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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Morales de la forme
  • Pages : 7 à 26
  • Collection : Études de littérature des xxe et xxie siècles, n° 110
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406129554
  • ISBN : 978-2-406-12955-4
  • ISSN : 2260-7498
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12955-4.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 06/07/2022
  • Langue : Français
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Avant-propos

Ce que jessaye de viser ici, cest une responsabilité de la forme ; mais cette responsabilité ne peut sévaluer en termes idéologiques – ce pour quoi les sciences de lidéologie ont toujours eu si peu de prise sur elle.

Roland Barthes, Leçon.

Polémique

Le livre quon vient douvrir nest pas étranger aux débats qui animent la critique et les sciences humaines de nos jours. Cest même avec une certaine intention polémique quont été rassemblés ces « lectures » portant sur des œuvres littéraires écrites de la fin du xixe siècle (Jules Barbey dAurevilly, Henry Bernstein…) jusquà aujourdhui (Gérard Macé, Éric Chevillard, Tanguy Viel).

Depuis plusieurs décennies, de nombreux ouvrages manifestent doutes ou interrogations sur lutilité de la littérature et de son enseignement1. Déjà, dans La Préparation du roman, son dernier cours au Collège de France, Roland Barthes déplorait non pas une crise de la langue, mais une crise de lamour de la langue. De même, pourrait-on dire quil existe aujourdhui, non pas une crise de la littérature, mais une forme de désamour à son égard. Face à cette inquiétude, il convient certes de faire la part dune mélancolie bien française, dun autodénigrement un peu snob, mais le constat simpose : la littérature noccupe 8plus aujourdhui dans la conscience nationale le rôle prépondérant qui était jusqualors le sien. Si le prestige des Lettres (ou des Belles Lettres) existait bien avant la fin du xixe siècle, cest avec linstallation de la Troisième République2, avec le tournant culturel de la laïcité quelles sinstitutionnalisent, que le livre de lecture se substitue au livre de messe. De nos jours, lécrivain a bien perdu de son prestige et la définition de la littérature, telle quelle sest dessinée à partir du Romantisme, se voit de plus en plus contestée3. Mais cette évolution est-elle si grave ? Pas vraiment, tant que la production se soutient par sa qualité, chaque génération proposant son renouvellement et ses chefs-dœuvre. À Barthes qui, dans son même cours de 1980, déplorait que la France noffre plus décrivains nobélisables, on répondra simplement que le Nobel nest jamais le garant ni de la postérité, ni de la grandeur dune œuvre et que lélection de Claude Simon, Gao Xingjian, Jean-Marie Gustave Le Clézio et Patrick Modiano est venue donner tort à ce sombre pronostic.

Cest sans doute du côté des études littéraires que la rupture se présente avec le plus de force. Lart pour lart, lautotélisme, le style vécu comme une abstraction désémantisée, tous ces lieux communs de la modernité daprès-guerre nont plus réellement cours, quand simposent aujourdhui lengagement, la volonté de dire le monde et dagir sur lui. Cette évolution appelle deux remarques. La première coupe court à toutes nostalgies. Là encore, il nest pas sûr que la nouvelle situation soit dommageable. À force de tenir un discours misologue, de proclamer que la littérature est impuissante à dire autre chose que son impuissance, les écrivains ont largement contribué à désacraliser leur art et à entretenir le soupçon de superficialité ou dinutilité4. La seconde remarque, sans contredire la première, veut minimiser la tyrannie de lautotélisme, si souvent fustigé aujourdhui. En effet, le retrait dans la tour divoire relève largement du mythe et ne vaut que pour une toute petite partie de la production littéraire – ou mieux encore correspond à la théorie plus quà la pratique. Si les théoriciens du Nouveau Roman ont souvent mis en scène cette posture nihiliste (le plus bel exemple est Pour un nouveau roman de Robbe-Grillet), les œuvres elles-mêmes sont loin de correspondre à un tel désengagement : cest aux lendemains de 9la Seconde guerre mondiale que tous ces romans mettent en question lhumanisme – ce qui est encore une manière dêtre dans le siècle et de témoigner sur lui5.

En fait, la crise des études littéraires – et non pas de la littérature – correspond plutôt à un recul de lexplication de texte, de cet exercice fondamental de lécole française qui consiste à suivre une pensée de mot en mot et à prendre le livre à la lettre. Il nest pas ici question de remettre en cause lapport de lhistoire littéraire, des études culturelles ou des cultural studies6, comme des approches anthropologiques ou sociologiques de la littérature. Toutes les théories et les méthodes qui permettent de donner sens à une œuvre sont les bienvenues. Mais pourquoi cet enrichissement devrait-il se payer dune critique de la « lecture immanente » ou du « close reading » ? La rhétorique, la stylistique, sans oublier la déconstruction derridéenne, ont montré combien le choix ou la place dun mot, la syntaxe, la ponctuation ne dessinaient pas une forme vide, considérée comme un simple contenant destiné à recueillir la précieuse pensée de lauteur. « Lecture immanente » ou « close reading », il est vrai, ne constituent pas des formulations bien convaincantes, en laissant supposer une distinction entre une lecture repliée sur soi et une lecture ouverte sur le monde. Quand on défend la « lecture immanente » et le « close reading », il ne sagit jamais de séparer le texte de son contexte, de même quaucun structuraliste na jamais imaginé que la structure existait tel un homéostat détaché de la réalité. Faut-il rappeler un truisme ? Aucune lecture ne peut faire léconomie dune contextualisation, quil sagisse de lépoque de sa création ou celle de sa réception – pour peu que lon se souvienne que les contextes sont multiples et quils peuvent se combiner ou sexclure les uns les autres. Dans quel contexte faut-il rétablir LÉtranger de Camus pour le faire signifier ? En associant le roman au Mythe de Sisyphe, en le replaçant au cœur de lOccident déstabilisé par le conflit mondial, on engage une lecture française et philosophique des aventures de Meursault confronté à labsurde. Mais si lon réintègre le roman dans lAlgérie contemporaine, on ouvre sur dautres lectures plus ou moins politiques, les unes ne retenant que lhédonisme dun cadre 10méditerranéen, les autres insistant sur la situation coloniale dans laquelle évoluent les personnages7. Confronté à tous ces contextes, le lecteur nest pas obligé de choisir ; et cest sans doute de leur croisement que naîtra une lecture sensible au feuilleté des significations. Il nempêche : quel que soit le degré de politisation retenu, LÉtranger – comme tout texte – ne se réduit jamais purement et simplement à son contexte. Ce nest pas vraiment lire que didentifier les matériaux de construction sans analyser le travail délaboration entrepris par lécrivain.

