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Classiques Garnier

Les dits du non-dit

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Ne pas dire. Pour une étude du non-dit dans la littérature et la culture européennes
  • Auteurs : Toudoire-Surlapierre (Frédérique), Schnyder (Peter)
  • Pages : 11 à 27
  • Collection : Rencontres, n° 50
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812409073
  • ISBN : 978-2-8124-0907-3
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-0907-3.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 18/04/2013
  • Langue : Français
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les dits du non-dit

Parler du non-dit est une tâche plus facile, ou du moins plus évidente, que de le penser. Penser à le « percer », à le comprendre, suppose ainsi ce qu’on lui projette de secret, ou tout au moins de caché – et il faudrait ajouter : de « volontairement » caché. Le sujet de ce volume implique cette idée de volonté, en même temps que celle d’un impératif, d’une action voulue ou imposée : ne pas dire. Cela pourrait être un panneau de circulation intellectuelle, un sens interdit à la pensée ou, au contraire, le refuge d’un silence choisi et nécessaire, voire bénéfique. La formulation négative, permettant le dialogue, le duo, le dédoublement jusqu’au positif, est intéressante, et autorise les questionnements. Ces articles sont autant de questions (et de réponses) adressées au fait de ne pas dire, autant de possibilités d’envisager le non-dit, de son affirmation à sa négation. Dire non, c’est dire oui à la trêve du langage. Il y a, derrière chaque décision, un pouvoir positif, et même une force.

Ne pas dire est une façon de s’approprier le non-dit en le faisant glisser de l’état de fait (passivité à stimuler) à celui du faire : je ne dis pas, je ne dois pas dire, je ne peux pas dire. Le titre lui-même assume un non-dit – trois mots pour deux espaces et trois questions. Ne pas dire : ne pas vouloir dire ? Ne pas devoir dire ? Ne pas pouvoir dire ? Tout indique que la passivité du non-dit est l’activité puissante de (se) taire – assez efficace pour nous faire parler. Le non-dit est une notion très présente dans le domaine médical, notamment en orthophonie, dans la thérapie du langage, là où il faut former l’enfant à « entendre » l’implicite. Penser le non-dit, c’est effectivement interroger la compréhension de ce qui nous entoure et, plus encore, dans ce qui nous entoure, de ce qui fait défaut à la langue. En littérature, ce n’est encore que l’expression de ce rapport à ce qui n’est pas dit, à ce qui n’est pas donné directement, explicitement. De ce qu’il faut deviner, interpréter, découvrir dans une démarche heuristique. Le non-dit est à la littérature ce que le silence

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est à la musique et ce n’est pas un hasard si la rhétorique classique a catégorisé les degrés de densité expressive (et leur absence) qui vont de l’hyperbole à la litote, de la répétition à l’ellipse, de la redondance à la prétérition, de l’allusion à l’aposiopèse. Et quand le présupposé, l’insinuation, la suggestion entrent à leur tour en lice, il faut reconnaître que le non-dit est plus qu’un jeu : ne peut-il pas exprimer, dans certains cas, les interdits les plus inavouables voire l’indicible ? De quelles façons peut-on exprimer ce qu’on ne veut pas dire ? Du mutisme au geste qui signifie, la communication non verbale offre, elle aussi, un vaste champ d’expérimentation pour examiner dans cette perspective des textes épiques, lyriques et dramatiques des lettres européennes, sans que soient négligés les apports des autres arts, à commencer par la peinture, choisis à partir de leur pertinence et de leur représentativité.

Ne pas prendre la parole

Ne pas dire divise la parole en deux camps, selon qu’elle est choisie (je veux ne pas dire) ou subie (on me l’interdit). « L’écrivain doit parler pour ne rien dire », déclare ainsi Sartre jouant de la provocation et du malentendu ; l’expression est en effet à entendre au sens littéral, l’écrivain doit dire le rien, non pas parler à tort à et travers, mais il utilise les impropriétés de la langue et dresse les mots les uns contre les autres. C’est en ce sens que peut s’expliquer la nécessité de se doter de la polysémie, de la connotation et la dénotation, de la litote et de l’euphémisme… qui sont autant de figures de style et de modalités rhétoriques de la langue, pour doubler le dire d’un non-dit, c’est-à-dire pour lui superposer des mots – donc des sens. Surplus fort paradoxal en ce qu’il va de pair avec un mouvement de soustraction, à l’instar de l’allusion ou de l’évitement. François Jullien rappelle, dans La Valeur allusive, que le non-dit est aussi une construction culturelle, sociale et idéologique. L’Occident revendique une clarté conceptuelle qu’il associe tout particulièrement à un mode de pensée démocratique, à la différence de l’Orient et plus précisément de la Chine, qui préfère l’allusif et l’implicite. François Jullien montre ainsi comment la littérature chinoise

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se fonde sur des jeux d’interaction du vide et du plein, comment elle s’approprie le dépouillement, la déprise et le laconisme. Or, ce mouvement de soustraction (comme l’évidement, le suspens, la vacance) n’est pas perçu comme une défaite, mais comme un principe discursif dynamique et même créateur. Le non-dit est une fabrication du discours et de la pensée, il n’est pas forcément agression, ni échec. Jean-Louis Chrétien insiste, dans L’Arche de la parole, sur « l’hospitalité du silence », ce silence qui « s’avance au-devant de l’autre », cherchant ainsi à renverser notre appréhension, au double sens du terme, de ce qui se tait. Il rejoint par là l’idée commune selon laquelle on est parfois plus clair quand on se tait, à l’instar de cette formule de L’Homme difficile de Hofmannsthal : « Je me comprends moi-même beaucoup moins bien quand je parle que quand je me tais. » La parole ferait donc entrave à une pensée de soi – ce que Sartre appelle « l’intimité silencieuse du cogito » –, de sorte que le meilleur qu’on puisse alors désirer pour l’autre, c’est son mutisme : « Je te souhaite un grand silence / Pareil à celui qui ce soir travaille la mer », écrit Georges Perros dans La Vie ordinaire.

