Compte rendu
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Neologica
2017, n° 11. La néologie en terminologie - Auteur : Siouffi (Gilles)
- Pages : 261 à 267
- Revue : Neologica
- Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
- EAN : 9782406069959
- ISBN : 978-2-406-06995-9
- ISSN : 2262-0354
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06995-9.p.0261
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/07/2017
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
La fabrique des mots français, sous la direction de Christine Jacquet-Pfau et Jean-François Sablayrolles, éditions Lambert-Lucas, 2016, 380 pages.
Comme le rappellent plusieurs contributeurs du présent volume, ce qu’on peut mettre derrière le mot devenu usuel de néologisme, ou celui, peut-être plus large mais finalement moins répandu de néologie, dépend tellement des conditions historiques, des paramètres énonciatifs dans lesquels les mots sont employés, et du rapport qu’on peut avoir avec la « langue » – notamment de l’enregistrement qu’en proposent les dictionnaires – qu’il est difficile de parvenir à en donner une vision stable. Dans sa contribution, Loïc Depecker indique – expérience que nous pouvons aisément confirmer – que, lorsqu’il demande à ses étudiants de citer un néologisme, « ils citent spontanément un anglicisme » (p. 62), réponse qui a de quoi désarçonner les linguistes mais qui montre aussi à quel point il est parfois difficile de déterminer si les questions qu’on traite touchent à la néologie, à la terminologie, ou à l’emprunt. Ce n’est d’ailleurs pas un anglicisme que les éditeurs Christine Jacquet-Pfau et Jean-François Sablayrolles ont utilisé en guise de visuel de couverture, mais une formation française rassurante pour un grammairien, quoiqu’assez surprenante, il est vrai : « ATTENTION DÉCHAFAUDAGE [sic] » (il est vrai qu’il n’y a rien, en français, pour dire qu’on démonte un échafaudage !). Néologisme est l’un de ces termes linguistiques qui, bien que faisant l’objet de propositions de réglage terminologique régulières chez les spécialistes (voir Sablayrolles, 2000), rassemblent aussi autour de leur usage en langue commune, à l’instar de synonyme ou métaphore, étudiés par Michelle Lecolle, des perceptions qui ont un grand intérêt pour le linguiste. Qu’est-ce qui est « néologique », au fond ? Qui peut le dire ?
Dans ces contextes d’instabilité notionnelle, de labilité, de difficulté à objectiver, il est particulièrement intéressant d’aborder les problèmes par la réunion d’un nombre si possible grand de regards de biais, lesquels nous apportent tous chaque fois une lumière décisive, à condition qu’on ne s’obstine pas à y voir totalement clair au bout. Cette réunion de regards est apportée par le présent volume qui rassemble vingt-et-une contributions issues d’un colloque tenu au Centre Culturel International 262de Cerisy en juin 2015. Le titre choisi, La fabrique des mots français, révèle une des contradictions rencontrées par la réflexion sur le sujet, et que vont gloser plusieurs participants : si le mot est nouveau, est-il « français » ? Combien de temps peut-on dire qu’un mot reste « néologique » à partir du moment où il est entré dans un dictionnaire ? Exercice d’équilibriste, qui ne se résout que dans un ici-et-maintenant fragile, parfois évanescent, et que nombre d’acteurs, parfois, se disputent.
L’ouvrage est organisé en six parties : « Néologismes et dictionnaires », « Néologie et terminologie », « Créations littéraires et psychanalytiques », « Néologismes ludiques et syntaxiques en discours », « Néologismes dans l’entreprise et dans le monde politique », « Néologismes et évolutions sociétales ». Le simple énoncé de ces titres indique un changement, dans le regard que portent aujourd’hui les linguistes sur le néologisme : l’approche n’est plus tant formelle que sociale, impliquant le discours. Ce sont les enjeux de l’usage, essentiellement, qui attirent l’attention, l’interaction entre les lieux du discours et cet espace toujours renégocié qu’est la « langue » dans les représentations, les possibilités d’action, aussi.
