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Classiques Garnier

Hommage à Bernard Quemada

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Neologica
    2019, n° 13
    . La néologie à l'ère de l'informatique et de la révolution numérique
  • Auteur : Humbley (John)
  • Pages : 11 à 15
  • Revue : Neologica
  • Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
  • EAN : 9782406096634
  • ISBN : 978-2-406-09663-4
  • ISSN : 2262-0354
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09663-4.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 13/08/2019
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Hommage à Bernard Quemada

Bernard Quemada, figure emblématique de la linguistique française, est décédé à Paris le 5 juin 2018.

Né en Espagne en 1926, il fréquente, à Paris, le lycée Chaptal, puis, jeune étudiant, empêché par sa nationalité espagnole de se présenter à lagrégation, prend une option peu courante en 1949 en se décidant à sinitier à la recherche sous la forme dune thèse de doctorat en linguistique. Nommé en 1957 à lUniversité de Besançon, il présentera en 1968 son doctorat dÉtat (Les dictionnaires du français moderne 1539-1863), inaugurant ainsi ce que lon appelle maintenant la métalexicographie historique. Cest à Besançon quil fonde effectivement la linguistique appliquée française, dont la principale expression institutionnelle sera le Centre de linguistique appliquée, aujourdhui le CLAB. Il fait de luniversité franc-comtoise la plaque-tournante de la linguistique française, pour une fois centrée sur le lexique et sur ses applications. Qui dit application disait déjà automatisation, et cest également à Besançon que sont nés, sous sa direction, les premiers corpus – tous littéraires à lépoque – et les premiers traitements automatiques de la langue – au début sous forme de fiches perforées. Pendant cette période bisontine, Bernard Quemada participait déjà au grand chantier du Trésor de la langue française, dont léquipe principale était située à Nancy, placée sous la direction du recteur Paul Imbs. Cest seulement par la suite, lorsque les autorités se sont rendu compte que le dictionnaire était parti pour faire des dizaines de volumes, quil fut nommé à la tête de lensemble des opérations. Cest sous sa direction que la plus grosse partie du Trésor est réalisée, direction on ne peut plus impliquée, car, en plus de la gestion de tous les aspects de ce grand projet, le paquebot de la lexicographie française, il ny a pas une ligne quil nait pas personnellement validée : tous les matins, il consacrait les premières heures de la journée à lire tous les articles préparés par léquipe de rédacteurs inspirés.

Mais, entretemps, Bernard Quemada est appelé à dautres responsabilités : il est nommé chargé de mission pour fonder la faculté de sciences 12humaines de lUniversité Paris XIII à Villetaneuse, charge quil accepta pour mettre en pratique ses nombreux projets de linguistique appliquée, dont la veille néologique. Peu de temps après, cest lInstitut de la langue française (IPFE) quil est appelé à diriger. Afin de mieux coordonner la recherche en linguistique, le CNRS crée en 1978 lInstitut national de la langue française (INaLF), que Bernard Quemada dirigera, fédération regroupée autour du Trésor de la langue française. Mais la linguistique appliquée ne sarrête pas à la didactique et à la lexicographie : aux yeux de Bernard Quemada, la politique linguistique en fait également partie, lui qui, depuis le début des années 70, vouait la plus grande admiration pour les linguistes, qui, comme Jean-Claude Corbeil, se servaient de la linguistique pour changer la société. Nommé en 1989 vice-président du Conseil supérieur de la langue française auprès du Premier ministre (qui en est le président), il a pu orienter la politique linguistique de la France. Le dispositif denrichissement de la langue française lui est redevable de sa mission.