Mais dans nos sphères occidentales, la première des images qui hante nos écrivains est sans doute celle de la page blanche. Les écrivains l’ont d’ailleurs paradoxalement écrite, jouant, dans un principe de réflexivité douloureusement jubilatoire, de la possibilité de la langue d’exprimer aussi bien ce qui est que ce qui n’est pas : « la clarté déserte de ma lampe / Sur le vide papier que la blancheur défend » – ces vers de « Brise Marine » ne sont-ils pas ceux qui permettront la transfiguration d’un Coup de dés ? André Gide, pour sa part, a joué de la positivité du non-dit, mais aussi de ses méfaits, de son pouvoir et de sa sujétion : « Faire sentir immanquablement qu’on pourrait en dire davantage », écrit-il dans son Journal du 19 septembre 1905 ; « la plus belle part de l’art d’écrire est là1. » Et le 2 octobre 1905, il ajoute : « Le temps fuit. Le ciel trouble s’emplit déjà d’hiver. Mon chien dort à mes pieds. Angoissé, je reste devant la page blanche, où l’on pourrait tout dire, où je n’écrirai jamais que quelque chose. » L’écrivain veut dire plus, mieux, autrement, davantage, ce qui est à la fois une impossibilité et une potentialité. Et André Gide comprend que le meilleur du non-dit se situe dans le domaine du désir : « J’admire combien le désir, dès qu’il se fait amoureux, s’imprécise. Mon

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amour enveloppait si diffusément, et si tout à la fois, tout son corps que, Jupiter, je me serais mué en nuée sans même m’en apercevoir2. » Dans Les Nourritures terrestres, des séquences de liquéfaction progressive du dire se multiplient avant de se stabiliser autour du corps amoureux. C’est ce qui se passe tout au long du troisième livre qui fait l’éloge des jardins avant de faire l’éloge des rencontres heureuses. S’il y a imprécision progressive entre le dit et le non-dit, si un dit se dévoile au travers du non-dit, c’est que le désir homosexuel était encore, en 1897, « l’amour qui n’ose pas dire son nom ». Un idéal de perfection s’en dégage, qu’il soit latent ou non, montrant que la différence essentielle se situe entre le vouloir et le pouvoir et qu’elle place au cœur des enjeux littéraires la question de la liberté : à quel point je dis effectivement ce que je veux dire ? Deux effets littéraires du non-dit sont ainsi perceptibles : les écrivains aiment gloser autour du fait de ne pas dire, soit en le mettant en œuvre, soit en le commentant ou en y réfléchissant. Ce procédé textuel, parfois également poétique et fictionnel, est paradoxalement d’abord un commentaire métatextuel. « Si l’âme parle », s’exclame ainsi Friedrich Schiller : « l’âme hélas ne parle déjà plus3. » Quand on commente le non-dit, la première des conséquences est axiologique. Les mots ne sont pas toujours adaptés, ni même opportuns, et ils entraînent, de la part de celui qui les écoute, une réflexion sur soi. Il n’est pas anodin qu’un glissement se soit effectué imperceptiblement de l’écrivain au lecteur : la question des effets de lecture se pose au sens littéral : ne pas dire, c’est faire aussi attendre quelque chose qui ne vient pas, à l’instar de la célèbre pièce de John Cage de 1952, « 4’33’’ », pièce dont le silence est rompu et rythmé par l’ouverture et la fermeture du piano face au public et les pages que tourne le directeur, dans une concentration qui en impose. Le silence comme enjeu d’écoute vise directement le public : non pas seulement le décevoir, mais également s’en moquer ; il y a de la désinvolture et de la raillerie dans ce silence ; et la colère du public ne fait qu’extérioriser l’agressivité sinon la violence du silence quand il s’inscrit en faux contre les règles et les codes communautaires. Aujourd’hui, on s’étonne seulement que la pièce soit si courte, montrant que le silence est aussi une question de limite qu’on teste et qu’on repousse. Or, si le

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silence est une violence, il est une donnée de l’écriture et de la lecture : « Le silence est plaie de oui et couteau de non », écrit Beckett dans ses Textes pour Rien : « Personne ne sent rien, ne demande rien, ne cherche rien, ne dit rien, n’entend rien, c’est le silence. Ce n’est pas vrai, si, c’est vrai, c’est vrai et ce n’est pas vrai, c’est le silence et ce n’est pas le silence. » Le silence est ambigu, et la variabilité de l’interprétation qu’il permet est une forme de liberté brutale, tant il possède une part d’indécision qu’il revient au lecteur de lever (ou non). Or, c’est précisément cette part d’incertitude qui stimule aussi sa poéticité.