Comme ensemble de principes, de notions ou de concepts, la « théorie » est nécessaire, tout simplement parce que les textes ne se lisent pas tout seuls. De même, les grandes synthèses, les considérations générales (le genre, lauteur, le récit…) permettent de situer telle œuvre pour en montrer à la fois le port dattache et loriginalité. Ainsi, sans la phénoménologie, sans lintentionnalité dune conscience sensible, lentreprise critique dun Jean-Pierre Richard naurait pas lieu dêtre8. Les exemples ne manquent pas : pas de sociocritique sans le marxisme, pas de psychocritique sans la psychanalyse. Mais, à trop favoriser les généralités, on encourt le risque de négliger la lecture singulière dun texte singulier, seule capable à la fois de confirmer, dinfirmer et de nuancer les catégories générales qui ont été construites. En dautres termes, il faut savoir théoriser pour lire et non pour éluder les textes ou les réduire à de simples illustrations.

De la même manière, la tyrannie du référent ne doit pas se substituer à la tyrannie du signifiant. Quand il préface son célèbre Forme et signification, Jean Rousset adopte un ton légèrement provocateur pour dénoncer le mimétisme naïf qui réduit le texte à lexpression de la réalité : « Certes, la réalité – lexpérience de la réalité et laction sur la création –, nest généralement pas étrangère à lart. Mais lart ne recourt au réel que pour labolir, et lui substituer une nouvelle réalité9. » De son côté, quand il relit son œuvre pour rédiger Roland Barthes par Roland 11Barthes, Barthes revient sur quelques thèmes récurrents de ses livres et réfléchit à la notion de style : « il faut longtemps avant de trouver la bonne énonciation, celle qui passe bien, qui est irréversible et mémorable : très longtemps ds le temps de lécriture, de la préparation dun article, mais à travers une dizaine dannées de texte10. » Ce cheminement vers la « bonne énonciation » (cest-à-dire en fait vers le « bon énoncé ») ne suppose nullement une séparation entre lidée toute constituée et sa formulation à venir ; pour Barthes, la recherche constante du mot adéquat et de la pensée juste constitue un seul et même geste créateur, signifié et signifiant se travaillant lun lautre dans une parfaite dépendance, loin de toutes formes de hiérarchie. Autrement dit, la pensée saffine et se cherche dans les mots, détape en étape, jusquà la formule finale.

Pourquoi rappeler de tels lieux communs ? Cest que, loin de Barthes ou de Rousset, on note aujourdhui le développement inquiétant dune approche quon dira « documentaliste » ou « référentialiste » de la littérature, dont lobsession scolaire des realia donne un aperçu familier. Pendant longtemps, un cours de latin privilégiait la grammaire et la description des mœurs et coutumes, réduisant le texte à un simple témoignage sur la vie quotidienne à Rome. Personne ne contestera la nécessité de connaître le fonctionnement dune galère, les institutions de la République ou le rituel sacrificiel pour ouvrir un poulet. Mais le temps manquait souvent pour aborder le texte dune manière littéraire, cest-à-dire pour montrer comment une forme (lépopée, la satire, la harangue) construit une vision de la réalité. Or, ce goût immodéré des realia se retrouve souvent dans une approche critique contemporaine qui réduit lart au terrain qui la fait naître. Ainsi, pendant longtemps les études francophones se sont focalisées sur le contexte historique, sur la réalité concrète des pays évoqués, sur les enjeux idéologiques, au détriment des réalités esthétiques qui tiennent discours sur le monde avec les moyens qui leur sont propres.

Dans la querelle qua suscité la republication des pamphlets de Céline, on a souvent opposé la dimension abstraite du style à la dimension idéologique de lœuvre. Mais cette opposition a-t-elle un sens ? Les mots 12sont porteurs dune signification et la forme engage la responsabilité de lécrivain. Pour ne retenir quun exemple, dans Bagatelles pour un massacre, le style ne vient jamais anoblir le délire antisémite et justifier esthétiquement ce qui est moralement injustifiable. Bien sûr, tout dépend largement de la subjectivité du lecteur : mais quelles sont les belles pages habitées par le racisme ? Sil y a des oasis de style dans ce pamphlet, on les trouve dans la belle description de Leningrad et du théâtre Mariinsky ou dans la charge virulente contre le « beau style ». Ces dernières pages, très contestables au demeurant, constituent, parce quelles sont écrites, une remarquable contribution au débat sur le style, sur les canons culturels et sur la nécessité de rompre avec la tradition en ruant dans les brancards. Dans le reste des pamphlets, la haine reste brute, sans rien qui puisse la transcender, en faire une expérience esthétique transmissible au lecteur.

Cette autonomie de la création caractérise tous les arts et se donne, par exemple, à lire dans le personnage de Kundry, lhéroïne du Parsifal de Richard Wagner (le chapitre consacré à Vladimir Jankélévitch sinterroge sur la réception du compositeur). Lantisémitisme constitue sans aucun doute un des matériaux qui servent à construire ce personnage ambivalent, à la fois servante et adversaire des chevaliers du Graal. Dans son long duo du deuxième acte avec Parsifal, la pécheresse évoque à demi-mots la cause de la malédiction qui pèse sur elle et dont elle ne sortira quen rencontrant son Rédempteur. Dans cet univers dramatique dominé par le « mitleid » (la pitié, la compassion), la malheureuse raconte avec épouvante comme elle a ri de « lui », de cet inconnu qui passait sous ses yeux (le Christ ? Saint Jean Baptiste ?). Le récit de Kundry renvoie de manière implicite à la figure du juif errant, de cet homme au cœur sec qui refuse lhospitalité au Supplicié sur le chemin du Calvaire et se voit ainsi condamné à lerrance jusquau Jugement dernier. Mais on na pas tout dit en relevant cette référence incontestable. Sans nier la dimension antisémite ou antijuive, lanalyse du processus créateur doit montrer comment le compositeur-librettiste sapproprie le mythe pour le transformer en personnage wagnérien. Plus que la féminisation (la juive errante ?), cest la mise en relation de Kundry avec les autres personnages qui révèle une structure autonome et singulière. En effet, dans le dernier opéra de Wagner, la quête de la rédemption touche tous les personnages contraints à errer dans le monde pour trouver le salut : 13Amfortas, le roi-pêcheur qui a abandonné la Lance sacrée entre les mains de Klingsor, Parsifal lui-même qui recherche sa mère et ne rapportera larme sainte quaprès un long périple initiatique.

