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Classiques Garnier

Préface

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PRéFACE

À l’aube de l’époque moderne, l’Europe a connu plusieurs guerres confessionnelles sanglantes, guerres étrangères et guerres civiles, où les intérêts politiques et religieux s’imbriquaient et se renforçaient mutuellement. L’antagonisme entre diverses communautés et formes de croyances chrétiennes rivales, qui constitue l’un des traits fondamentaux de l’époque confessionnelle, a représenté pour l’ensemble des États européens l’un de ses plus grands défis de politique intérieure comme extérieure. À cette époque, les théoriciens de l’État et de la politique considéraient l’unité de la foi comme une condition essentielle de la stabilité politique et sociale. Religio vinculum societatis, une religion unique assure la cohésion indispensable dans toute société : telle était la maxime d’une doctrine, pour laquelle seul un sujet discipliné par la religion est un sujet obéissant. Comme, à l’inverse, le dissensus religieux était assimilé à une déloyauté réelle ou du moins potentielle, l’objectif de l’unité religieuse justifiait à la fois la contrainte et la répression. Vu les liens étroits du pouvoir temporel avec le pouvoir ecclésiastique, de l’action politique avec l’action religieuse à l’orée de l’époque moderne, les institutions étatiques se donnaient pour tâche – et sur ce principe, catholiques, luthériens et réformés étaient unanimes  de réprimer les idées religieuses jugées erronées et de punir leurs adeptes déclarés hérétiques. Par conséquent, les efforts des États pour préserver ou restaurer cette unité, au moins dans leur propre sphère de pouvoir, entraînèrent dans l’Europe d’après la Réforme un grand nombre d’explosions de violence. Non seulement les divergences confessionnelles, mais encore le phénomène des réfugiés religieux furent les caractéristiques d’une époque qui ne surmonta que lentement la pratique de la contrainte étatique en matière de foi, et ne trouva qu’au siècle des Lumières de nouvelles formes de coexistence religieuse et de tolérance.

À la question qui se posait de savoir comment faire coexister pacifiquement des personnes de confessions différentes dans une organisation

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politique commune, le siècle des Lumières trouva une réponse qui consistait à détacher la politique de son ancrage religieux et ecclésiastique antérieur. Ainsi, l’État qui se construisait, se légitimait et s’émancipait des provocations des confessions querelleuses, imposa progressivement la primauté du politique sur le religieux. Il ne faudrait pas se figurer que ce processus de sécularisation profonde dans tous les domaines de la vie étatique et sociale ait pris la forme idéalisée d’un développement constant, d’une progression pour ainsi dire irrésistible ; le potentiel de conflits à caractère confessionnel ne disparut pas d’un coup. D’ailleurs l’affaiblissement d’une influence spécifiquement chrétienne sur la politique et l’instauration d’un ordre politique autonome relèvent plutôt de la déchristianisation que de la sécularisation. Et pourtant, dans de nombreux États est intervenue, jusqu’à la fin du xviie siècle, une dissociation entre la politique et la religion, que ce soit dans la théorie ou dans la pratique politiques. On remarque de même le déclassement des théologiens dans la hiérarchie interne de la Cour, l’instauration d’un monopole étatique du pouvoir par-delà les disputes confessionnelles, la formation d’une conception du droit et de la constitution indépendante de la religion, ainsi que la subordination de la bureaucratie au droit. Tout cela constitue une césure nette dans la transformation progressive de l’État confessionnel d’antan en un État administrateur, garant du bien-être et de la tolérance propres aux Lumières.

La fin des conflits militaires en Europe centrale intervenue en 1648, et le modus vivendi trouvé dans la paix de Westphalie entre les partis religieux ont à la même époque nourri l’espoir de surmonter la scission confessionnelle entre l’Église de Rome et les Églises protestantes. Les conditions juridiques et politiques parurent favorables à une union des Églises de la chrétienté latine, et pendant les décennies suivantes plusieurs instances rêvèrent de la réaliser, avec des motivations diverses. La conscience que l’Église du Christ est une, gardait sa force également à l’intérieur des mouvements de la Réforme. Cependant vers la fin du xviie siècle, les oppositions religieuses entre catholiques et protestants devaient s’intensifier à nouveau dans de larges parties de l’Europe. Certes, l’appel à surmonter le schisme des Églises et à rechercher une entente pacifique entre toutes les confessions chrétiennes ne fut pas totalement réduit au silence, mais se déplaça essentiellement vers de nouvelles tentatives de concorde inter-protestante.

