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Classiques Garnier

Compte rendu

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Neologica
    2012, n° 6
    . Revue internationale de néologie
  • Auteur : Sablayrolles (Jean-François)
  • Pages : 225 à 226
  • Revue : Neologica
  • Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
  • EAN : 9782812442322
  • ISBN : 978-2-8124-4232-2
  • ISSN : 2262-0354
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4232-2.p.0225
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 12/08/2012
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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COMPTE RENDU

Alain Rey, La langue sous le joug, Rouen, Publication des universités de Rouen et du Havre, 2011.
Le point de départ de ce texte d'une quarantaine de pages est une conférence donnée à Yvetot à propos du livre de V ktor Klemperer LTl, la langue du troisième Reich, LTI étant un sigle pour Lingua Tertü Ixnperü, langue nazie différente de la langue allemande. Cette disinction explique que jamais Vktor Klemperer, universitaire spécialiste du xvnre siècle français et issu d'une bourgeoisie juive (il est fils de rabbin) aisée et cultivée, ne cessera de se sentir et revendiquer allemand. Il est curieux de noter que le procédé du sigle est préci- sément un des moyens linguistiques mis en oeuvre par la langue que Klemperer analyse, comme philologue, mais en fait plutôt comme linguiste et sociolinguiste dirait-on mainte- nant, et il s'agit moins de langue que d'usages de la langue, de discours.
Dans cet ouvrage, Alain Rey commence par indiquer son objectif qui est de montrer qu'au-delà des « éclats verbaux d'Hitler  », il y a une perversion de l'usage quotidien de la parole qui aboutit à une déshumanisation totale d'un groupe, la communauté juive en l'occurrence. L'analyse méticuleuse d'une langue et d'un système de signes qui l'entourent opérée par V ktor Klemperer vaut pour tous les systèmes totalitaires, comme pour la langue russe sous Staline ou le chinois sous Mao. Le recul que Viktor Klemperer prend au moment même des faits, alors qu'il est lui-même menacé et donc impliqué directement dans ce dévoiement de la langue et des signes, est la marque d'une grande intelligence et capacité d'abstraction que salue Alain Rey. Ce dernier insiste sur une des spécificités de l'analyse de LTl, la Langue du Troisième Reich  :l'acceptation et l'intériorisation de cette langue par les gens mêmes qu'elle détruit  :ils « sont capables d'employer à leur insu les thèmes de la propagande nazie, incarnés, solidifiés, cristallisés par les mots.  »
Commence alors l'examen de quelques mots dont l'emploi est dévoyé. Ce n'est pas le vocabulaire lui-même qui est en cause, mais les glissements qu'on lui fait subir. Il y a peu de créations lexicales avec des néologismes, mais nombreux sont les glissements de sens insidieux Ainsi le racisme antisémite conduit-il à associer au qualificatif juif, les traits capitaliste, appartenant à la finance internationale, donc agent de l'étranger, intellec- tuel, etc. exact contre-pied de ce qui est révéré comme le Yolk une image fantasmatique du « peuple » allemand, avec sa supposée pureté aryenne. Sont également présentés l'euphé- misme solution finale pour extermination totale et organisée des Juifs, et les glissements de sens de national et socialiste du nom du parti, etc.
À la suite de Klemperer, Rey montre que d'autres types de signes que les mots se chargent aussi de valeurs qu'ils n'avaient pas en soi. Ainsi du salut avec la bras levé et le Heil en face de Guten tag « bonjour  », ou la croix gammée, détournement de la svastika,
Neologica, 6, 2012, p. 225-226
226 signe religieux bouddhiste. Alain Rey aurait pu signaler que c'était aussi un motif décoratif fréquent dans l'antiquité grecque. En revanche si Klemperer cite quelques néologismes — et on ne peut s'empêcher d'y songer dans la perversion de la langue courante —ils sont en fait peu nombreux, moins en tout cas que les infléchissements de sens et d'emploi  :des mots très anciens peuvent devenir des mots nouveaux dans la langue du troisième Reich. Ainsi de Yolk (devenu l'image d'un peuple allemand idéal au lieu des « vrais gens  ») et de socialiste (avec une perversion dans le rapport au peuple) déjà évoqués.
Klemperer recherche les concrétions de sens que sont les mots, formules et expres- sions et remarque que la LTI devient une langue pauvre, par reprise obligatoire des mêmes tournures, complètement prévisibles, face à la richesse et diversité du vocabulaire d'époques précédentes, en particulier celle de la République de Weimar. Mais les traits linguistiques identifiés (pauvreté répétitive, usage orienté des composés, métaphores, euphémismes, abréviations et sigles) ne sont pas propres à la langue totalitaire. C'est l'intention que celle-ci leur confère qui est pernicieuse.
À partir des analyses de Klemperer, Alain Rey procède à un élargissement du propos en citant Ésope «  la langue humaine est la meilleure et la pire des choses  » et en montrant qu'il faut se méfier de tous les dérèglements qui apparaissent dans les manières collec- tives de parler, dans le domaine politique, médiatique, publicitaire, mais aussi scientifique, même si le risque paraît moins fort. Alain Rey montre enfin que ce travail de Klemperer, plus qu'un traité rigoureusement construit, est un témoignage, un essai comme ceux de Montaigne où l'auteur procède par associations d'idées, souvenirs, images, l'unité de l'ensemble étant assurée par la référence constante à une histoire collective allemande au sein de laquelle l'histoire de l'auteur et celles des autres juifs allemands sont englobées.
Le livre est par ailleurs illustré d'images tirées du film La langue ne ment pas de Star Neumann, consacré à ces analyses de Vktor Klemperer.

Jean-François SABLAYROLLES