Cette errance commune à tant de personnages de Parsifal fait écho à la quasi-totalité des opéras de Wagner : Tannhäuser va chercher le pardon jusquà Rome, le Hollandais volant (sur le Vaisseau fantôme) navigue sans port dattache en rêvant de la Femme qui acceptera de mourir pour lui, le Wotan de La Tétralogie devient, à partir de Siegfried, le Wanderer (le Voyageur), sinscrivant dans le sillage de tout le romantisme allemand qui fait du « Wanderer » une allégorie de la condition humaine. Sur un plan musical, les leitmotive, loin dêtre de simples « poteaux indicateurs » (Debussy), sont pris dans une incessante métamorphose sonore qui accompagne le cheminement des héros en quête deux-mêmes. Les motifs musicaux comme les mots du livret tendent vers un accord final sans cesse retardé par les péripéties du drame et de la partition. Le même génie de la transformation vaut tout autant pour le fameux passage de lEnchantement du Vendredi Saint au troisième acte de Parsifal, quand le héros reçoit ladoubement qui le conduira au Graal. Les matériaux – est-il nécessaire de le signaler ? – sont empruntés au Christianisme cette fois-ci ; mais le quasi-oxymore qui associe le Vendredi au Dimanche, la déréliction de la crucifixion à la Résurrection de Pâques appartient à lunivers singulier de Wagner, fasciné par la douleur et par le sang versé.

Après ce détour par la musique et lécoute, il est temps de revenir à la littérature. Tirant leçon du structuralisme (ou plutôt des différents structuralismes), ce livre ambitionne de faire parler les formes : la rhétorique subversive de Barbey dAurevilly, lart du récit chez Louise de Vilmorin ou Éric Chevillard, le jeu avec les pronoms personnels dans les lettres de Mireille Sorgue, la réinvention du théâtre épique dans le livret de Tanguy Viel, les non-dits dAlbert Camus lors du tremblement de terre dOrléansville, tous ces procédés esthétiques tiennent un discours sur les réalités du monde. Nulle abstraction, nulle innocence de la littérature, pour peu quon ne confonde pas lobjet et sa représentation, le matériau et son élaboration, le bloc de marbre et la statue. Quimporte que varie le périmètre de cette discipline bien récente quon appelle la « littérature ». Ni Cicéron quand il écrit les Verrines, ni Bossuet quand il prépare un Oraison funèbre ne pensaient faire de la littérature, au 14sens où nous lentendons depuis Mme de Staël. Le premier exerçait son métier davocat, le second accomplissait sa mission sacerdotale ; mais lun comme lautre savait quils écrivaient, quils se confrontaient aux mots, aux questions de syntaxe, à la rhétorique et à lélaboration de formes pour questionner le monde.

Cette « nouvelle réalité », qui correspond à lœuvre dart, satisfait à la fois Jean Rousset et Jacques Derrida. Mais ce dernier ne tarde pas à sopposer au premier. Dans le chapitre « Force et signification » (LÉcriture et la Différence), Derrida exprime un désaccord fondamental avec une conception de la littérature quil décrit comme fixiste. En effet, la correspondance dune forme et dun sens implique une approche monosémique de la littérature. Quand Rousset propose une herméneutique de la spirale dans le théâtre de Corneille et linterprète comme une spiritualisation progressive de la relation amoureuse, Derrida plaide pour un sens aventureux qui se fait et se défait sous les yeux du lecteur. Même si elle est un peu passée de mode, il reste beaucoup à apprendre de la « déconstruction », non pas tant comme arsenal à défaire le canon, mais comme sensibilité extrême à la polysémie des textes11. Nul nest contraint de suivre cette néo-métaphysique littéraire, mais on gagnerait à ne pas oublier un art de lire qui sattache au moindre signe pour faire bifurquer le discours et condamner ainsi toutes formes de dogmatisme. Ainsi, dans le souvenir de cette « déconstruction », le chapitre consacré au tremblement de terre dOrléansville en 1954 déchiffre les non-dits des contributions publiées dans le programme dun gala de charité (dont une dizaine de lignes de la main de Camus). Au début de la guerre dAlgérie, lexaltation de lamitié franco-arabe cache mal la conscience douloureuse dune fin qui semble inévitable…

Faut-il pour autant condamner lHerméneutique et risquer daraser tous les textes par une dérive généralisée de la signification ? Faisant feu de tout bois, on plaidera plutôt pour une herméneutique provisoire – ou 15une herméneutique du provisoire. Interpréter, cest croire un moment à la vérité de sa lecture, avant de remettre le livre entre les mains dautres lecteurs, pour dautres interprétations. Entre déconstruction et herméneutique, souvre ainsi une voie que ce livre se propose demprunter dans les domaines les plus variés. Quand on fait de la littérature un moyen de vivre « selon la nuance12 », on ne peut que déplorer les dérives dun engagement paranoïaque qui couche le texte sur le lit de Procuste. Les études proposées par ce volume néchappent pas à un système de pensée, à une forme plus ou moins consciente didéologie – et lon ne dira jamais assez le grand apport des différentes studies (postcolonial, gender, queer, etc.). Mais on nhésitera pas non plus à dire les dangers dune pensée filtrée, qui voit midi à sa porte ou par le découpage dune étroite lucarne, se condamnant à la répétition des mêmes analyses dun article à lautre, claquemurées dans leur ouverture. Enfin, sans être obsédé par elle, il ne faut pas négliger le développement de cette « moraline » dont parlait Nietzche, de cette gendarmerie des Lettres13, qui, au nom du Bien et dune Légitimité auto-proclamée, sarroge le droit de faire la loi, confondant lœuvre et son auteur, une œuvre et toutes les œuvres, la partie et le tout. Loin du moralisme, de lautotélisme comme du référentialisme, ce volume plaide pour la plus grande disponibilité possible.

