dans « Neología y semántica : grados de neologicidad en el ámbito nominal », Andreína Adelstein s’intéresse aux créations nominales résultant d’une évolution sémantique et, en particulier, aux critères permettant de mesurer la « néologicité » de ces créations. Pour ce faire, elle propose d’abord un panorama des études théoriques sur les critères et les degrés de « néologicité » (vus notamment dans l’article, plus haut, de Judit Freixa) pour les appliquer ensuite à la néologie sémantique. L’auteure distingue ainsi différents degrés de création sémantique en fonction de la distance entre le sens attesté (ou « établi26 ») et le sens néologique. Cette distance s’apprécie selon le procédé utilisé (figures de style, généralisation ou restriction de sens, etc.) ou encore, selon l’aspect du sens qui subit l’évolution (la totalité du sens ou uniquement certains aspects). Ainsi, le sens néologique est plus ou moins « autonome » selon qu’il nécessite ou non le recours au sens attesté pour son interprétation. Pour terminer, après une analyse de quelques néologismes sémantiques soigneusement choisis dans la base de données BOBNEO, l’auteure met au jour quatre types de relations sémantiques entre le sens néologique et le sens « établi », allant d’un plus grand degré de « néologicité » à un degré moindre : des relations d’homonymie, dans lesquelles la nouveauté concerne la totalité du sens (la distance entre le sens néologique et le sens « établi » est donc importante), des relations polysémiques, souvent liées à l’application de métaphores ou de métonymies (si la distance sémantique reste importante, certaines informations sont tout de même partagées entre les deux sens), des relations de cohyponymie27, correspondant à la lexicalisation d’une nouvelle spécificité (la distance sémantique est donc mineure), et des relations établies par des « modulations contextuelles », où la nuance sémantique abstraite (correspondant souvent à une hyperbole) est apportée par le contexte linguistique (prenant souvent la forme d’un syntagme, tel locomotora económica, ou d’une synapsie, telle hemorragia de antieuropeísmo). Cette dense contribution présente donc un double intérêt : celui de mieux circonscrire la néologie sémantique et ses procédés, et celui d’identifier différents degrés de « néologicité ».
184La création lexicale peut parfois être l’objet du travail du traducteur dès lors qu’il se retrouve face à un néologisme. Ce dernier a alors une double mission, à laquelle s’intéresse Anna Aguilar-Amat dans « Aspectos de la traducción de neologismos » : 1) parvenir à une compréhension fine du concept à retranscrire et 2) maintenir l’équilibre du système linguistique dans la langue cible (c’est notamment l’aspect sémantique et conceptuel qui retient son attention). Les emprunts, dès lors qu’ils sont traduits, peuvent être particulièrement difficiles à repérer, en particulier si la traduction proposée présente une véritable cohérence sémantique (prise en compte de la distribution sémantique entre les éléments, mais aussi des relations antonymiques et autres mécanismes d’analogie sémantiques avec les autres unités du lexique, tel qu’on l’observe traditionnellement en création lexicale). Ainsi, pour une traduction réussie, l’auteure préconise d’éviter toute ambigüité et de minimiser le nombre de variantes lexicales, notamment en terminologie, où de nombreux concurrents peuvent coexister (avec le risque que l’emprunt direct finisse par s’installer, faute de consensus). Dans la langue générale, l’auteure insiste sur la nécessaire prise en compte de l’aspect culturel, car, à défaut, la traduction pourrait créer de nouvelles connotations, inexistantes dans le concept original (et parfois peu heureuses). L’objectif est d’éviter la perte d’informations lors du transfert (même si les choix de traduction mettent nécessairement en avant certains aspects du concept). Le calque est souvent décrit comme une traduction littérale et c’est probablement la raison pour laquelle l’auteure n’utilise pas ce terme : elle plaide précisément pour une traduction conceptuelle, qui prenne en compte les connotations et autres analogies sémantiques et paradigmatiques (en rappelant que la traduction est avant tout une activité onomasiologique), et en profite pour nous mettre en garde, à juste titre, sur le risque de colonisation conceptuelle dans les cas où le lien entre la forme et le référent n’est plus transparent. Enfin, l’auteure fait remarquer que la pertinence de l’équivalent proposé peut être corroborée grâce à l’aspect réversible de la traduction (en s’assurant de la correspondance des concepts dans l’autre sens de traduction), unissant ainsi les intérêts du lexicographe à ceux du traducteur.
