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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Montaigne manuscrit
  • Pages : 5 à 11
  • Réimpression de l’édition de : 2010
  • Collection : Études montaignistes, n° 55
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812439414
  • ISBN : 978-2-8124-3941-4
  • ISSN : 1775-349X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3941-4.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 03/01/2011
  • Langue : Français
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Avant-propos

Il me faut. Lectrice ou Lecteur, commencer par la fin, en remerciant Fortune qui m'a souri au moment où ce livre touchait à son terme. Cela ne peut se dire qu'à la première personne, dans son sillage à lui, Montaigne, qui en parle religieusement, comme d'autres de la Providence : « Je suis homme qui me commets volontiers à la fortune et me laisse aller à corps perdu entre ses bras. De quoi, jusqu'à cette heure, j'ai eu plus d'occasion de me louer que de me plaindre. Et l'ai trouvée et plus avisée et plus amie de mes affaires que je ne suis ». Elle est venue à moi en habits d'intemet. Ses chambellans ? Warren Boutcher, Jean-Etierme Caire, deux fastueux « passeurs » qui me révélèrent l'existence, coup sur coup, d'une lettre de Montaigne au Sénat de Rome et d'un Térence copieusement annoté de sa main dont la demière apparition publique remontait à 1936. C'est donc à eux que ce volume doit ses deux inédits que j'eusse aimé porter à la connaissance de Michel Simonin, dont l'heureuse rencontre m'incita un jour à renouer avec l'un des grands livres de ma jeunesse, et de Gérard Defaux, qui m'encouragea plus tard, presque « la mort entre les dents », à poursuivre mes petits travaux montaigniens. Sous l'amical regard de l'auteur des Essais, que ces quatre noms soient réunis au seuil de cet ouvrage en témoignage de ma reconnaissance. Fortune est facétieuse : il m'a fallu reprendre le minutieux et parfois fastidieux travail de transcription que je croyais achevé, puis reconsidérer l'ensemble du dossier pour y loger les deux nouveaux autographes, l'un en italien, l'autre en latin mêlé de grec. Fortune est généreuse : même réduit à une simple souscription au bas d'une lettre allographe, le premier document fait écho à quatre devises en italien qu'on peut encore trouver sur quatre livres de la bibliothèque de Montaigne, sans oublier les pages de son Journal de voyage rédigées dans la langue du pays visité ; quant au second, il confirme avec éclat l'attribution de quelques notes d'un Ausone et d'un Giraldi à sa main grecque, à l'évidence bien exercée, même si ce simple constat ne peut suffire à faire de lui un helléniste du premier rang. Si, par ailleurs, la lettre romaine apporte un complément biographique au texte de la « bulle » reproduite à la fin du chapitre « De la vanité », le Térence annoté permet de vérifier et de compléter la liste des lectures de

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Montaigne établie jadis par Pierre Villey. On y trouve en effet des renvois à Eschyle, Sophocle, Euripide, Théocrite, Plaute, Cicéron, Tite-Live, Ovide, Aulu-Gelle, Lactance, Ausone, mais aussi à Servius Honoratus (cité par Justinien), Donat, Caelius Rhodiginus, Thomas Linacre, Guillaume Budé. Autant de noms qui viennent s'ajouter à ceux qui avaient déjà été trouvés sur d'autres livres annotés par Montaigne : Melanchthon, Lascaris, Tumèbe, Lambin, Paul Emile, Conunynes, Froissart, Gaguin, Du Tillet, Sleidan, Le Perron, Henri de Mesme, La Perrière, Bouchard. Lectures intégrales, simple feuilletage, capture de citations ? A tout le moins, on voit que le lecteur Montaigne s'intéressait non seulement aux auteurs, mais aussi aux compilateurs et aux commentateurs. Ces deux beaux présents venaient à point nommé couronner un important travail de vérification des transcriptions proposées par mes devanciers, proches ou lointains, chacun en son domaine de prédilection ; ex-libris, devises et ex-dono (Gilbert de Botton et Francis Pottiée-Sperry, Philip Ford) ; notes portées sur VEphemeris historica de Beuther (Dr Payen, Jean Marchand, Charles Beaulieux) ; arrêts du Parlement (Paul Bonnefon, Katherine Almquist) ; notes de lecture sur la Cronique de Flandres et VHistoire de Poloigne (Paul Bonnefon), Nicole Gilles et Quinte- Curce (Reinhold Dezeimeris), César (André Toumon, puis André Gallet avec la collaboration d'Emmanuelle Toulet et de Jean-Louis Glénisson), Lucrèce (Michael Screech), Ausone et Giraldi (A. Legros) ; lettres écrites pendant et après les deux mandats de maire (Payen, Feuillet de Couches, Courbet et Royer, Louis Labande, Dr Armaingaud et Jeanne Duportal) ; dédicaces des Essais (Pierre Coste, Kes Meerhoff et Paul J. Smith). Si j'ai cru pouvoir corriger ici ou là telle transcription qui me semblait fautive parmi celles dont nous disposions déjà, ou proposer une autre manière de lire, ou encore risquer de nouvelle conjectures pour combler des lacunes dues à l'état matériel des supports, il m'est aussi arrivé de rectifier mon premier sentiment en revisitant les écrits de mes prédécesseurs. Il eût été aussi discourtois que fastidieux de relever toutes les divergences (parfois dues à de simples coquilles), mais on doit au lecteur exigeant de les lui faire connaître chaque fois qu'il y va du sens, que ce soit à propos d'un mot, d'une phrase, d'un nom propre, voire d'un chiffre ou d'une abréviation. Les transcriptions proposées usent d'une trentaine de caractères spéciaux pour reproduire au mieux les signes conventionnels et les tracés spécifiques à telle ou telle lettre. Ce choix éditorial, proche du mode « diplomatique », peut être contesté. Il s'impose cependant quand on a pour première intention de servir ceux qui, je l'espère, disposeront un jour de