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Cheminement

Au commencement du cheminement : Proust et lAdoration perpétuelle14. Sil a toujours été considéré comme un écrivain important, lauteur de la Recherche a dû attendre les années 50 pour être consacré « le plus grand écrivain français du siècle ». Or, la magnifique geste du temps perdu et retrouvé – et cest là que point un paradoxe – défend une conception de la littérature qui va à contre-courant des imaginaires contemporains. En dautres termes, lœuvre de Marcel Proust adulée par le siècle exalte une foi littéraire en laquelle le siècle ne veut plus ou ne peut plus croire. Il ne reste plus alors quà faire de la Recherche un mythe qui comme tous les mythes soffre à la réécriture.

Si Marcel Proust habite comme figure tutélaire la première partie et de nombreux chapitres de ce recueil, en particulier ceux consacrés à Gérard Macé et Jean-Pierre Richard, ce nest jamais sur le ton de la nostalgie, de la plainte ou du memento mori. Les écrivains après Proust, bien plus que daprès Proust, transforment leur fascination et leur mélancolie en une puissance décriture. Déjà, la nostalgie stimulait Barbey dAurevilly quand le regard porté sur lAncien Régime lui donnait lénergie de réinventer dans Les Diaboliques à la fois le catholicisme, laristocratisme et le scientisme, en faisant du sang une voie daccès privilégiée vers les mystères de lhomme et de la société. De même, Louise de Vilmorin sur les ruines dune impossible mondanité réinvente le roman psychologique, en fondant lémotion sur un tempo effréné et une distanciation quasi brechtienne.

Dune certaine manière, ces lectures sinscrivent dans le passage de la « modernité » à la « postmodernité ». Quimporte que les mots soient galvaudés et flous de contour. Pour les écrivains de la fin du xxe siècle, après le désastre de deux guerres mondiales, de la Shoah, dHiroshima, le progrès semble si compromis quil nest plus possible de penser lavenir. Selon les analyses célèbres de Jean-François Lyotard15, la postmodernité correspond à la fin des « grands récits », à la remise en cause des idéologies 17qui donnaient sens aux sociétés occidentales. Quand le moderne a foi en une philosophie de lhistoire, le postmoderne fait le deuil dun temps vectorisé, de toutes les téléologies, quelles soient libérales, marxistes ou même religieuses. Lunivers de Tanguy Viel, par exemple, met en scène une humanité qui ne sait plus où elle va et qui tente coûte que coûte de faire encore communauté.

La Belle époque dHenry Bernstein ou des vaudevillistes correspond à un monde où loptimisme restait encore possible. La seconde partie de ce livre porte non pas sur lHistoire et son sens, mais sur la question des identités françaises, telle quelle se posait au tournant des xixe et xxe siècles et telle quelle se pose encore de nos jours. Pour un Barbey dAurevilly, la France renonce à la France quand elle tourne le dos au trône et à lautel. Pour un Bernstein, en revanche, en pleine affaire Dreyfus, cest lidentité juive que pense son théâtre, sans la théoriser, par les seuls moyens de la dramaturgie. Plus bonhommes, Flers et Caillavet, dans le sillage de Feydeau, choisissent de faire rire leur public en inventant des personnages détrangers venus à Paris pour se divertir et sexprimant dans un français macaronique qui amuse la Troisième République. Derrière une bouffonnerie qui ne connaît pas encore la censure du politiquement correct, les vaudevillistes de la Belle Époque nous confrontent aux passions françaises et en particulier à cette passion de la langue qui soude les citoyens, pour le meilleur et pour le pire – ou pour le rire.

La troisième partie du livre rassemble des écrivains des années 1950 à 1980, qui échappent aux canons de la modernité. Vilmorin face à Robbe-Grillet, Montherlant face à Aragon, Jankélévitch face à Foucault se trouvent démonétisés ou marginalisés selon la modernité officielle qui court de Mallarmé, Rimbaud et Lautréamont, jusquà Artaud, Bataille, Blanchot et Tel Quel. À côté de ces auteurs « modernes » dont limportance est incontestable, existent des écrivains plus discrets, injustement rejetés par une conception linéaire de lhistoire. Il ne sagit pas de prôner ni les arrière-gardes, ni les réactionnaires, ni les antimodernes ; il sagit seulement de montrer que chaque texte mérite dêtre examiné pour lui-même, sans à priori décole ou didéologie. Madame de de Louise de Vilmorin paraît en 1951 ; Les Gommes dAlain Robbe-Grillet en 1953. Le moderne condamnera le premier roman au nom du sens de lhistoire ; à propos du second, le réactionnaire et le conservateur sindigneront 18dun formalisme qui nintéressera que les étudiants de Lettres (ou plutôt leurs professeurs). Le postmoderne, quant à lui, libéré dun avenir sous surveillance gagne la liberté de faire miel de tout et daimer à égalité le roman dune mondaine condamnée par lhistoire et le nouveau roman dun jeune auteur qui a le vent en poupe.

Rien de tel que de classer sa bibliothèque par ordre chronologique : on ny retrouve rien, mais les rayonnages matérialisent le passage du temps, les diverses formes de contemporanéité, la cohabitation au même moment décritures dont la diversité défie tous les agencements de lhistoire littéraire. Membre comme Poulenc du Groupe des six (un chapitre porte sur « Le Poulenc des écrivains »), Georges Auric formule à propos de la musique le trouble que causent en lui les classements opérés par la modernité sérialiste. Voici en quels termes il concluait sa préface à la réédition du Coq et lArlequin de Jean Cocteau :

La Messe en si de Bach est datée de 1733. La Servante maîtresse de Pergolèse également. Notre Jean-Philippe Rameau, la même année composait Hyppolyte et Aricie. / Il était donc possible et permis, au xviiie siècle, décrire, sans en être ni troublé, ni accusé, une musique à ce point différente. Heureuse année 1733 ! Heureux xviiie siècle !… Une ultime question, et jen aurai terminé : de Rameau, de Pergolèse, ou de Bach, lequel croyez-vous, avait-il le droit de se considérer comme « un musicien contemporain16 » ?