Le volume se termine par l’article intitulé « Neologicidad y diccionariablidad : análisis de los neologismos con ciber- », dans lequel Judit Freixa et Juan Miguel Monterrubio se proposent de démontrer la relation inverse entre « néologicité » et « dictionnairisation » au 185travers de l’étude des néologismes construits avec le préfixe ciber-, depuis la première apparition de ce préfixe dans la presse espagnole (avec ciberespacio, en 1991) jusqu’en 2019, date à laquelle on relève près de 200 néologismes formés avec ce préfixe. La grande productivité de cet élément, issu du préfixe anglais cyber- (origine qui est également démontrée dans l’article), atteste de son appropriation par la communauté des locuteurs hispanophones28. Avant l’analyse du corpus, les auteurs présentent le caractère variable et quantifiable de la « néologicité » et de la « dictionnairisation » en listant les différents filtres par lesquels les néologismes doivent passer avant d’arriver à la consécration, c’est-à-dire l’intégration, pour un petit nombre d’entre eux, dans les dictionnaires généraux. Ainsi, un premier filtre concerne les critères de fréquence : les lauréats présenteront une fréquence totale élevée, une certaine extension textuelle et géographique, une stabilité dans l’usage, et une évolution positive de leur fréquence. Le second filtre concerne les critères linguistiques : les néologismes dont la formation est conforme aux règles de construction29, dont le sens n’est pas prédictible et qui ont une fonction dénominative30, auront davantage de chances de passer cette étape. Enfin, la présence dans des ouvrages lexicographiques, quels qu’ils soient, constitue un dernier filtre : le fait qu’un néologisme soit déjà enregistré dans un ou plusieurs de ces ouvrages augmente d’autant sa « dictionnairisation ». C’est justement ce que les auteurs observent avec les néologismes préfixés en ciber- : ceux qui sont les plus représentés dans une liste de sept ouvrages lexicographiques parus entre 1994 et 2017 (dictionnaires généraux et de néologismes) sont aussi ceux qui présentent une fréquence élevée et une plus grande ancienneté (et qui sont donc considérés comme moins néologiques). Cette étude confirme donc l’existence d’un rapport inverse entre « néologicité » et « dictionnairisation ».
Ce volume, qui rassemble des contributions de grande qualité, fournit un aperçu incontestablement riche et varié des avancées en matière de recherches en néologie appliquée. Les aspects de « néologicité » et de « dictionnairisation », typiques des recherches en néologie lexicale dans l’aire hispanophone depuis le début du xxie siècle, sont présents en filigrane tout au long de l’ouvrage, et font l’objet de descriptions 186et d’analyses approfondies. Leur mise en relation constitue un axe de recherche privilégié dans l’étude du lien qui a souvent opposé néologie et dictionnaire, que cet ouvrage réconcilie avec succès.
Julie Makri-Morel
CeRLA, Université Lumière-Lyon 2
Références bibliographiques
Cabré María Teresa (2008), « El principio de poliedricidad : la articulación de lo discursivo, lo cognitivo y lo lingüístico en Terminología (I) », Ibérica,1/16, p. 9-36.
Cruse Alan (2004), Meaning in Language. An Introduction to Semantics and Pragmatics, Oxford, Oxford University Press.
Gardin Bernard et al. (1974), « À propos du sentiment néologique », Langages,36, p. 45-52.
Lorente Mercè (2003), « La lexicología de encuentro : entre la gramática y la semántica », dans M. G. Kreiger et A. Negri (dir.), As ciencias do Lexico : Lexicologia, Lexicografia e Terminologia (vol. II), Porto Alegre, UFRGS, p. 19-30.
Sablayrolles Jean-François (2006), « La néologie aujourd’hui », dans C. Gruaz (dir.), À la recherche du mot : de la langue au discours, Limoges, Lambert-Lucas, p. 141-157
Schmid Hans-Jörg (2008), « New Words in the Mind : Concept-formation and Entrenchment of Neologisms », Anglia,1, p. 1-36.
1 Notre traduction, ainsi que toutes les autres traductions dans le texte.
2 « Sociolexikologie a sociolingvistika inovací »(La sociolexicologie et la sociolinguistique des innovations).
3 « Historie lexikálních inovací ve Francii »(Histoire des innovations lexicales en France).
4 « Kapitoly ze sociolexikologie » (Divers chapitres de sociolexicologie).