Au-delà des titres des sous-parties, on peut repérer quelques grands massifs, qui se résument finalement à trois : un premier ensemble justifié par la présence de plusieurs spécialistes de lexicographie et de terminologie, un deuxième centré sur la condition particulière qui est celle des néologismes dans l’univers littéraire, et un troisième autour des dynamiques qui ont lieu dans des univers discursifs et sociaux non littéraires mais particulièrement « néologènes », comme le monde politique, les mondes professionnels, l’entreprise, l’humour, la communication médiée…
Comme le rappelle Agnès Steuckardt dans l’article qui ouvre le volume, les termes (dans l’ordre d’apparition, comme au cinéma) néologue, néologique, néologisme, qui datent tous du début du xviiie siècle, sont bien postérieurs à l’idée. Il est intéressant de relever qu’ils apparaissent dans un contexte satirique (Desfontaines, Dictionnaire néologique, 1726), stigmatisant ce qu’une comédie de l’époque (citée p. 26) appelle l’« argot des Beaux-esprits », parfois assez loin, d’ailleurs, de ce que nous rangeons aujourd’hui sous la néologie, notamment formelle. C’est l’essor de la lexicographie, au milieu du siècle, qui va faire perdre à ces mots nouveaux leur connotation péjorative de départ pour les faire prendre au sérieux dans le cadre d’une démarche d’accroissement de la nomination, ouvrant à la possibilité d’une distinction entre néologie positive, « art », et néologisme négatif, « abus » (édition de 1762 du Dictionnaire 263de l’Académie), et à un partenariat avec la pratique émergente de la terminologie.
En terminologie, on a le choix, comme le rappelle Loïc Depecker (p. 61), entre emprunter, assimiler, traduire, ou créer. Cette dernière attitude donne naissance à ce qu’on peut appeler une « néologie officielle ». En revenant sur « un demi-siècle d’aménagement terminologique », dont il a été un des acteurs, l’auteur explicite quels sont les paramètres en jeu au moment de proposer un terme, signale bon nombre de succès, de logiciel (1973) à monospace (1989), et plaide pour une « néologie résolue, inventive, au plus près de l’esprit de l’époque ».
Plutôt que néologisme, ou néologie, faut-il opter, lorsqu’il s’agit des domaines spécialisés, pour le terme de néonyme (ou néonymie), proposé par certains ? Danielle Candel, qui étudie les usages de quelques spécialistes et des commissions ministérielles de terminologie, aujourd’hui remplacées par le « dispositif d’enrichissement de la langue française », plaide pour l’utilité de la distinction, là où L. Depecker posait juste la question. John Humbley remarque que néonymie « n’a pas trouvé un accueil unanime auprès des terminologues » (p. 85). Une distinction paraîtrait la bienvenue, tant il est évident que, particulièrement aujourd’hui, les fonctionnements lexicaux de la « langue commune » et des langues spécialisées sont différents. De notre point de vue, cette distinction aurait un intérêt surtout au plan du modèle, car dans la réalité il est impossible d’étiqueter une bonne fois pour toutes un terme. Le même mot, selon les contextes, apparaît tantôt néonymique, tantôt néologique. Peut-être néoterme ou néologisme technique suffisent-ils. John Humbley introduit dans sa contribution le critère d’intentionnalité (« La néonymie : un acte conscient ? »). Cette question fait émerger celle de l’« attitude », ou du « sentiment » à l’œuvre derrière l’innovation, et que révèle particulièrement l’examen du rapport aux matrices (métaphores, calques – par exemple de l’anglais…).
Un grand deuxième massif est consacré aux attitudes de quelques-uns des grands néologues qui ont illustré notre littérature, ou plus généralement le travail de l’écriture conceptuelle ou poétique : on y retrouve, dans l’ordre chronologique cette fois, Alfred Jarry (Michel Arrivé), Céline (Jean-René Klein), Frédéric Dard (Hughes Galli), Jacques Lacan (Michèle Aquien), Jean-Pierre Verheggen (Jean-René Klein), Valère Novarina (Jean-René Klein et Michel Arrivé), Hélène Cixous (Maribel Penalver Vicea), des auteurs de chansons et des slammeurs (Camille Vorger)…, étudiés de façon approfondie ou mobilisés comme exemples.