Ce qui vaut pour la musique vaut pour toutes les productions culturelles. Pourquoi choisir entre Dialogues des carmélites et Pli selon pli, entre Poulenc et Boulez, entre Vilmorin et Robbe-Grillet ?

À côté de Madame de, on trouvera dautres auteurs trop négligés de nos jours, aussi différents que Mireille Sorgue ou Henry de Montherlant. Jeune Française appartenant à la nouvelle classe moyenne des années 60, lauteure de LAmant et des Lettres à lamant pratique un lyrisme qui, dans le souvenir de Louise Labé, réinvente le discours amoureux, une bonne décennie avant les célèbres Fragments dun discours amoureux de Barthes. La figure de Montherlant17 mérite elle aussi de retrouver le chemin des lecteurs, grâce à des romans inclassables comme La Rose de sable, Les Garçons, Un Assassin est mon maître ou une pièce comme La Ville dont le prince est un enfant. Désireux de contrôler son image, Montherlant 19organise avec beaucoup de soin les différentes éditions de son œuvre et pratique une réécriture constante qui oriente, corrige, dissimule et par là-même révèle le substrat passionnel de sa poétique. De Vilmorin à Sorgue et Montherlant, cest la passion amoureuse qui rapproche des œuvres si différentes, comme si la puissance de laffect permettait de sortir des sentiers battus ou des itinéraires balisés. Cette partie se conclut avec la figure dun philosophe et musicologue resté en marge des grands penseurs de la modernité. Vladimir Jankélévitch incarne magnifiquement cette énergie créatrice qui donne la force de continuer après les horreurs du siècle. De la passion amoureuse à la « verve », cest la même vitalité qui triomphe, surmontant la tentation du passéisme, de la nostalgie ou du renoncement.

Présent dans le titre de la quatrième partie, le mot « contemporain » est à la mode depuis la fin du xxe siècle. « De qui suis-je le contemporain ? », se demandait Roland Barthes en 197518. Si la contemporanéité correspond au partage de la même temporalité (« vivre en même temps que »), cette temporalité ne coïncide pas forcément avec le moment présent (« vivre au même moment que »). Ainsi, Barthes se sent le contemporain de La Montagne magique parce que lexpérience du sanatorium telle que la vivent les personnages de Thomas Mann en 1918 est très semblable à lexpérience de Barthes à Saint-Hilaire-du-Touvet en 1942. Inversement, le partage dun même présent nexclut ni le choix, ni lindifférence (on peut comme le saint Polycarpe de La Préparation du roman se sentir parfaitement étranger à son époque19).

Dans lavant-dernière partie de ce livre, le mot « contemporain » prend une double signification : il renvoie dabord platement au partage dun même présent, sans aucune acception décole ou de tempérament. Ainsi, Gérard Macé, Éric Chevillard et Tanguy Viel sont-ils contemporains, même si seuls les deux romanciers appartiennent à la même génération. À ce premier sens qui semble aller de soi, sen ajoute un second qui trouve sa place à côté de « moderne » et « postmoderne ». Dune manière 20résolument arbitraire, on opposera le contemporain au « moderne » et on le rapprochera du « postmoderne ». Postmoderne et contemporain partagent la même incertitude concernant lavenir ; mais quand le premier opte souvent pour la désillusion et la dérision, le second se caractérise une par une rage toute beckettienne de continuer. Si on accepte ce sens (qui ne prétend nullement à faire école), Gérard Macé, Éric Chevillard et Tanguy Viel sont bien des contemporains.

Le monde de Gérard Macé est dominé par la figure dOrphée, un Orphée différent de celui de Blanchot, un Orphée qui partage avec Barthes le même espoir en une victoire relative et provisoire. En remontant des enfers, Orphée fait œuvre, avant de se retourner et de constater léchec de tout idéal. Et faire œuvre, cest faire feu de tout bois, cest senrichir auprès de tous les « donateurs20 », de tous les héritages, quil sagisse de la culture canonique (Proust, Schubert), des cultures populaires ou des cultures lointaines (Afrique, Orient) auxquelles Gérard Macé rend hommage, inventant une fidélité qui nest jamais une prison.

Avec Éric Chevillard, limagination prend le pouvoir et se donne lambition de réinventer le monde, de créer de nouvelles formes en revisitant lhéritage et en jouant avec lui. Cette ivresse jubilatoire sert-elle à quelque chose ? La réponse nest jamais donnée et jamais sûre ; mais la littérature devient entre orgueil et modestie une manière de croire encore à lingéniosité de lhomo faber. Avec Tanguy Viel, la mélancolie est plus sensible. Le monde politique et social que lon rencontre dans les romans (Paris Brest, Article 353 du code pénal) ou dans le livret dopéra (Les Pigeons dargile) ne suscite aucun enthousiasme et lidée même de révolution disparaît au profit de petits arrangements avec le système. En même temps, les valeurs humanistes demeurent, le souci de la justice sert de boussole dans une Bretagne sans cesse menacée par les aigres-fins. Dans un monde qui a depuis longtemps perdu ses illusions et sa candeur, les moyens ne sont pas toujours chevaleresques. Les deux romanciers nhésitent pas à mettre en scène une forme de mauvaise foi quils traitent de manière très paradoxale. Proches de Sartre (la mauvaise foi est un mensonge que lon se fait à soi-même), ils adoptent une conduite très différente en réhabilitant cette pratique moralement indigne. Mise au service de la justice chez Tanguy Viel, véritable force heuristique chez 21Éric Chevillard, la mauvaise foi se fraie un chemin dans un monde compliqué, où les bons et les méchants échangent souvent leur rôle.

