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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Dans le présent ouvrage, Bernard Barsotti sefforce daccomplir une tâche qui, depuis longtemps, na cessé dinquiéter la nouvelle phénoménologie en France. Pour faire comprendre cette tâche, il convient de jeter un coup dœil sur lhistoire du mouvement phénoménologique. À cette fin, il nous suffit den distinguer trois étapes majeures.

1o Dans les deux premières décennies du vingtième siècle, Husserl avait développé une phénoménologie transcendantale fondée entièrement sur lidée dune donation de sens par la conscience intentionnelle. En peu de temps, cette idée fondamentale devait provoquer des protestations et des critiques. Dès les années vingt, Heidegger sétait attaqué à la fondation husserlienne de la phénoménologie en lui opposant la notion dune transcendance ontologique quil tenait indissociable de ce quil nommait lêtre-au-monde.

2o Il était pourtant réservé à des phénoménologues français comme Merleau-Ponty, Ricœur, Henry et Lévinas de découvrir et de décrire des phénomènes concrets qui se soustrayaient au régime dune donation de sens par la conscience intentionnelle. Déjà, dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty envisageait un « sens spontané » qui ne se laissait pas réduire à une activité consciente de lego. Au début des années soixante, Ricœur se consacrait à létude des symboles qui, loin dêtre de simples produits de la conscience, étaient censés lui « donner à penser » (Symbolique du mal, Seuil, Paris, 1960, « Conclusion »). En même temps, dans son premier grand ouvrage, Henry a opposé laffectivité comme auto-révélation de la vie incarnée à toute manifestation extatique par la conscience intentionnelle. Finalement, Lévinas a décrit lépiphanie du visage comme un événement qui opère « une “inversion” de lintentionnalité » (Totalité et infini, M. Nijhoff, La Haye, 1961, p. 61). Une caractéristique de toutes ces tentatives était pourtant quelles ne portaient que sur des phénomènes particuliers et fort paradoxaux, 8voire sur des hyperphénomènes et des non-phénomènes, qui, comme tels, ne pouvaient aucunement être considérés comme des modèles des phénomènes normaux.

3o Cest à ce point que la phénoménologie française des deux dernières décennies se distingue de ces tentatives plus anciennes. Les démarches contemporaines, aussi divergentes soient-elles, ont ceci de commun quelles ne visent plus simplement à exposer des phénomènes paradoxes, des hyperphénomènes ou des non-phénomènes, mais quelles sont bien plutôt destinées à faire apparaître la forme normale des phénomènes sous un nouveau jour. Les phénoménologues contemporains ont bien évidemment recours aux analyses de la génération précédente, mais ils sattachent à en tirer des conséquences qui ne concernent rien de moins que le concept général du phénomène comme tel. Cest ainsi que, dans ses Méditations phénoménologiques, Marc Richir sappuie sur Merleau-Ponty pour faire voir le phénomène en tant que tel, dans sa forme normale, comme un « sens se faisant ». Il nest pas difficile de voir quun sens se faisant représente un défi à lidée dune donation de sens par la conscience intentionnelle. Dune façon similaire, Jean-Luc Marion recourt à Henry, Lévinas et Ricœur pour rassembler dans une esquisse systématique les phénomènes les plus paradoxaux, mais, à lopposé de ces penseurs, il interprète ces phénomènes singuliers comme des modèles qui « établi[ssent] à la fin la vérité de toute phénoménalité » (Étant donné, P. U. F, Paris, 1997, p. 317). Ce nest pas dans lintentionnalité constituant tout sens quil découvre cette « vérité de toute phénoménalité », mais bien plutôt dans une « contre-intentionnalité », cest-à-dire dans une « inversion » de lintentionnalité, qui permet à un « effet de sens » de sétablir « en soi et par soi » (cf. Étant donné, op. cit., p. 74).

Cest cette rupture avec lidée dune donation de sens par la conscience intentionnelle qui sert darrière-plan à toute lentreprise de Bernard Barsotti. Cest surtout lidée dune « inversion » de lintentionnalité quon doit avoir en vue pour comprendre la fin principale qui est poursuivie dans le présent ouvrage. Lauteur essaie de montrer que, déjà chez Husserl lui-même, il y a « une deuxième instance, autre que lintentionnalité, au sein de la corrélation intentionnelle » (p. 23). Cette « deuxième instance » nest rien dautre que la motivation, une notion que Husserl utilise environ cinq mille fois dans son œuvre publié 9(cf. p. 21 etc.), sans en faire pourtant, à lexception dun petit nombre de textes, lobjet dune considération thématique. Mais bien quelle reste, la plupart du temps, un simple « concept opératoire » chez Husserl, la motivation est, selon lauteur, une notion tout aussi fondamentale que lintentionnalité elle-même. En effet, elle « exprime la courbure immanente de lespace intentionnel », qui interdit de concevoir lintentionnalité « comme unique clef de voûte de la phénoménologie » (p. 67). B. Barsotti découvre dans la notion de motivation « une contre-catégorie de lintentionnalité » (voir p. 23) ou même une « anti-intentionnalité » (p. 59), qui est pourtant en même temps la « condition de possibilité » de toute intentionnalité (cf. p. 61) ou même « la source de la vie intentionnelle » (p. 77).