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l'ensemble du dossier grâce à la numérisation de tous ces documents, surtout s'ils s'intéressent aux questions de graphie et de langue. N'oubliant pas non plus le service de ceux qui fréquentent Montaigne sans être particulièrement versés en grec, en latin ou en moyen français, j'ai fait suivre cette transcription de traductions ou d'adaptations en français moderne entièrement renouvelées. Dans ces dernières, je suis resté au plus près du texte d'origine chaque fois qu'il était aisément compréhensible, me contentant de moderniser l'orthographe, d'introduire une ponctuation (quasi inexistante dans le texte-source) et de donner entre crochets les explications nécessaires à la compréhension de certains mots, quitte à revenir sur des vocables techniques dans le conunentaire associé. La tentation fut parfois grande de corriger certains textes hâtifs, mais à l'épreuve ces douteuses améliorations m'ont semblé dénaturer ce qu'elles prétendaient amender et qui doit, autant que possible, rester à l'état brat. Ayant travaillé presque toujours sur les documents originaux, à défaut, mais fort rarement, sur des fac-similés, je souhaite ^re ma gratitude aux conservateurs et responsables de fonds anciens près desquels j'ai bénéficié, au cours de ces dix dernières années, du meilleur des accueils, avec l'autorisation, la plupart du temps, d'effectuer les photographies dont j'avais besoin : la Bibliothèque nationale de France (à la Réserve : Virgile, Pétrarque, Flaminio, Giraldi, Nicole Gilles, Cronique de Flandres, Herburt de Fulstin, Xénophon annoté par La Boétie, Plutarque de Libri, tous les livres du Fonds Payen portant la signature de Montaigne ; au département des Manuscrits : lettres, fac-similés de la Collection Payen, registres secrets du Parlement de Bordeaux), la Bibliothèque du Musée Coudé à Chantilly (César), la Bibliothèque municipale de Bordeaux (Exemplaire de Bordeaux, Beuther, exemplaire « Lalarme », titres de la maison de Montaigne, Denys d'Halicamasse, Léon l'Hébreu, Egnatius annoté par La Boétie, tous les livres du fonds Montaigne), les Archives municipales de Bordeaux (lettres du maire aux jurats, endommagées par un incendie), les Archives départementales de la Gironde (arrêts autographes du Parlement de Bordeaux au rapport de Montaigne), la Bibliothèque universitaire de Bordeaux-3 Pessac (Ausone), la Médiathèque Condorcet de Liboume (Diogène Laërce annoté par La Boétie), les Archives du Palais Princier de Monaco (lettres à Matignon), la Fondation Bodmer à Cologny-Genève (Quinte- Curce), l'ex-Fondation Etudes-Montaigne (Lucrèce : original examiné à Zurich ; diapositives et microfilm fournis à ma demande et en mémoire de Gilbert de Botton, qui m'avait fait parvenir naguère quelques photographies de l'ouvrage), la Bibliothèque