La dernière partie ouvre sur les mondes francophones. La publication de LOrientalisme dEdward Said a joué un rôle considérable dans le renouvellement des études consacrées aux relations tumultueuses entre lEurope et le monde colonisé. On ne répètera jamais assez le rôle capital joué par ce livre qui a nourri toute la critique littéraire et culturelle depuis 1980. Comme toujours, les épigones, les caricatures ont parfois transformé les études postcoloniales en un vaste « carnaval universitaire21 », mais il nest plus désormais possible daborder lorientalisme et les auteurs francophones sans se confronter à ce texte de référence. Sont ainsi rassemblés trois études tournées vers lAfrique et le Maghreb. « La France est-elle un pays francophone ? » est écrit en réaction au fameux pamphlet que Jean Rouaud et Michel Le Bris ont consacré à la « littérature-monde en français », par opposition à une « francophonie officielle » trop centrée sur Paris. De la seconde étude, il a déjà été question : les contributions du programme de lOpéra de Paris exaltent une relation coloniale à laquelle plus personne ne semble croire en 1954. Le dernier texte enfin porte sur le Croquis du destin, de Habib Mazini, un écrivain marocain peu connu. Ce roman policier sinterroge avec lucidité sur lidentité du Maroc marquée par la présence juive et par lhistoire coloniale – quil sagisse de lOrientalisme de Delacroix ou de larchitecture Art Déco de Casablanca.

Reste pour finir à dire un mot du critique, de cette figure qui nest pas toujours présentée de manière bien positive dans la bibliothèque de ce livre. Dans LHabit vert, Flers et Caillavet ne ratent pas leur cible quand Hubert de Latour-Latour prononce son discours de réception à lAcadémie française22 :

Jusquà lâge de cinquante ans, messieurs, la vocation de Jarlet-Brézin est incertaine. Il avait échoué comme chroniqueur, il avait échoué comme romancier, il avait échoué comme auteur dramatique. Il avait échoué partout. En lui, sétait accumulée une force peu commune damertume et de sévérité. /Il songea alors que de telles qualités ne pouvaient rester sans emploi, et il entra 22dans la critique. /Ah ! la critique, messieurs. Jamais nous ne ferons assez son éloge ! Combien décrivains qui ne trouveraient rien à écrire sils navaient pu se donner à la critique ? Combien dexcellents esprits qui auraient dû, si cette carrière ne sétait ouverte à eux, borner leur mérite aux soins dun petit commerce, ou aux plus minces emplois de ladministration ?/Jarlet-Brézin fut lhonneur de ce genre éminent. Pendant vingt ans il jugea les œuvres littéraires et dramatiques. Il jugea passionnément, évitant de comprendre pour être mieux compris, fidèle à sa mission qui était dabattre des talents et den décourager dautres. Cétait au demeurant le meilleur et le plus doux des hommes !

La charge est plus taquine que méprisante et les contemporains feront beaucoup mieux. Éric Chevillard, avant de devenir feuilletoniste aux « Monde des Livres », ne rêve que de « démolir Nisard » ou denfoncer « Prosper Brouillon23 » ; il va même, dans Lœuvre posthume de Thomas Pilaster jusquà imaginer une édition critique par le pire ennemi de lauteur.

Inversement, Jean-Pierre Richard en impose par la qualité de son regard et la sensualité dune écriture qui double le texte sans jamais le paraphraser. Le critique doit-il être considéré comme un véritable écrivain ? La question décole reste ouverte. Mais « Manteaux et tombeaux », Proust et le monde sensible, auxquels est consacré un chapitre, appartiennent bien à la littérature. On noubliera pas de relever la figure inverse, celle de lécrivain qui devient critique, comme Gérard Macé quand il lit avec une minutie gourmande Nerval, Sade ou Baudelaire… Dune certaine manière, le critique est comme Orphée : il avance en se montrant attentif aux moindres aspérités du terrain, en choisissant ses mots, en évitant de se retourner trop tôt sur lui-même. Il sera toujours temps pour lui, quand il aura fini, de découvrir sa propre identité – entre « écrivance » et « écriture24 ».

23

Formes

Le nom de Roland Barthes hante cet avant-propos comme il nourrit tout le livre. Un des premiers, lauteur du Degré zéro de lécriture a su renouveler lengagement sartrien en lorientant ou en lenrichissant du côté de la forme. Le passage est justement célèbre : « toute Forme est aussi Valeur ; cest pourquoi entre la langue et le style, il y a place pour une autre réalité formelle : lécriture. Dans nimporte quelle forme littéraire, il y a le choix général dun ton, dun éthos, si lon veut, et cest ici précisément que lécrivain sindividualise clairement parce que cest ici quil sengage25. »

On sen souvient, Barthes distingue la langue comme code, le style comme singularité trouvant son origine « biologique » dans le corps de lécrivain, lécriture comme engagement. Quand langue et style imposent leur nécessité, lécriture renvoie à un choix formel par lequel lécrivain prend parti dans la société à laquelle il appartient. Ainsi, pour gloser Barthes, le journal intime ou les mémoires ouvrent sur des conceptions différentes du sujet (comme construction ou comme identité) et du temps (comme protension ou comme rétrospection). De même, la maxime chez La Rochefoucauld, indépendamment de son propos, manifeste une vision du monde qui engage la responsabilité de son auteur : si, en tant que telle, la forme affirme sa foi en un savoir général sur lHomme, la construction « ne que », cette figure du renversement (telle qualité apparente « nest que » le produit de lamour propre) exclut toute forme de dépassement dialectique, laissant les hommes prisonniers dun binarisme tragique26.

Bien sûr, les analyses de Barthes néchappent pas à la critique. Il ferait beau voir que la langue comme code soit une donnée étrangère à lengagement… La langue est elle-même « écriture » (au sens barthésien du terme), parce quelle na rien dhomogène et que le choix de tel ou tel niveaux, de telle ou telle parlures, situe lécrivain dans les conflits culturels de son époque. Francophones tous les deux, Gide et Céline ne font pas le même choix de langue au sien de la langue française. Quant 24au style comme « poussée florale », comme produit dun « hypophysique », Barthes lui-même, dans lintimité de son fichier, en a perçu les limites. Pour rédiger Roland Barthes par Roland Barthes, il entreprend de relire toute son œuvre et consigne les remarques souvent critiques que lui inspire ses livres passés :

Secret

DZ 13

Le style comme secret (profondeur, verticalité). Curieuse idée contraire aux charges actuelles contre la profondeur, lherméneutique.