Les lois du silence

Ne pas dire tient d’abord à deux potentialités essentielles de la langue : on peut affirmer en niant le contenu d’une négation et toute parole peut être contredite, voire niée. La langue s’est ainsi dotée, par la négation, de la possibilité de dire l’inverse de ce qu’elle dit : tout P possède un non-P. L’être humain peut même avancer des propositions, puis se comporter ensuite comme s’il ne les avait pas dites (le déni, la dénégation ou tout simplement la mauvaise foi) : parce qu’il y a des interdits et des tabous, qu’ils soient idéologiques, communautaires, sociaux ou culturels ; parce que certains sujets sont marqués (indûment protégés) par ce qu’on appelle « la loi du silence » ; et enfin, parce qu’il y a des processus de refoulement plus complexes qui recouvrent l’acte de parole. D’où le profit qui résulte à s’exprimer tout en démentant ce qui est dit par la manière de le dire, mais aussi de ne pas dire autre chose, envoyant ainsi à son interlocuteur deux messages exactement contradictoires. Le non-dit est porteur d’une grandeur poétique, de sorte qu’il est instinctivement rapproché de l’inspiration ou de l’indicible qui attirent particulièrement les écrivains. Maurice Blanchot joue explicitement des contradictions que permet la rhétorique pour dire le silence quand, dans L’Écriture du désastre, il déclare : « Ni lire, ni écrire, ni parler, ce n’est pas le mutisme, c’est peut-être le murmure inouï : grondement et silence4. » Loin d’être

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seulement un principe d’écriture, ces apories coïncident exactement avec sa conception de l’existence. On peut alors renverser la précédente proposition, et se demander dans quelle mesure on a conscience du non-P dans le P qu’on prononce. La part de non-dit dans ce qui est dit mérite d’être particulièrement envisagée dans les cas d’invective, de logorrhée, dans ces textes volontairement hermétiques ou analocutoires dont la fonction consiste à ne pas être lisibles et donc compris. Ces formes symptomatiques du non-dit dans le dit sont volontairement antagonistes et excessives, parfois même outrageuses. Elles sont moins des expressions libératrices et cathartiques de soi que des stratagèmes visant à monopoliser la parole et à empêcher l’autre de répondre. Le non-dit est alors un symptôme de domination dont l’usurpation verbale est à la fois l’expression et la vérification, mais surtout, il s’évalue littéralement en ce qu’il permet la mesure respective des deux partis : si l’un parle trop, c’est que l’autre ne dit pas assez. La logorrhée est une des manifestations verbales de la littérature contemporaine, et ses avatars, comme le bavardage ou le bruit, sont les effets d’une véritable hystérisation de la parole, celle-ci se trouvant paradoxalement vérifiée par la prolifération de discours prônant la méfiance verbale, et cette idée tenace selon laquelle si on ne parle pas, c’est qu’on renonce à quelque chose, de sorte que la parole s’incarne comme une présence ostensible, se pensant comme un terrain à occuper, un territoire dont il faut marquer les limites pour que d’autres ne puissent pas se l’approprier. Nouveau discours de la conquête donc, il n’est pas peu piquant de se rappeler que l’Occident contemporain a stabilisé le dit, par la libération de certains régimes et par les processus de démocratisation allant de pair avec un phénomène de conscientisation des non-dits, dans la mesure où il y a moins de censures et de tabous. Est-ce pour autant que le non-dit a diminué, ou celui-ci n’est-il pas tout aussi important, se déplaçant dans d’autres domaines ou d’autres secteurs ? Il serait significatif de se demander de quoi on parle moins aujourd’hui (ou plus du tout), à l’heure où il est avéré qu’on peut exprimer plus facilement ce qu’on veut.

Pour y répondre, tentons une autre approche. « C’est le non-dit qui parle le plus fort », souligne George Steiner dans Les Livres que je n’ai pas écrits. Le titre même de son ouvrage repose sur deux atouts de la langue française (comme l’une des manifestations de l’esprit européen) : le goût de la provocation paradoxale et la puissance de la négativité.