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C’est sur cet arrière-plan politico-religieux et à cette étape de l’histoire des idées qu’il convient de situer la recherche présentée ici par Madame Claire Rösler-Le Van. Cette recherche est consacrée à un sujet important de l’histoire européenne : le projet d’une union ecclésiale entre les deux grandes confessions protestantes, luthérienne et calviniste. Dans une conjoncture historique favorable, à la charnière entre le xviie et le xviiie siècle, ce projet d’union reçut une nouvelle impulsion essentielle de deux penseurs : G. W. Leibniz (1646-1716) à Hanovre, et D. E. Jablonski (1660-1741) à Berlin. Chacun à sa façon, ces deux personnages furent des représentants remarquables du début des Lumières en Europe. Tout comme Leibniz, Jablonski entretenait une vaste correspondance avec des savants ainsi qu’avec de hauts dignitaires de la vie politique et religieuse dans l’Europe entière, y compris dans les pays de l’Est slavophones. Il défendait de façon véhémente les droits des minorités religieuses, particulièrement en tant qu’évêque de l’Unité des Frères de Pologne. Rappelons également que la Société de Berlin (par la suite, Académie de Prusse), fondée en 1700, doit sa création et son développement avant tout à la collaboration efficace de ces deux savants. C’est Leibniz qui en avait établi les fondements conceptuels et en devint le premier président. Et c’est Jablonski, l’un des principaux dirigeants durant quatre décennies, qui influença de façon décisive les grandes orientations de l’Académie : il en fut le vice-président pendant de nombreuses années et, de 1733 à sa mort, occupa le poste de président. De plus, durant trente ans, Jablonski, fort renommé dans l’Europe entière comme historien de la chrétienté slave, mais également comme orientaliste et hébraïste, dirigea aussi le département de langues et civilisations orientales de l’Académie de Berlin. Lors d’intenses échanges entre eux et avec d’autres théologiens influents appartenant à leurs confessions respectives, Leibniz et Jablonski cherchèrent de nouvelles voies menant vers l’unité ecclésiale. Certes, leurs efforts d’alors ne furent pas plus couronnés de succès que ne l’avaient été toutes les tentatives similaires précédentes, entreprises en divers endroits d’Europe. Mais à la lumière du mouvement œcuménique du xxe siècle, particulièrement de la Concorde de Leuenberg et du dialogue entre Églises protestantes et Église catholique en Allemagne, la façon dont ils ont procédé représente un chemin méthodologique exemplaire vers ce but, un modèle dont pourrait s’inspirer de nos jours le mouvement œcuménique pour aller de l’avant.

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Afin de dégager l’importance des tentatives iréniques d’alors pour le temps présent, il fallait une analyse minutieuse, méthodiquement réfléchie, des sources, ainsi qu’une solide connaissance du contexte historique. Deux qualités dont Claire Rösler-Le Van fait preuve, dans le présent travail, de façon remarquable. Son étude est fondée sur une approche scientifiquement convaincante, illustrée par des points de détail historiques qui forment un tout cohérent, et ne sont pas exposés pour eux-mêmes, mais analysés en fonction de leur importance dans les tentatives d’union des Églises chrétiennes à l’aube des Lumières. Et cette approche s’accompagne d’un échange érudit avec les rares historiens et philosophes qui, depuis le début du xxe siècle, se sont penchés avec une ampleur de vue souvent étonnante sur ce domaine des efforts œcuméniques de Leibniz et de Jablonski : en particulier Jan Kvačala, Jean Baruzi et Paul Schrecker. Ces auteurs n’avaient pas encore à leur disposition l’ensemble des documents sur lesquels Claire Rösler-Le Van appuie son travail, puisqu’elle les a en partie mis à jour elle-même et qu’elle les a rendus intégralement accessibles pour la première fois à la recherche francophone.

Les deux signataires de cette préface ont fait la connaissance de Madame Claire Rösler-Le Van à l’occasion de son travail, d’une part à Potsdam, au centre d’édition de la série IV (« Ecrits politiques ») des Œuvres Complètes de Leibniz, édition entreprise par l’Académie des Sciences de Berlin-Brandebourg, d’autre part au centre de recherche sur Jablonski installé à l’Institut d’Histoire de l’Université de Stuttgart. Ils ont pu alors apprécier la solidité scientifique et l’engagement personnel de Claire Rösler-Le Van. Ces qualités, qui lui ont facilité l’accès aux écrits, quelque peu ardus à déchiffrer, des deux négociateurs iréniques, se révèlent également de façon convaincante dans le présent ouvrage. Ainsi, son travail constitue une importante contribution pour rendre compte des actions de l’époque et en éclairer l’arrière-plan. De plus, les sources présentées et analysées ici par Claire Rösler-Le Van constituent une matière dont la portée dépasse le sujet de l’irénisme et de l’œcuménisme, puisqu’elle s’avère également indispensable pour la recherche sur la philosophie politique de Leibniz et la compréhension du développement de sa métaphysique. Il en va de même pour la compréhension des idées et des actions de Daniel Ernst Jablonski. Grâce au travail de Claire Rösler-Le Van, cette compréhension bénéficie d’avancées nouvelles :

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Jablonski peut ainsi être perçu comme une figure importante non seulement de la chrétienté réformée, mais encore de la république des lettres européenne de son époque.

Nous souhaitons à cet ouvrage de rencontrer une large notoriété dans l’histoire de la philosophie, dans l’historiographie ecclésiastique et politique du début des Lumières, ainsi que dans le discours œcuménique de notre temps.

Potsdam et Stuttgart, le 5 octobre 2011.

Professeur Joachim Bahlcke1, Docteur Hartmut Rudolph2

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J’exprime ma gratitude à H. Courtès, M. Fichant et H. Rudolph, spécialistes de Leibniz. Merci à P.-F. Moreau, G. Waterlot pour leur soutien. Merci aux professeurs et chercheurs de la Leibniz-Editionsstelle de Potsdam, des archives Leibniz à Hanovre, du centre Jablonski de Stuttgart, des facultés de Théologie protestante de Montpellier et Genève. Merci à I. Reichel, M. Nicolaï et F. Fauquier.

1 Directeur du département Histoire du début des temps modernes à l’Institut d’Histoire de l’Université de Stuttgart, directeur du centre de recherches sur Jablonski dans le même Institut.

2 Directeur émérite du centre d’édition académique de la série IV (« Écrits politiques ») des Œuvres complètes de G. W. Leibniz, à Potsdam.