– Elle nest pas très sérieuse, cette idée (même à lépoque)

a) elle est amenée (logique métonymique, irrésistible) par la métaphore de la verticalité. RB pas au fort (pas assez intéressé par la rigueur du raisonnement) pour résister à une métonymie.

b) peut-être, plus sérieusement – mais non intellectuellement, zone névrotique – perverse : idée du secret du corps, du corps comme secret. Complexe du Fouilleur, du dénudeur. Amoureux du caché du corps – du corps comme caché. Peut-être en rapport avec la Pénurie, la Frustration : ce dont je suis frustré est assimilé au caché : découvrir, cest obtenir, cest combler.

La forme, enfin, néchappe pas davantage aux critiques puisquelle ne saurait porter à elle toute seule la réalité de lengagement. Cest la totalité du texte et toutes les composantes du signe qui construisent le sens et manifestent la « liberté » de lécrivain « en situation » (cette fois-ci, le vocabulaire regarde du côté de Sartre). Aucun sonnet ne tire une signification de la seule rigueur de sa composition ou du simple agencement de ses rimes ; la forme la plus contrainte de la poésie française entre dans lélaboration aussi bien dune approche néoplatonicienne du monde (les tercets correspondent à une élévation par rapport aux quatrains) que baudelairienne, quand la forme stricte concourt à contenir leffritement dun sujet mélancolique qui se défait sous ses propres yeux. Mais si la forme du sonnet ne coïncide pas avec le sens, elle participe fortement à leffort de signification, jouant de tous les phénomènes linguistiques et culturels. Ainsi, au-delà des réserves inévitables, Le Degré zéro de lécriture, parfois très naïf ou trop dogmatique, sil ne peut guère se présenter comme un modèle, nen demeure pas moins une formidable source dinspiration.

Reste à déterminer ce que ce livre entendra par « forme ». La forme se caractérise dabord par sa matérialité, perceptible moins par lesprit 25que par les sens : la forme, cest ce qui se voit ou ce qui se perçoit. À cet aspect matériel, sajoute une fonction organisationnelle. Structure ou agencement, la forme met en ordre les éléments qui la constituent et auxquels elle confère une identité supérieure, voire transcendante. Enfin, la forme se tient, comme on la dit, dans lantichambre de la signification : comme le mythe qui agence les événements sans parachever linterprétation, elle est un sens en devenir.

Ces trois qualités (matérialité, organisation et pré-signification) concernent dabord la langue. Pour les auteurs du corpus, la langue, cest le français – langue politique pour les écrivains de la « francophonie » ou pour les citoyens de la IIIe république naissante (Flers et Caillavet) ; langue moralisatrice aussi, à laquelle Jules Barbey dAurevilly oppose sa propre poétique de limmoralité. Au sein de la langue, chaque forme grammaticale peut engager le processus de signification : Jules Barbey dAurevilly fait du substantif « sang », un véritable mot-mana ; Jean-Pierre Richard mise sur une « formule onomastique » pour entrer dans lunivers de Gérard Macé. Chez Henry de Montherlant comme chez Mireille Sorgue, le choix des pronoms personnels (du « Je » au « Nous » et au « Ils ») construit une histoire damour aux confins du mythe. Au-delà du sens dénotatif, la rhétorique joue naturellement un rôle essentiel. Métaphore, métonymie, chiasme, hypotypose : toutes ces figures servent de matériaux à des créateurs aussi différents que Marcel Proust, Gérard Macé, Tanguy Viel ou Jean-Pierre Richard.

Pour donner forme aux mots, chaque créateur cherche la bonne phrase ou la bonne formule qui répondra à la nécessité dune vision intérieure. De Louise de Vilmorin à Henri de Montherlant, dÉric Chevillard à Tanguy Viel, la maxime ou laphorisme, pour sen tenir à un seul exemple, disent le désir et lillusion dun savoir qui échappe sans cesse. Plus étendu que la phrase et la formule, le récit, narratif ou dramatique, met la souplesse de sa forme à disposition des romanciers comme des dramaturges : Louise de Vilmorin impose un tempo vivace à son héroïne, Henri Bernstein crée des personnages de juifs au statut indécis, Éric Chevillard laisse libre cours à son imagination triomphante, Tanguy Viel joue du mensonge de la fiction contre les mensonges du monde social… Pour conclure ce rapide aperçu, la forme peut également venir dun autre texte, qui sert de modèle ou dinspiration : le haïku pour Roland Barthes, la lettre pour Mireille Sorgue, La Princesse de Clèves pour 26Louise de Vilmorin, Feu pâle pour Éric Chevillard ; le forme peut encore venir du cinéma ou de lopéra (Tanguy Viel), de la rhapsodie (Vladimir Jankélévitch) ou même de la gamme musicale (Roland Barthes). Sans oublier lempreinte dobjets ordinaires comme la robe, le manteau ou le drap dans lunivers de Marcel Proust ou Gérard Macé.

Cette plasticité de la forme fait la richesse et la liberté de la littérature – richesse et liberté qui engagent à la fois lécrivain et son lecteur (et ce lecteur particulier quon appelle le critique). Pour le premier, il sagit de choisir une ou des formes afin dinterroger le monde (et non pour senfermer dans une tour divoire qui nexiste quen théorie) ; pour le second aussi, le défi est exigeant. Mais, en préférant la densité de la langue aux illusions dune transparence documentaire, le lecteur réussira lui aussi à faire de la littérature un art de la nuance et un art du détour.

1 Antoine Compagnon, La littérature, pour quoi faire ? Paris, Collège de France/Fayard, 2007 ; Yves Citton, Lavenir des humanités, Paris, La Découverte, 2010 ; À quoi sert la littérature, Axel Boursier et Joanna Nowicki (éd.), Paris, Cerf, « Cerf Patrimoine », 2018.

2 Voir dAntoine Compagnon, La Troisième République des Lettres, Paris, Le Seuil, 1983.

3 Sur cette évolution de la notion de littérature, voir dAlexandre Gefen, LIdée de Littérature, Paris, José Corti, 2021.

4 Voir de William Marx, LAdieu à la littérature, Paris, Minuit, 2005.

5 Voir dans ce volume « La France est-elle un pays francophone ? »

6 Il convient de distinguer les études culturelles qui sintéressent à lensemble des productions culturelles dune époque et les cultural studies qui valorisent les cultures minoritaires et non canoniques.