On peut dire que Bernard Quemada incarnait la linguistique appliquée dans le meilleur sens du terme : son souci était de puiser dans ce que lon nappelait pas encore les sciences du langage pour comprendre le monde et son histoire et pour façonner le monde et son avenir. Pour lui, la linguistique appliquée se déclinait sous la forme de lautomatisation de la langue en vue de travaux de lexicologie et surtout de lexicographie, dont son application, la dictionnairique, sans oublier la didactique et la politique linguistique. Visionnaire et historien à la fois, Bernard Quemada estimait que la lexicographie du xxie siècle devait plonger ses racines dans les acquis des dictionnaires du passé. Mais au travers de toutes ses applications, on perçoit en filigrane une thématique transversale : la néologie. Le début de laventure du Trésor de la langue française fut placé sous le signe de la néologie, car cest effectivement à Besançon, dès les premières années, que se déroulent les travaux de néologie, qui avaient dès le départ une double orientation : prospective, pour les mots qui nétaient pas destinés à intégrer le dictionnaire, car trop récents, mais aussi rétrospective, sous la forme des datations, témoignages de létape néologique dans lhistoire des mots. Ces derniers seront incorporés dans les Archives du français contemporain.

Si Bernard Quemada avait accepté la mission de fonder la faculté de sciences humaines de Paris XIII, cest en partie parce quil voulait réaliser quelques-uns de ses rêves de linguistique appliquée, dont létude 13et la gestion, à grande échelle, de la néologie. Les archives de Besançon seront installées à Villetaneuse et une équipe importante sera affectée au dépouillement progressivement automatisé, tout comme les bases de néologie BORNEO. Parallèlement, son épouse, Gabrielle Quemada, organisait un réseau de veille néologique à travers le monde, dAuckland à Lisbonne en passant par Copenhague, réseau qui préfigurait celui constitué autour des nouveaux observatoires par Teresa Cabré, que Bernard Quemada reconnaissait comme la suite logique de ses propres initiatives. Et en matière de politique linguistique, le maître mot fut la néologie terminologique. Le principal enjeu était de sassurer que les communautés linguistiques disposent des mots pour exprimer la modernité. Cest dans cet esprit quil a suscité la création, au sein de lINaLF, du Centre de Terminologie et de Néologie (CTN), placé sous la direction de Pierre Lerat.

Fondateur de deux revues de référence, les Cahiers de lexicologie et les Études de linguistique appliquée (devenu depuis Ela), Bernard Quemada situait la néologie dans ces deux ensembles : la lexicologie et la linguistique appliquée. Mais il a prêté son concours à des périodiques encore plus directement axés sur la néologie, comme la Banque des mots (on se souvient de son manifeste dès le deuxième numéro (Quemada 1971)) ainsi quà Terminologies nouvelles, organe du Réseau international de néologie et de terminologie et, plus de vingt ans plus tard, à Neologica, conçu comme pendant néologique des Cahiers de lexicologie. Dans sa présentation du premier numéro, Bernard Quemada faisait des remarques qui résument en partie son testament. Il soulignait notamment limportance des études de néologie, qui en étaient à leurs débuts et qui manquaient de légitimité.

Renforcer la légitimité du domaine propre à la néologie, cest aussi reconnaître les diverses valeurs du terme. Si, dans leurs préfaces, la plupart des dictionnaires récents portent intérêt aux néologismes (la mise à jour lexige dévidence), ils portent peu dattention à la néologie elle-même. (Quemada 2007 : 7)

Il reste cependant beaucoup à faire pour donner à la néologie la place qui lui revient de droit parmi la science des mots et les applications linguistiques. (Quemada 2007 : 5)

Ces quelques lignes visent à donner une idée de la contribution – fondamentale – qua faite Bernard Quemada aux sciences du langage sous toutes ses formes, dont la néologie. On ne peut évoquer la mémoire de Bernard sans toutefois rappeler celle de sa femme, Gabrielle, qui fut 14non seulement son épouse adorée mais aussi son alter ego scientifique : mari et femme faisaient équipe pour tous les projets conduits pendant une période de quarante ans.

Pour un aperçu plus général des réalisations de Bernard et de Gabrielle Quemada, voir Pruvost (2018).

John Humbley

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Bibliographie

Pruvost, Jean (2018), « Hommage à Bernard Quemada qui nous a quittés le 5 juin 2018 », Les Cahiers de lexicologie 113, p. 9-14.

Quemada, Bernard (1971), « À propos de la néologie. Essai de délimitation des objectifs et des moyens daction », La Banque des mots 2, p. 137-150.

Quemada, Bernard (2007), « Avant-propos », Neologica 1, p. 7-10.