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George Steiner insiste sur la puissance sémiotique du non-dit, parce que les signes, contrairement à ce qu’on dit le plus souvent, « peuvent clarifier comme ils peuvent dissimuler ». Plus encore, ces signes ne renvoient pas au langage, mais bien à une forme d’expression. Le non-dit renvoie moins au discours qu’à la forme, à la façon dont on pare le langage pour le faire signifier, pour mettre en valeur (ou au contraire dissimuler) son signifiant. George Steiner rapproche le non-dit d’un « voyeurisme auditif5 » et d’une rhétorique du secret, renvoyant à tout un imaginaire des « significations cachées » particulièrement stimulant pour les fantasmes et l’imagination. Sous-entendus et implicites profitent d’atouts comme l’élégance d’une exposition pudique et la séduction du voile. Le (justement) célèbre « Va, je ne te hais point » de Chimène est un bel exemple de litote négativisée reposant sur une poétique du non-dit, sublimée par les sentiments. Le non-dit concernerait donc moins le fond que l’indirection de la forme, autrement dit : c’est moins ce qu’on révèlerait que les détours qu’on choisit pour cela qui sont signifiants. Fondatrice du non-dit, la litote est explicitement à l’œuvre dans des formules (et certains d’entre nous s’y reconnaîtront peut-être) comme « vous n’ignorez pas », « vous n’êtes pas sans savoir », « je ne peux pas ne pas dire », « on ne saurait se le cacher », « il n’est pas inintéressant », « cela va sans dire ». Le dit du non-dit se devine, comme si la chose était tellement connue ou évidente qu’il n’était pas besoin de la nommer, mais simplement de la suggérer à demi-mot. Une liberté s’offre ainsi des deux côtés, à celui qui parle qui s’arroge le droit de l’esquive, à celui qui écoute qui hérite d’une latitude herméneutique. Accepter de l’autre le non-dit, c’est se permettre l’erreur ou le flottement de jugement comme un fondement exégétique où le flou reste ce qu’il y a de plus sûr. En littérature, l’efficacité du message incombe alors au lecteur, à la façon dont il va comprendre et décrypter ce qui n’est pas verbalisé : la connivence et l’implicite qui en découlent révèlent finalement la confiance que l’on fait à l’interlocuteur, puisqu’on fait reposer son dire sur l’intelligence et la sagacité de celui-ci. Dès lors, les profits du non-dit se dévoilent, expliquant sa fortune : les accords tacites, une économie rentabilisée des échanges, un moyen d’aller à l’essentiel et d’éviter le bavardage (qui n’est autre que le signe du fait qu’on ne croit plus à ce

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qu’on dit), une façon enfin d’exprimer à moindres frais le polémique, ce qui fâche ou ce qui est contestable. Ces raisons font sans doute la force de séduction du non-dit, laissant chacun libre par rapport à l’autre et par rapport à soi. La « langue se définit mieux par ce qu’elle oblige à dire », selon Barthes, que « par ce qu’elle interdit de dire6 ». La censure est moins « là où l’on empêche » que « là où l’on contraint de parler ». Si le non-dit bénéficie de l’implicite (des règles suffisamment connues et intégrées pour n’avoir pas besoin d’être dites, et dont certaines d’entre elles ont même besoin d’être occultées pour susciter l’imagination), il tient aussi à une propriété du langage qui permet de doubler le sens par d’autres sens. Ainsi, bien qu’il s’appuie sur un implicite de l’énonciation qui consiste à ne pas parler pour ne rien dire, il suppose par là même que l’interlocuteur possède un savoir fonctionnant comme code suffisant, alors même que celui-ci ignore précisément certaines informations. Cette posture ambivalente, ou tout au moins duale, peut donner lieu à des excès, à tout un discours hermétique, par exemple, discours élitiste et discriminatoire qui exclut l’autre, à qui l’on parle pourtant. Le non-dit sert de faire-valoir qui entend aussi montrer à autrui son ignorance. Ce qui paraît impensable, c’est-à-dire impossible à penser, n’est souvent que l’expression d’une censure intériorisée que le sujet s’applique à lui-même, sans s’en rendre compte le plus souvent. Le propre de ce non-dit tient d’abord à la neutralisation de l’esprit critique, qui est l’un des fondements et moteurs de la répression et de l’ordre dans les régimes totalitaires.

Le goût du secret ou les piments de l’aveu

Mais la séduction du non-dit tient aussi à ses relations avec le fantasme d’un dire total ou complet, dont la dimension répressive est l’écho plus ou moins conscientisé des ordres maternels, qu’ils soient vécus, réels ou fantasmés : « tu peux tout me dire », ou sa version plus tyrannique : « Tu ne dois rien me cacher. » La figure paternelle incarne un non-dit qui représente les limites et les interdits, quand la mère

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renvoie symboliquement à une liberté de parole dont la force réside dans l’idée que dire tout permettrait de tout savoir, et d’abord de lire dans la psyché d’autrui. Pouvoir intrusif de la pensée, le tout-dire est persécuteur, renforcé par une compulsion de répétition qui brutalise le non-dit en l’engageant vers un « toujours plus », qu’il soit débordement exégétique ou non-sens, c’est-à-dire son dévoiement le plus total. L’auditeur est pris en otage, forcé de tout entendre, confirmant la théorie de Michel Foucault sur l’aveu, où l’avantage est du côté de celui qui parle (car c’est lui qui sait et qui a décidé de dire) – même si la force de l’aveu tient également au non-dit (c’est-à-dire à sa nature et à son contenu) de celui qui le reçoit. L’aveu et le secret sont deux modalités qui placent le non-dit comme un préalable, un avant de la parole, puisqu’il la précède forcément. Mais la digression, le bavardage, le hors-sujet peuvent constituer d’autres modalités tout aussi déceptives de mots qui ne viendront pas : le lecteur n’entendra pas les mots qu’il attend et qu’il semble pourtant en droit d’exiger. Maurice Blanchot appelle cela « le secret », dans Le Très-Haut : « Le secret – quel mot grossier – s’il n’était rien d’autre que le fait qu’elle parlait et différait de parler7. » Secret qui est aussi au cœur de L’Attente l’oubli :

Le secret lui pèse – non parce qu’il demanderait à être dit – cela ne se peut pas –, mais par le poids qu’il donne à tous les autres mots, y compris les plus faciles et les plus légers, exigeant que, sauf lui, tout ce qui peut se dire soit dit8.