5 « Příznakovost a expresivita ve francouzské lexikografii »(Le marquage lexicographique et l’expressivité dans la lexicographie française).
6 « Od metalexikografie k metasociolektografii a lexikometrii : neologie ve slovnících a v korpusu rapových textů » (De la métalexicographie vers la métasociolectographie et la lexicométrie : la néologie dans les dictionnaires et dans le corpus des textes du rap).
7 « Rap v sociolexikologickém výzkumu » (Le rap dans la recherche sociolexicologique).
8 « Cirkulace lexikálních inovací u příměstské mládeže a v rapu : případ teritoriální apropriace v departmentu Val-de-Marne » (La circulation des innovations lexicales parmi les jeunes des banlieues et dans le rap : le cas de l’appropriation territoriale dans le département de Val-de-Marne).
9 « Časosběrný výzkum difuze neologismu bol(l)os(s/se) »(Recherche longitudinale de la diffusion du néologisme bol(l)os(s/se)).
10 Pour une définition plus précise des notions boom néologique (neologický třesk) et boom médiatique (mediální třesk, étape suivante, celle de la diffusion du mot dans les médias généraux), p. 99-100.
11 « Mesurer la néologicité et la dictionnairabilité des néologismes en espagnol ».
12 Dans la littérature française, on a souvent parlé de sentiment néologique, en tant que jugement porté par les locuteurs (notamment depuis Gardin et al. 1974). La « dictionnairisation » (ou « dictionnairabilité », pour calquer le terme espagnol) désigne le potentiel d’intégration lexicographique des néologismes. Davantage d’informations sur le projet Neómetro sont consultables à l’URL : https://www.upf.edu/web/neometro/presentacion (consulté le 8/1/2023).
13 Dans l’ouvrage, le terme « institucionalización » est souvent utilisé pour désigner l’implantation dans l’usage.
14 Tels que les décrit Sablayrolles (2006).
15 Aspect largement développé par Cabré (voir notamment Cabré 2008).
16 Le lexique se situe au carrefour de la phonétique et de la phonologie, de la sémantique, de la morphologie, de la syntaxe ou encore de la pragmatique, comme l’auteure le rappelle dans « La lexicología de encuentro : entre la gramática y la semántica » (2003 : 20).
17 Que l’auteure distingue des occasionnalismes, unités non néologiques, car leur cycle de vie est stoppé dès le premier stade du « processus néologique ».
18 La typologie proposée est celle de l’Observatoire de Néologie de Barcelone. Le procédé appelé « lexicalisation » aurait sans doute mérité quelques éclaircissements.
19 Celle-ci étant uniquement consacrée aux changements de sous-catégories telles que la flexion en genre ou les emplois verbaux.
20 Le corpus est constitué des cinq derniers ouvrages académiques : le Diccionario de la Real Academia Española (2014), le Diccionario Panhispánico de Dudas (2005), la Ortografía de la Lengua Española (2010), le Diccionario Esencial de la lengua Española (2006) et le Diccionario del Estudiante (2011).
21 Il s’agit de deux corpus académiques : Corpus del Español del Siglo XXI (CORPES XXI) et Corpus de Referencia del Español Actual (CREA).
22 L’auteur en profite pour rappeler l’importance et les limites des corpus utilisés et montre que seuls de très vastes corpus sont pertinents dans ce cadre.
23 À ce propos, l’auteur insiste sur l’importance d’introduire des affixes dans la nomenclature.
24 Quand l’Académie espagnole recommande l’usage de « acoso ». Le terme officiellement recommandé en français est harcèlement (JOR du 38/07/2001).
25 Antenario est un projet du réseau Antenas Neológicas, réseau d’observatoires de néologie des différentes variétés de l’espagnol, de l’Observatoire de Néologie de l’Université Pompeu Fabra (Barcelone), comprenant l’Argentine, le Chili, la Colombie, l’Espagne, le Mexique et le Pérou. Pour plus d’informations sur la base, voir l’URL : https://antenario.wordpress.com/ (consulté le 8/1/2023).
26 L’auteure reprend la terminologie de Cruse (2004) : « established sense ».
27 Microsentidos dans le texte original.
28 Et justifie, au passage, le traitement des unités comme préfixées et non empruntées à la langue anglaise.
29 La transgression augmente le sentiment néologique.
30 La fonction expressive relève de créations plus ponctuelles.