7 Voir louvrage passionnant quYves Ansel consacre aux relations difficiles de Camus à la colonisation, Totem et Tabou Politique de la postérité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2012. Lanalyse montre avec beaucoup de pertinence comment la fiction camusienne traduit un malaise à légard de la colonisation que les essais nexprimaient pas. Par contre, sont bien peu convaincantes les pages qui interprètent le meurtre de lArabe dans LÉtranger comme un crime raciste.

8 Voir dans ce volume « Robes et manteaux ».

9 Jean Rousset, Forme et signification, Paris, José Corti, 1963.

10 Barthes a tenu un monumental fichier, des années 50 jusquà la fin de sa vie. Cette fiche figure dans le « Fichier vert » (nommé en raison de la couleur de la boite). Les archives de Barthes sont déposées à la Bibliothèque nationale de France. Je remercie Michel Salzedo et Éric Marty pour mavoir autorisé à consulter et à citer ces documents.

11 Les belles pages quHomi K. Bhabha consacre, dans Les Lieux de la culture (Paris, Payot, 2007), à un passage du Plaisir du texte de Barthes témoigne combien « close reading » et approches postcoloniales ne sont nullement incompatibles. « Dans un café à Tanger, Barthes, qui perçoit des bribes de phrases prononcées par les consommateurs, rêve dune “non-phrase” « qui nétait pas du tout quelque chose qui naurait pas eu la puissance daccéder à la phrase, qui aurait été avant la phrase ; cétait : ce qui est éternellement, superbement, hors de la phrase. » (op. cit., p. 289) Bahbha voit dans ce « hors de la phrase » une manière très derridéenne de défaire et sapproprier les mots du discours occidental et de cultiver ainsi un entre-deux libérateur.

12 « je veux vivre selon la nuance », Roland Barthes, Le Neutre, Cours au Collège de France (1977-1978), texte établi, annoté et présenté par Thomas Clerc, Paris, Le Seuil, « traces écrites », p. 37.

13 Sur cette question, on renvoie au livre de Carole Talon-Hugon, LArt sous contrôle – Nouvel agenda sociétal et censures militantes, Paris, PUF, 2019. Pour ne retenir quun seul exemple, en 2019, une représentation des Suppliantes dEschyle à la Sorbonne est perturbée par des militants antiracistes qui sindignent que le visage des Danaïdes soient maquillés en noir. Voici le commentaire du metteur en scène, Philippe Brunet (communiqué de presse du 19 avril 2019) : « nous ne connaissons laspect physique des Danaïdes que par les mots dEschyle (peau brunie par le soleil pour les Danaïdes, peau noire se détachant de loin sur la voile blanche, pour les Égyptiades), et que la couleur choisie pour la scène est nécessairement plus ou moins arbitraire ; quil sagit dun jeu théâtral et non de la réalité, dune interprétation dun mythe et non dune pièce historique, et que notre mise en scène préserve la part du rêve et ne bascule dans aucune sorte de naturalisme. Il ny a ni racisme ni colonialisme, ni conscient ni inconscient, dans le fait de maquiller de jeunes comédiens européens, ou dans le fait de ne pas employer des “Égyptiens” de lointaine ascendance grecque, comme il le faudrait si on respectait la lettre du texte ! » Peu décrivains comme Jean Genet ont montré combien la race et la couleur relevaient dun imaginaire. Dans Les Nègres, comme il est clairement précisé par lauteur, les personnages noirs doivent être joués par des acteurs blancs portant un masque. Faut-il débaptiser la pièce et accuser Genet de racisme ?

14 Empruntée à la liturgie catholique, l« Adoration perpétuelle » est le titre donnée par Proust à la méditation finale du Temps retrouvé sur la littérature comme transcendance.

15 Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979.

16 Georges Auric, « Préface » au Coq et lArlequin de Jean Cocteau, Paris, Stock, 19787.

17 Lire Montherlant, Claude Coste, Jeanyves Guérin, Alain Schaffner, éd., Paris, Honoré Champion, 2015.

18 « De qui suis-je le contemporain ? Avec qui est-ce que je vis ? Le calendrier ne répond pas bien ». Comment vivre ensemble, Cours et séminaires au Collège de France (1976-1977), texte établi, annoté et présenté par Claude Coste, Paris, Le Seuil, « traces écrites », 2002, p. 36. Voir « Contemporain de quoi ? », Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Œuvres complètes, IV, édité par Éric Marty, Paris, Le Seuil, p. 638 (abrégé : OCIV, 638). Lédition des œuvres complètes de Barthes comporte cinq tomes.

19 Voir La Préparation du roman, Cours au Collège de France (1978-1978 et 1979-1980), texte annoté par Nathalie Léger et Éric Marty, Paris, Le Seuil, 2015, p. 658.

20 Gérard Macé, Bois dormant, et autres poèmes en prose, Paris, Gallimard, « poésie », 2002, p. 126.

21 Jean-François Bayart, Les Études postcoloniales, un carnaval académique, Paris, Karthala, « Disputatio », 2010.

22 Robert de Flers, Gaston Arman de Caillavet, Le Roi suivi de LHabit vert, Paris, Mémoire du livre, 2000, p. 288-289.

23 Démolir Nisard, Paris, Minuit, 2006, Défense de Prosper Brouillon, Paris, Noir sur blanc, 2017. Dans ce dernier roman, écrit à partir de citations tirées de livres à la mode, Éric Chevillard prend la défense ironique dun romancier à succès.

24 Pour Roland Barthes, auteur de cette distinction célèbre, l« écrivant » se caractérise par un usage fonctionnel de la langue quand lécrivain lutilise à des fins esthétiques (« Écrivains et écrivants », Essais critiques).

25 Roland Barthes, Le Degré zéro de lécriture, « Quest-ce que lécriture ? » (OCI, 179).

26 Voir de Roland Barthes, « La Rochefoucauld : Réflexions ou Sentences et maximes », Nouveaux Essais critiques.