Cest cette thèse principale que louvrage est destiné à démontrer. À cette fin, une enquête lucide et pénétrante est mise en œuvre. Les recherches portent sur des régions aussi différentes que le langage, la corporéité, la psychologie, lintersubjectivité, la vie de lesprit et lhistoire. Il est montré que la notion de motivation reste une et la même dans toutes ces régions. B. Barsotti entreprend de définir cette notion générale de motivation en montrant quil sagit dun « genre de causalité » (p. 17) qui, contrairement à lavis de Dilthey, « ne se limite pas au domaine de lautonomie spirituelle, psychologique, voire somatique de lhomme » (p. 17-18), mais sétend à toutes les régions mentionnées. Une analyse du débat de Husserl avec Dilthey met en évidence que la motivation peut être considérée comme une « affaire de causalité phénoménologique » (p. 17) ; son extension est donc aussi large que celle de la phénoménologie elle-même.

Pour faire ressortir les traits principaux de ce genre particulier de causalité, lauteur se penche sur la corrélation intentionnelle, ainsi quelle a été analysée par Husserl. Il y fait voir « un flux de motivation qui parcourt la corrélation en sens inverse, des noèmes aux noèses » (p. 63). Selon lui, il faut « justifier lautonomie réelle du noématique » pour mettre « la phénoménologie à labri du reproche didéalisme subjectif » (p. 155).

Cette idée dune motivation noématique est élucidée par des considérations qui portent, dune part, sur lintersubjectivité et, dautre part, sur la vie de lesprit. En ce qui concerne lintersubjectivité, elle est interprétée comme un rapport « inter-noématique » ; mais cest surtout 10la vie de lesprit, la culture collective, ainsi quelle est analysée dans la troisième partie des Idées directrices… II, qui acquiert une importance majeure dans largumentation de B. Barsotti. Nous lisons en effet dans un passage remarquable du présent ouvrage : « La corrélation noético-noématique des Ideen I reste une abstraction transcendantale, tant que lon nintroduit pas en elle les analyses sur la motivation des Idées directrices… II, qui en font la corrélation universelle concrète, “grande énigme des temps modernes” dont Husserl a fait “le travail de toute [sa] vie” » (p. 173). Il est ajouté que « la motivation noématique oppose [au parallélisme noético-noématique commandé par les “complexes noétiques”] une orientation anti-intentionnelle, inscrite au cœur de la vie intentionnelle : les complexes noématiques rétro-agissent sur la sphère noétique » (p. 173).

Louvrage présent ne laisse aucun doute sur la nécessité de réviser limage traditionnelle quon sest formée de la phénoménologie husserlienne. B. Barsotti révèle, dans les considérations husserliennes sur la motivation, quelques éléments de pensée qui sont de nature à apporter des altérations fondamentales à la corrélation noético-noématique et qui remettent en question lidée dune constitution de sens par la conscience intentionnelle. Pourtant, ces altérations, aussi profondes que soient-elles, ne touchent pas aux convictions philosophiques les plus fondamentales de Husserl. Il appert surtout du dernier chapitre de louvrage que B. Barsotti adhère sans hésitation à lidée husserlienne dune philosophie de la raison. Cest le problème de lhistoire qui est considéré dans ce chapitre. Lhistoire apparaît ici comme le processus dune formation spontanée de sens culturel. Même sil prend ses distances par rapport au schéma téléologique appliqué par Husserl à ce processus, B. Barsotti est très loin de réduire lhistoire, par exemple avec Ludwig Landgrebe, à une pure et simple facticité. Il essaie bien plutôt dy faire ressortir un processus de « générativité », qui témoigne de la « puissance dauto-engendrement du sens » (p. 240). Cest « lévénement temporel de la recréation rationnelle du sens » quil met au centre de ces réflexions sur lhistoire (p. 259).

Ces réflexions amènent le lecteur à sapercevoir dun chemin qui ne peut plus être parcouru dans le présent ouvrage. Pour indiquer ce chemin, B. Barsotti sappuie sur une distinction entre « motivation empirique (Erfahrungsmotivation) » et « motivation transcendantale ». 11Les termes employés dans cette distinction peuvent aisément induire en erreur, parce quils suggèrent une opposition de principe entre ce qui est empirique et ce qui est transcendantal. En réalité, ce nest pas en principe que la motivation empirique se distingue de la motivation transcendantale ; elle en constitue simplement lapplication à des régions particulières. En ce sens, cest seulement la motivation empirique qui est étudiée dans le présent ouvrage ; l« essence transcendantale » de la motivation reste encore à considérer. Pour y parvenir, il faut soumettre la temporalité et la subjectivité à une nouvelle analyse. Cette tâche est pourtant réservée à un nouvel ouvrage, qui sinscrira dans le prolongement des recherches actuelles.

Mais la fonction de la présente étude ne se réduit nullement à une simple préparation à lenquête sur la motivation transcendantale. Au contraire, les régions particulières, qui font lobjet dune analyse pertinente dans le présent ouvrage, méritent dêtre considérées pour elles-mêmes. Elles sont toutes dune grande richesse et complexité ; et ensemble elles permettent à lauteur de donner une vue presque panoramique de la phénoménologie. Elles sont donc excellemment choisies pour éveiller un nouvel intérêt pour la notion difficile, mais extrêmement féconde, de motivation.

László Tengelyi1

1 László Tengelyi, né en Hongrie en 1954, mort en 2014, fut Professeur à la Bergische Universität de Wuppertal, Professeur-invité des Universités de Poitiers, de Nice, et de Paris-I-Sorbonne, ainsi que Président de la Société allemande pour la recherche phénoménologique. Il est lauteur notamment de Lhistoire dune vie et sa région sauvage (J. Millon, 2005) et de Monde et infinité : Le problème dune métaphysique phénoménologique (Welt und Unendlichkeit : Zum Problem phänomenologischer Metaphysik, Karl Aber, 2014).