264Jean-René Klein rappelle la grande démarcation qui eut lieu dans les pratiques à la fin du xixe siècle, bien après les positions de principe pionnières de Louis-Sébastien Mercier (1801). Il propose une échelle de créativité lexicale dont le principal mérite, à notre sens, est d’attirer l’attention sur la dimension d’analyse morphologique active (analyse et réanalyse) souvent à l’œuvre dans ces néologismes d’écrivains. En mettant en rapport Alfred Jarry, auquel il avait consacré sa thèse, et Valère Novarina, Michel Arrivé s’attaque à des néologies transformées en principes d’écriture (de la pataphysique, « science des solutions imaginaires », à la verbigération et au « langage en avant »), mais qui, essentiellement chargées de manifester à la surface du texte les composantes d’un univers fictionnel chez Jarry, deviennent véritablement le fondement d’une démarche chez Novarina, qui est sans doute celui chez qui la néologie est revêtue du plus grand enjeu. Frédéric Dard, alias San Antonio, est un autre néologue célèbre, à inscrire dans la lignée des amoureux de la « langue verte » que furent Hector France, Maurice Lachâtre, Alfred Delvau, évoqués plus haut par François Gaudin. Frédéric Dard, étudié par Hughes Galli, a commenté lui-même sa pratique, indiquant notamment une différence entre aménagements de mots déjà existants destinés à « ramasser la pensée », et « mots et expressions inventés de toutes pièces dont le saugrenu est fait pour déranger » (cité p. 165). Dans ce dernier cas, il s’adonne avec délices à une lexicographie sauvage réalisée en notes de bas de page. La possibilité de réanalyses est particulièrement ouverte par le slam, qui, par la suspension de la prosodie, qu’on peut reproduire à l’écrit par un tiret bas (quand tu rêves _olver), amplifie le procédé des mots-valises, motif récurrent en néologie contemporaine, et, si l’on peut dire ainsi, donne un rythme au néologisme. Camille Vorger le place dans la continuité des conversions ou extensions morphologiques plus traditionnelles d’un Brel, d’un Gainsbourg ou d’un Goldman (envole-moi). Cixous (Derrida aurait pu naturellement avoir une place similaire) a assumé de son côté, « laisser venir constamment l’autre, l’étrangeté dans la langue » (cité p. 206). On aborde ensuite avec gourmandise l’article sur Lacan, grand adepte du mot-valise (allons voir, à ce propos, du côté des travaux visiblement passionnants de Gaston Ferdière sur Lewis Carroll, à la fin des années 1940, et du côté de sa « spéléopsychologie du verbe »). Chez Lacan, comme chez Cixous (nourrie, comme Lacan, de Joyce), le néologisme a rapport avec l’écriture – stécriture, comme il dit. Michèle Aquien montre comment sa pratique du néologisme s’est sans cesse amplifiée, allant, après sa rencontre avec la linguistique, jusqu’à 265donner naissance à ce qu’il appellera la linguisterie, qui n’a plus rien de linguistique, mais s’attache à montrer comment ce qu’il appelle lalangue fonctionne dans l’inconscient. « Jouissance opaque d’exclure le sens », écrit-il (cité p. 229).
Au travers de ces explorations littéraires, c’est une dimension essentielle du néologisme qui apparaît, la dimension ludique. On pourrait parler, comme certains, de « colludisme ». Cette dimension apparaît aussi dans la contribution d’Alain Rabatel, qui part de la notion de « jeux de mots » pour élargir la problématique de la création néologique à l’échelle de la phraséologie (dans la lignée, finalement du sens ancien), voire de la formule, ce que fait aussi Jean-Paul Colin lorsqu’il envisage les constructions syntaxiques déviantes, rangées par lui sous la dénomination de néo-taxismes. Esme Winter-Froemel, en repartant de ce que les dictionnaires étiquettent parfois en emploi « plaisant », et en s’appuyant sur un relevé fait à partir du Petit Robert 2016, met au centre ce ludisme dans ses fonctions de connivence, qui servent parfois de modes de contournement de tabous (pipi-room, sport en chambre), et touchent également nombre de paléologismes (feu, nenni, icelle…). Elle rappelle que l’inédit ou le jeu sur le sentiment d’inédit est un phénomène de transition entre discours et langue, et qu’à ce titre, il joue un rôle décisif dans le changement linguistique – perspective qui n’est au final que peu abordée dans le volume.