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de l'Université de Cambridge (Vida et tous les livres de Montaigne légués par la famille de Gilbert de Botton, dont le Lucrèce déjà mentionné, qui vient d'être numérisé — mais une fois mon travail achevé — à la demande du Centre d'études supérieures de la Renaissance). Un seul regret : qu'il soit parfois bien compliqué d'obtenir, ici ou là, le droit de faire connaître à tous, par des clichés personnels et choisis, toutes les pièces que j'ai eu la chance d'avoir devant les yeux et dont je dois me résoudre à conserver la trace dans le secret de mon ordinateur. De telles reproductions en couleurs seraient pourtant indispensables pour que le lecteur soit à même de juger du bien-fondé de certaines observations. Sans elles, on en reste au discours d'autorité, celui-là même que Montaigne nous a appris à contester et dont je n'ai pas voulu me satisfaire. Faire voir, donc, pour mieux convaincre : grâce à la bienveillance de l'éditeur et à la compréhension de certains, conservateurs et collectionneurs, cette obsession trouve au moins dans les planches de ce volume de quoi se contenter un peu. Pour m'avoir autorisé par avance à reprendre un jour ma précédente édition des notes de lecture de Montaigne selon une perspective plus vaste qui couvrirait l'ensemble des autographes connus, je tiens à remercier Hugues Pradier, directeur de la Bibliothèque de la Pléiade. Parce qu'en plus de son amical soutien, elle offre une perspective à ma recherche, je souhaite également dire ma gratitude à Marie-Luce Demonet, fondatrice et responsable du grand chantier des « Bibliothèques virtuelles humanistes » (Centre d'études supérieures de la Renaissance, Université de Tours), dont l'un des projets est la mise en ligne de tous les manuscrits autographes de Montaigne et des hvres ayant appartenu à sa bibliothèque. Ma reconnaissance va enfin, très particulièrement, à Claude Blum, qui a accueilli d'emblée une étude déjà amplement entamée, et accédé à toutes mes demandes concernant la mise en page, la typographie, l'illustration : il me fait aujourd'hui l'honneur et le plaisir de transformer cette étude en hvre, non sans avoir admis que je puisse citer les Essais selon l'édition de 1595 (selon l'édition de la Pléiade, 2007), en dépit de ses réticences bien connues à l'égard du travail de Marie de Goumay. On verra que je n'en oublie pas pour autant l'Exemplaire de Bordeaux, cet hybride d'imprimé et de manuscrit autographe majeur, dernier témoin de la main de Montaigne, même s'il ne pouvait être question d'en faire ici la transcription. Il me faut passer sous silence les noms de ceux, si proches, qui ont eu à me supporter, dans tous les sens du terme, ainsi que de ceux, nombreux, qui constituent cette familia posthume de Montaigne à laquelle je n'ai cessé de penser durant toute cette

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entreprise : pour chaque section du volume, trois ou quatre interlocuteurs privilégiés, d'hier et d'aujourd'hui, dont j'imaginais les attentes et les observations... Je tiens toutefois à remercier nommément Michael Robert pour son aide amicale et patiente dans l'élaboration des caractères spéciaux et la préparation des planches d'illustration. J'ai toujours trouvé équivoque ce vers bien connu : « Ma vie est à partir de toi ». En restant à la périphérie de Vopus magnum, je ne prétends nullement que tous les écrits autographes de Montaigne fassent partie de son œuvre, ils n'en sont pas même la préparation, du moins consciente, mais ils permettent d'entrevoir « à partir de » quoi, aux deux sens de la locution, un texte comme les Essais a été rendu possible. Grâce à eux, on peut aussi compléter, contester, nuancer l'image que la doxa nous offre encore trop souvent de leur auteur, en dépit de travaux connus des spécialistes. Les lettres missives témoignent en effet de son inscription et de son action dans la société et l'histoire de son temps. Les arrêts le montrent pour le moins aussi appliqué à sa tâche que ses collègues du Parlement. Aux deux extrémités de sa vie, quelques ex-libris et deux dédicaces manifestent son affection pour les livres en général et pour le sien en particulier. Son Ephéméride le révèle plus attaché à sa famille que les Essais ne consentent à le dire. Quant à ses notes de lecture, du moins les plus anciermes, elles sont celles d'un étudiant curieux de tout, attentif à l'établissement des textes, chasseur de tours rares, de vocabulaire spécialisé, de sentences bien frappées et de fleurs poétiques, mais aussi appliqué à suivre le procès d'une argumentation ou d'un récit, à débusquer les contradictions d'un discours ou à en relever les obscurités, à consulter des livres gardés sous le coude pour croiser les sources, à vérifier une généalogie, à noter la vivacité d'une réplique de comédie, à scander un vers ou à mesurer la quantité d'une syllabe... Ce ne sont ici que vestiges. Il y a eu d'autres livres dans la « librairie », d'autres ex-libris, d'autres notes de synthèse, d'autres annotations marginales. Au Parlement, d'autres arrêts au rapport du conseiller Montaigne sont encore à trouver. Des pages manquent au Beuther ainsi qu'au Nicole Gilles. Des lettres qu'il écrivit, Montaigne regrette d'avoir perdu celles qui parlaient d'amour, pour ne rien dire des autres. Quant aux Essais dédicacés, il en a certes offert plus de deux... A partir de ces tenaces bouts de mur, de ces lacunes laissées par d'anciennes portes, de ces tesselles de mosaïque, briquettes d'hypocauste, fragments de peintures murales, il faut, comme l'archéologue, se servir de ce qu'on a pu observer ici pour mieux regarder là, pousser jusqu'au bout