Blanchot s’attache aux effets du secret sur l’écriture, comme pour saisir la façon dont les mots se transforment sous son poids. Non-dit positivé, comme le montre l’expression « savoir garder un secret », il est pouvoir et maîtrise. Duplicité fascinante du secret qui tient à l’écart, puisqu’il sépare (à l’aune de son étymologie), mais qui est aussi un droit, sinon une posture déontologique. Le secret est une protection et un écran qui protège le soi des autres, il est la première des conditions de possibilité pour penser par soi-même. En littérature, le secret va de pair avec l’aveu, qui fonctionne comme un dire qui inverse les rôles. C’est l’aveu imposé par Phèdre à Hippolyte, prenant la forme du tiers, de la métaphore et de la litote. Racine joue des pouvoirs de la parole pour profiter du plaisir

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verbal de l’interdit de cet aveu d’amour incestueux – inceste qui est précisément l’un des interdits fondamentaux des sociétés occidentales, comme le rappelle Freud :

Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée.

Je l’aime, non point tel que l’ont vu les enfers,

Volage adorateur de mille objets divers,

Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ;

Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,

Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,

Tel qu’on dépeint nos dieux, ou tel que je vous voi.

La disqualification de l’aveu de Phèdre tient au fait qu’elle en a « trop dit » et qu’elle abolit par là même le droit au non-dit d’Hyppolite. Un des présupposés de la dialectique entre dévoilement et non-dit est celui de la place respective de la vérité et du mensonge. Pour que le non-dit possède une fonction de vérité, il faut qu’il soit un choix (celui de refuser de dire quelque chose), pour être effectivement libre et délié des sous-entendus blessants, des menaces feutrées, des accusations à demi-mot, le non-dit puisant dans la peur de l’autre qui complète ce non-dit par ses propres angoisses. Il ne peut être vérité que par la connivence, « l’entente à demi-mot », et c’est dans la mesure « où il rend sensible la relation d’inconnu dans la dissimulation et le mystère accepté qu’il fait advenir la vérité du dévoilement, et la parole même9 ». Le non-dit suppose une part d’acceptation d’un inconnu qui le restera, non par ses formes plus ou moins régressives, issues des injonctions maternelles et des interdits paternels, mais en tant que choix d’un sujet au sein d’une société. Car le non-dit est aussi un liant de la société, il est une des conditions fondamentales des rapports humains, chargé de neutraliser l’extériorisation non cadrée de la haine et de l’agressivité, et de permettre ainsi la vie ensemble. Il est collectivement nécessaire et individuellement valorisé, montrant au passage que cette dialectique est axiologique, sinon profondément morale. Outre le sentiment de liberté qui tient aussi au plaisir de penser, la satisfaction narcissique d’un non-dit décidé par le sujet tient à cette reconnaissance sociale qui en fait une acquisition de l’être humain, une maîtrise, un signe d’indépendance. Elle suppose une certaine autonomie de la pensée

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et repose sur « l’acceptation du poids du signifiant et du temps dans de la méditation10 », ainsi que l’idéalisation subjective de l’inconnu. Le non-dit permet la construction d’un Moi idéal. Son plaisir et sa valorisation narcissique tiennent à notre capacité d’affronter les représentations idéalisées que nos sociétés se font précisément de l’inconnu. Quelque chose de sacré réside dans le non-dit, la « révérence absolue », qu’on associe, parfois abusivement, à l’indicible, réunit la puissance de l’idéalisation et l’attirance insaisissable de l’inconnu. Le « non-dit présume le divin », déclare Freud dans une belle formule ; il protège le divin de la force, perçue comme maléfique et destructrice, des mots. Par contrecoup éthique en quelque sorte, il existe une volupté de dire l’impensable, manifestant autant la puissance de la parole (dont les effets néfastes sont les allusions médisantes, les rumeurs et la calomnie où le dit profite du non-dit, de même que le non-dit peut susciter aussi des effets navrants comme la lâcheté ou la couardise) que le fait que le sujet peut aussi dire l’immonde. Le non-dit entraîne l’autre vers ce que Guy Rosolato appelle « une relation d’inconnu », c’est-à-dire « cet espace à l’abri du tout-dire, espace du Ça, où se resserrent l’étau de l’injonction impérieuse de la rigueur de la causalité11 ». Le non-dit est donc le point de jonction entre le savoir et le sens, entre l’être et le faire. D’une part, il est un savoir-faire (savoir garder le secret ou laisser planer le mystère), mais il peut être aussi un savoir-être, le choix de celui qui préfère se taire, parce qu’il induit également un certain type de comportement. Le non-dit permet ainsi de prendre conscience de nos propres limites (en termes de savoir), figurant d’une certaine manière ce qu’on ne sait pas, nos ignorances et nos impossibilités. Il symbolise alors la faute, parfois même le châtiment.