Les domaines politique, médiatique, publicitaire, entrepreneurial, sont de grands lieux contemporains de la néologie. Fort d’une riche collecte réalisée avec goût au travers de prises de parole politiques retentissantes et de leurs relais journalistiques, Jean-François Sablayrolles souligne qu’en politique, l’inventivité néologique n’a pas de bord, que certains acteurs s’en font une spécialité, que ces jeux sont souvent appuyés sur des noms propres (ce qui n’exclut pas le mot-valise, tel sarkhollandisation), et qu’ils remplissent certaines fonctions (connivence, captage de l’attention, dénigrement, auto-valorisation…). C’est l’intérêt de ces dernières contributions de montrer qu’en contexte social, selon les dynamiques d’interaction, ce qu’on range un peu trop commodément sous le terme « néologisme » en arrive à assumer des fonctions fort diverses, et à présenter également des caractéristiques lexicales et surtout sémantiques différentes. Dans l’entreprise et dans la publicité (Dardo de Vecchi), les mots, les noms, sont des « programmes d’action ». Cette action est avant tout temporaire, fugace, ce qui en rapproche finalement le fonctionnement de certains néologismes produits par la parole politique. Elle 266a moins de rapport avec la langue qu’avec un discours qui, sans elle, d’ailleurs, s’écroulerait souvent (à la différence de la parole politique, tout de même, espérons-le). Cet aspect discursif se retrouve dans les tweets, étudiés par Sandrine Reboul-Touré, qui sont souvent structurés par les mots-dièses, alias hashtags, lesquels fonctionnent parfois comme des signalements d’une créativité particulière, et dans les dénominations collectives (type les Indignés), étudiées par Michelle Lecolle, qui, à défaut de passer « en langue », fonctionnent comme autant de cristallisations discursives néologiques. C’est en revanche la langue qui est visée par la question de la féminisation des noms de métier, sur laquelle revient Christine Jacquet-Pfau en examinant notamment les jugements portés sur les néologismes formels, où la morphologie potentielle se heurte à des sentiments contradictoires issus de l’usage. C’est sur cette dimension de jugement que s’attarde Christophe Gérard, dans le dernier article du volume, en exploitant notamment une pertinente distinction entre jugement élocutionnel et jugement idiomatique. Car la question du néologisme est sans doute l’une de celles qui, s’agissant du langage, engage le plus clairement celle, rarement abordée, de la valeur.
Au total, on lira dans ce volume un ensemble de contributions de grande qualité, qui mènent des analyses fouillées sur des corpus bien délimités et dont les auteurs sont souvent de très bons connaisseurs. Il est remarquable que, tout en restant dans leurs terrains, leurs problématiques, et leurs outils respectifs, ces auteurs aient pu chaque fois les transformer en quelque chose qui apparaît comme un regard original sur la néologie. C’est aussi le signe que cette question, aujourd’hui, a pris une dimension d’une singulière complexité, qu’illustre la difficulté à stabiliser une terminologie descriptive, mais aussi (l’exemple des mots-valises le montre) à cantonner la néologie dans des unités ou dans une analyse morphologique répertoriée.
La quasi totalité des contributions envisage cette « fabrique des mots » dans une perspective strictement contemporaine et diachronique. On y voit donc révélé le visage d’une « langue française » d’aujourd’hui qui hésite constamment entre son existence discursive et les problématiques de son enregistrement plus ou moins officiel et plus ou moins spécialisé. Une chose frappe : le caractère délibérément éphémère de certaines productions langagières étudiées, réalisées dans le cadre d’instrumentalisations inédites des formes de discours. De ce point de vue, le présent volume témoigne d’une indéniable évolution du regard porté sur la néologie, depuis les travaux similaires publiés dans les années 1970 ou 1980. 267On remarquera par exemple que le terme de norme se retrouve fort peu, dans les contributions des différents auteurs. Les problématiques communicationnelles et de réception sont souvent au premier plan, dans les analyses, signe peut-être que c’est l’épaisseur des usages qui engendre la réflexion, plus que le rapport au système.
« Les mots sont plus durailles à créer que les enfants » (San Antonio [Frédéric Dard], cité p. 164. C’est sur cette note peut-être qu’on aurait envie de terminer cette lecture : la difficulté fondamentale à créer un bon néologisme, à bien « néologiser ». La néologie est certes un fait de langue, un observable. Mais c’est aussi un art, fondé sur un plaisir, une jouissance, un besoin de la pensée, comme le rappelle ici Jean Ricardou. Les créations savoureuses qu’on trouvera dans le volume, qu’elles se trouvent sous la plume d’écrivains reconnus ou de simples quidams, en sont les témoignages, par leurs formes comme par les chemins inédits qu’elles ont su inventer dans les discours ou les raisonnements auxquels elles ont donné lieu.
Gilles Siouffi
Université Paris-Sorbonne