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l'hypothèse sans s'y laisser enfermer, voir chaque détail de très près, mais le tout d'assez loin pour qu'apparaissent continuités et discontinuités, nécessités matérielles et contingences d'époque, constantes et changements. Ce corpus de textes variés, sans ambition littéraire — le mot « textes » est déjà un abus de langage — permet à tout le moins de voir comment, à une époque où il devait rédiger ses dicta en français, faisant alors usage d'une orthographe qui nous renseigne en partie sur sa prononciation, Montaigne usait encore couramment du latin et recopiait le grec avec aisance. On peut le voir ensuite s'essayer, dans le sillage des Sylvius, Meigret et autres Peletier, à une orthographe réformée, volontiers phonétique, puis reprendre un livre chargé de ses notes latines pour y inscrire des notes françaises beaucoup plus brèves en un temps où l'aventure littéraire enfin tentée l'avait fait opter pour cette langue, dans le sillage d'un Du Bellay et en précurseur, pour ainsi dire, de tous les écrivains devenus francophones par choix, les Beckett et autres Ionesco... Il n'est pas impossible que le contact avec les imprimeurs l'ait alors renvoyé à l'orthographe d'usage. C'est en tout cas à cette époque tardive que l'on doit au moins deux beaux bilans de lecture et des lettres qui n'auraient pas à rougir d'être reproduites telles quelles dans les Essais, à l'instar des trois jugements synthétiques du chapitre « Des livres » et de la « bulle » du chapitre « De la vanité » : autant de pièces à conviction insérées dans son propre discours, qui évoquent pour le lecteur moderne les tout premiers récits- témoignages de Breton et d'Aragon. Du précieux, mais lourd bagage intellectuel acquis lors des lectures de jeunesse, qui n'étaient pas de simples feuilletages, les Essais profitent et se ressentent. Un jour, Montaigne jugera que ses deux premiers livres « puaient un peu à l'estranger ». On comprend mieux pourquoi en lisant les notes de lecture conservées. Il eût aimé, dit-il, « parler tout fin seul », se montrer sans parure, nu comme un cannibale, et laisser un peu les exemples de vie et de mort donnés par les Anciens pour ceux des paysans qu'il avait à sa porte. Après avoir accompli mon travail de bénédictin ou de scholiaste (autres personœ appelées en renfort) et numéroté avec soin chaque intervention autographe pour en faciliter l'usage, je me prends moi aussi à rêver, sur un air bien connu : que toute personne curieuse de Montaigne, de langues, d'histoire, de philosophie, de livres et d'écritures, passant outre la barrière érudite, y picore et en fasse son miel, à la façon des abeilles, et au petit bonheur... Mais c'est assez parler de soi et de ses attentes. Le mieux est encore de laisser la parole à l'auteur des Essais et, pour oser l'oxymore, de confier à la providentielle Fortune l'avenir d'un

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ouvrage auquel elle a déjà si aimablement contribué : « Nous faillons, ce me semble, en ce que nous ne nous fions pas assez au ciel de nous. Et prétendons plus de notre conduite qu'il ne nous appartient. »

Tours, le 28 février 2010