Suspens et suspense

Intégrer le non-dit dans le langage, c’est instaurer une entente à demi-mot, accepter la dissimulation et le mystère, et croire qu’une vérité peut émerger de cette configuration. C’est intégrer au sein même de la parole

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une attitude de résistance par rapport au dire (qui fonctionne comme un esprit critique de l’intérieur) : le non-dit, en tant que communication analogique non verbale, entraîne l’autre vers une relation inédite. Il prend un sens selon la valeur que l’on donne au secret qui est d’abord ce que l’on refuse pour des raisons morales, communautaires, mais aussi intimes. Conflit perçu comme inadmissible et inconciliable entre la pulsion et l’éthique, le secret peut bien être personnel, il n’en est pas moins subi, à l’instar du secret familial dont le dévoilement reste l’un des moteurs fictionnels particulièrement opérant. Parce qu’il est interdit de dire, mais aussi parce que le non-dit peut renvoyer à une impossibilité réelle, il prend une valeur énigmatique dont l’aura dépasse le plus souvent la réalité de l’objet. Les romans policiers se fondent ainsi sur un non-dit préalable qui doit précisément être découvert : le nom du coupable, les raisons et les circonstances qui ont motivé son crime doivent jouer d’un effet de surprise pour le lecteur, alors même que le fait que le coupable ait été confondu répond à une tentation sadomasochiste profonde de celui-ci : la punition du personnage correspond en réalité à son propre désir de voir autrui être puni pour ce que l’on refuse en soi-même. Confondre un coupable et obtenir son aveu, c’est abolir ce droit au non-dit, c’est faire allégeance à un idéal communautaire. Si l’opération est avant tout verbale, elle engage toutefois des dogmes puissants, à la fois sociaux, moraux et ontologiques, que stigmatisent des instances exécutives comme la justice et les tribunaux. « L’aveu est indispensable pour venir justifier la force à condition de maintenir le seul non-dit qui fait silence sur l’iniquité du système et qui en rend la dénonciation impossible12. » Mais l’aveu ou la révélation du coupable montre bien la modification que subit le non-dit quand il est révélé : il change de registre, passant du statut de mot à une question de condamnation et de justice ; et son efficacité est maximale quand le coupable est conduit en prison. La révélation du non-dit possède alors une forte charge cœrcitive voire punitive, d’où peut-être ce sentiment de transgression qui apparaît toujours quand on décide de parler du non-dit. Certains thrillers, romans policiers ou films à suspense choisissent ainsi de laisser au non-dit sa part de mystère, en ne levant que partiellement le voile, à l’instar du film Mulholland Drive de David Lynch, qui fit abondamment parler la critique, laissant

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le spectateur face à ce non-dit qui est aussi à prendre comme un non-sens : tout ne s’explique pas. Le non-dit et le non-savoir ne fonctionnent pas en simple interaction, alors même qu’ils intègrent dans leur schéma le non-sens. Dans tout non-dit cohabitent un savoir et une ignorance, contredisant la doxa qui prétend qu’il faut « avoir réponse à tout », ou que toute question impose une réponse, quand bien même elle serait insatisfaisante, fausse ou incomplète. D’où cette ambivalence narcissique du non-dit, que Pavel Kohut appelle le « fantasme grandiose », et qui tient à une façon de centrer sa vie sur des secrets qui permettent au sujet de se sentir important, leur survalorisation résidant dans leur maîtrise, qui n’est jamais totalement acquise, mais toujours susceptible d’être perdue – ce qui fait son délice.

Petits trajets dans les non-dits

Les différentes contributions tendent à prouver que le non-dit, tout autant que les mots, compose l’œuvre, en ce qu’il construit son secret, ainsi que le montrent Roger Kempf à propos de Montaigne, Balzac et Mallarmé, et Michel Arouimi analysant L’Homme qui rit de Victor Hugo. Le secret profite de la suggestion, il est convocation du vide, de l’absent, mais aussi du silence, à l’instar du magnifique et terrifiant silence de Valéry que nous décrypte Serge Bourjea. Car, chez Valéry, le silence ménage ses effets et il garde au secret ce qui, dévoilé, se détruirait aussitôt : la force même – le désir – qui nourrit l’écriture. Mais le secret se manifeste aussi au théâtre (les didascalies comme latence du non-dit, selon Till R. Kuhnle) et au cinéma (le scénario est le grand absent de l’image, comme l’explique Vincenzo Borlizzi). Dans le livre, ce qui n’est pas dit est un double de la parole, une face, un versant, l’Eurydice d’Orphée (sa fondation mutique, mythique, montre Julie Dekens, de « celle qui ne dit mot »), le regard de Sonia dans Crime et châtiment, c’est ce que l’espace est au mot. Nécessaire, vital, signifiant : obligatoire. Le non-dit n’est pas ce qui reste après le verbe, après la panique des mots, il est précisément ce qui fonde la parole. Pour se laisser aller à des facilités : il est à la parole ce que l’absence est à la présence. Il faut donc

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parler de littérature, de lettres, de mots, être bavard et lire des pages noircies, pour penser le silence, le blanc, ce qui n’est pas dit. La réponse à nos questions se trouve dans l’invisible. C’est pourquoi l’œuvre d’art (dont nous parle Sophia Dachraoui à travers Pompéi) semble parfois plus bavarde encore, capable de nous retenir dans le silence de ses mots et la présence de l’image, figurative comme abstraite : capable de montrer davantage. Chaque contribution correspond à un temps et un espace du non-dit. Malgré tout, il représente le plus souvent une gêne. C’est le tabou (Max Kramer questionne les censures sexuelles, Justine Legrand pense le pli de la langue gidienne), l’horreur, drame personnel (Cécile Meynard décrypte celui d’Anny Duperey) ou collectif (Tania Collani se penche sur l’écriture sous la dictature mussolinienne). Briser le silence peut être fracassant, il faut que quelque chose vole en éclat pour qu’apparaisse le seuil d’une porte non franchie. Le danger n’est pas imaginaire, il comporte des risques concrets, effectifs, dans la « vie réelle ». Mais il peut être aussi un jeu, un plaisir (Magalie Wagner), ou simplement la possibilité de dire autrement, avec sa présence scénique, par exemple, dans la complémentarité d’un autre geste qui épuise d’autres conditions d’existence. Qui est l’inattendu qui se sert de l’ironie (Pierre Jamet), qui détourne – allégorise, précisent Craig Hamilton et Peter Crisp s’intéressant aux Mouches de Sartre –, qui attend du lecteur qu’il rétablisse le discours (Sylvain Trousselard), ou du personnage même qu’il se fasse interprète (Sébastian Thiltges). Parfois, c’est aussi l’oubli (la mise à l’écart du livre de Foucault sur Raymond Roussel, selon Mathieu Jung). Souvent, c’est l’expérience autoréflexive de son incapacité à dire, et la capacité au contraire de dire le non-dit sans le dévoiler, pirouette littéraire qui permet de prendre pour sujet la chose même que l’on tait : prendre pour sujet le taire – c’est ce que font ces articles. Mais c’est aussi l’expérience des limites de l’écriture, qui ne peut plus dire, qui ne peut pas dire plus (Dorottya Szávai). D’ailleurs, quand un idiome s’éclipse progressivement, qu’il devient un non-dit de la langue, comment peut-il dire encore et autrement ? Peter André Bloch pose judicieusement la question à l’alsacien. Le fait de ne pas dire (et non pas de ne rien dire) constitue toujours une réserve – de bonheur, de terreur, de soi. C’est une « réticence » (Élise Montel-Hurlin), de l’« écriture blanche » (celle de Jean Echenoz, nous dit Anna Maziarczyk). On y met ce qu’on veut – et surtout, on ne met pas ce qu’on ne veut pas dans la langue,

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explique Luc Fraisse à propos de Proust qui « réclame que ne soient pas dévoilées au lecteur la signification ni la finalité de l’œuvre ». « Réserve d’images » (Muriel Berthou-Crestey), possibilité plastique d’exprimer, c’est aussi le « tout est possible » du politique, de son habileté rhétorique (Ariane Lüthi s’attache à L’Art de se taire, Caroline Casseville aux sphères publiques et privées de François Mauriac) au désastre (la Terreur, la dictature – tout est, ou a été possible, mais à présent, plus rien n’est dicible). C’est donc, au-delà de la question de la vérité et du mensonge soupesée par Dostoïevski (et relevée par Marjorie Rousseau), celle du Bien et du Mal. Faut-il que la vérité éclate ? Oui et non. Faut-il que le mensonge subsiste ? Oui et non. Doit-on dire ce que l’on pense ? C’est un aspect qu’aborde Tatiana Musinova à partir de Voyage au bout de la nuit. Reste la question de la temporalité, car le non-dit, c’est aussi une affaire d’époque. Nicholas Manning s’attache à le définir, au sein de la poésie, comme une technique argumentative résolument moderne ; Marc Courtieu découvre à chaque époque son non-dit.

Finir par se taire ?

Finalement, on dit toujours quelque chose, même et peut-être surtout dans le non-dit. Ne pas dire : est-ce possible, cela existe-t-il vraiment ? Sans récepteur (interlocuteur, lecteur, spectateur), oui. Par conséquent, la réponse est non. Dans la mesure où l’on ne peut se cacher soi-même de ce que l’on cache justement, puisque l’intention est de ne pas dire, et bien oui, la réponse est non. Il nous revient alors de finir par dire ce que le lecteur ne lira pas : la plainte, l’inquiétude d’un monde finissant (d’ailleurs on ne parle plus d’angoisse, de spleen ou de mélancolie, mais plutôt de « la crise »), nos manies de langue et d’écriture, nos jurons favoris, mais aussi toutes ces résolutions qu’on aime faire sans pour autant s’y tenir. Dès lors, quels sont les bénéfices et les inconvénients de dire ce qui relève, d’une manière ou d’une autre, du ne pas dire ? La question revient à se demander aussi quel est l’avantage pour le lecteur de lire un tel volume, quel profit en retire-t-il ? Au-delà de l’analogie évidente sinon facile avec l’acte de lecture puisque le lecteur, a priori, ne parle pas

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(quand il lit), il convient d’évaluer l’ordre et la nature des apports d’une telle lecture, ce qui revient à préciser ce qui a été découvert du ne pas dire à la lecture de ces articles, et d’abord ce qui a été dit et répété, ce qui a mérité qu’on y revienne à plusieurs reprises pour qu’on n’y revienne plus. Les mots les plus prononcés furent sans aucun doute le négatif, le silence et l’incommunicable – ces trois termes caractérisant notre sentiment actuel de la langue dans ce qu’elle permet de passer outre. L’indicible est revenu souvent, lui-même concurrencé par l’ineffable, l’innommable, l’inconcevable et même l’insupportable, configurant ainsi toute une épanorthose de l’indicible. Des notions comme vérité et authenticité, et plus précisément des réflexions sur leur articulation, furent aussi à la fête ; la question de la nomination permit la réussite de cette entreprise, en ce qu’elle renvoyait autant au pouvoir performatif du langage qu’à l’identification des figures de style. Notons toutefois que, si une rhétorique du non-dit fut identifiable (synonymie, polysémie, métaphore, ellipse, aposiopèse, litote), elle est restée très sobre. Est-ce à dire que le non-dit fonctionnerait comme l’actualisation des vœux de contes de fées ? Il se déverserait dans un dit (la citrouille), bien déceptif par rapport à ce qu’il a pu suggérer dans nos psychés et nos imaginaires, où il se trouvait à l’état de non-dit (le carrosse) ? Le non-dit symboliserait dès lors l’orgueil (la folie) des hommes à vouloir trouver le mot juste. De la sorte, ce qui s’est révélé dans le non-dit, c’est ce qui a été contesté, contredit, voire balayé de nos certitudes et de nos croyances sur le sujet.

Est-ce à dire pour autant que ce qui n’a pas été dit est le plus révélateur, ou tout au moins, mérite le plus d’attention (ce qui suppose de détecter les dits du non-dit, ce qui est précisément l’enjeu de ce volume) ? Les vulgarités, les insultes, les obscénités restent les objets de prédilection du non-dit. Les questions idéologiques et politiques qui fâchent (même en littérature) ont été peu abordées, de même que la psychanalyse et plus encore l’inconscient qui, par son préfixe même, semblait pourtant s’imposer – ainsi que des termes corollaires comme refoulé, Surmoi, transfert ou contre-transfert, ou même souvenir-écran. Il n’y eut de fait pas de conflits, autrement dit pas de mots plus hauts que les autres. Les non-dits de ce volume furent donc les mots de la colère, de l’invective, les mots qui fâchent et qui blessent. De sorte que si le sujet est évidemment loquace, et si ce volume est aussi celui du trop et du plein, ces mots ne sont pas querelleurs. Ils n’auront pas provoqué non plus de révélations intimes de

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la part des auteurs : pas d’aveux fracassants, pas de coming out, pas de pornographie, alors même que certains articles n’ont pas évité le sujet. Est-ce parce qu’il n’était pas besoin de dire ce non-dit-là, ou faut-il lui donner un autre nom, celui de « pudeur » dont le propre consiste justement à empêcher de dire ? « J’avance masqué » disait Montaigne, mais l’on peut penser aussi au cas des demis-nus du xxe siècle, ou plus généralement au deuil qui suggère le recueillement et la retenue, tout un dire qui montre qu’il ne dit pas tout. Si le ne pas dire n’évite pas le non-évitement, il met toutefois en œuvre la quête d’une épistémologie sceptique. Pas d’emphase, pas de pathos ni d’exagération lyrique, mais de l’exposition et de l’esthétisation. Les critiques de ce volume, à l’initiative des écrivains qui les ont sublimés, les ont également transformés en autre chose qu’un simple non-dit : le ne pas dire s’avère esthétiquement rentable. En se métamorphosant en « objet esthétique », c’est la nature même du non-dit qui s’en trouve modifiée. Celui-ci a besoin du tiers, mais pas n’importe lequel, puisqu’il se doit de comprendre deux spécificités : la médiatisation et la transmission. Le corollaire du non-dit est le vu (et non pas l’invisible, comme on aurait pu s’y attendre), comme s’il puisait sa force du transfert qui hypertrophie les sens et les propriétés des arts connexes. Les écrivains usent de différents types d’images, mais qui s’appuient le plus souvent sur la figuration : photos, dessins, croquis, images filmiques : le non-dit a recours à la représentation. Le non-dit se définit ainsi comme un art de la spirale, il est l’effet discursif que produisent les images, il encadre le visible et se trouve revivifié par lui. En définitive, puisque le non-dit se transforme lorsqu’il est dit, mais aussi lorsqu’on en parle ou qu’on le lit, si cette révélation influence et même change celui qui a parlé et celui qui a entendu, que deviennent dès lors nos propres non-dits ? Ont-ils perdu leur raison d’être, ont-ils disparu pour autant ? Le ne pas dire est l’insu (ce qu’on ne sait pas) ou l’indicible (ce qu’on ne peut pas exprimer), mais pas l’inconnaissable : le non-dit stimule notre désir de connaissance et d’interprétation, c’est peut-être là sa principale raison d’être.

Frédérique Toudoire-Surlapierre
et Peter Schnyder

1 André Gide, Journal, 1887-1925, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 482.

2 André Gide, Les Nouvelles Nourritures terrestres, dans Romans et Récits : œuvres lyriques et dramatiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, t. II, p. 749.

3 Friedrich Schiller, Musenalmanach für das Jahr 1797, « Tabulae votivae : Sprache » : « Spricht die Seele, so spricht, ach ! schon die Seele nicht mehr. »

4 Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, « L’infini », 1980, p. 217-218.

5 George Steiner, Les Livres que je n’ai pas écrits, Paris, Gallimard, 2008, p. 98.

6 Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola [1971], dans Œuvres complètes, Paris, Seuil, 2002, t. III, p. 811.

7 Maurice Blanchot, Le Très-haut [1948], Paris, Gallimard, « Tel », 2001, p. 84.

8 Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli [1962], Paris, Gallimard, « Tel », 2003, p. 82-83.

9 Guy Rosolato, La Relation d’inconnu, Paris, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », 1978, p. 234.

10 Ibid., p. 213.

11 Ibid., p. 215.

12 Ibid., p. 231.