Préface
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Mineurs, Minorités, Marginalités au Grand Siècle
- Auteur : Teixeira Anacleto (Marta)
- Pages : 7 à 18
- Collection : Rencontres, n° 425
- Thème CLIL : 3916 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Histoire de la philosophie
- EAN : 9782406092087
- ISBN : 978-2-406-09208-7
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09208-7.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 19/11/2019
- Langue : Français
Préface
Le titre de ce volume – « Mineurs, minorités, marginalités au Grand Siècle » – reprend le sujet du XIVe Colloque International du CIR 17 (Centre International de Rencontres sur le xviie siècle), organisé à l’Université de Coimbra (Portugal), en mai 2016, dans le cadre des activités pluridisciplinaires du Centre de Littérature Portugaise (CLP) et du Département de Langues, Littératures et Cultures de la Faculté des Lettres. Le débat qui s’est instauré lors de cette rencontre scientifique constitue une première étape dans la réflexion critique qui a conduit nombre de chercheurs, dont les travaux portent majoritairement sur la littérature et les arts au xviie siècle français, à mûrir leur pensée sur cette problématique, de sorte que cet ouvrage en représente un apport innovateur et pertinent.
Les vingt-huit articles qui composent ce volume témoignent clairement de l’intérêt actuel de repenser les mineurs, les minorités et les marginalités au Grand Siècle, et permettent, de prime abord, d’élargir les discussions critiques entamées ces dernières années autour de la notion épistémologiquement ambigüe de « Classicisme » et des apories esthétiques que le concept recèle. Les arguments énoncés par Roger Zuber, en 1997, pour insister sur le paradoxe des « émerveillements de la raison » (Zuber, 1997) comme ressort du « siècle classique », ont fixé le point de départ et le point d’arrivée de nombreuses études, lesquelles interrogent les frontières polémiques, voire précaires, qui sous-tendent, pendant cette période, le dialogue conceptuel entre l’ordre, les règles, les lois et les « désordres diffus et les incertitudes latentes » (Darmon et Delon, 2006, p. 12), en littérature et dans les arts (peinture, architecture, musique, etc.). La critique contemporaine ne cesse, en effet, de montrer la fragilité des définitions absolues de cette période (dont celle d’un absolu de la littérature), en essayant d’affirmer les valeurs d’un Classicisme prolixe, englobant les différentes « manières » de concevoir le naturel et le goût. Les « querelles » autour des règles qui traversent le siècle ainsi 8que l’« aporie de la crédibilité » (Pasquier, 2006, p. 629), émanant des lectures et des pratiques asymétriques de la Poétique d’Aristote, légitiment la mise en évidence d’une grille épistémique plus souple d’analyse des formes et, par conséquent, l’ouverture au pouvoir apparemment paradoxal des mineurs, des minorités, des marginalités.
Re-contextualiser, dans ce cadre, les auteurs, les genres, les modalités de la pensée, les courants esthétiques au xviie siècle, réévaluer leur rapport au pouvoir absolu, (re)décrire la tension intermittente entre « l’ordre et le chaos » (Spielmann, 2002) faisant de la notion de frontière un concept-clé de la dynamique littéraire, culturelle, sociale du siècle de Louis Le Grand, est l’objectif primordial de ce volume. En situant le débat autour de la centralité traditionnelle du xviie siècle, du sens de l’hybridisme des formes et des formules artistiques, ce collectif se situe dans la continuité d’un ensemble pertinent d’études qui interrogent, depuis la fin du siècle précédent, la pratique du mineur, le pouvoir des « marges », dans le Classicisme, voire des Classicismes du Grand Siècle1. Les quatre moments de réflexion (ou les quatre chapitres) qui composent cet ouvrage correspondent, ainsi, à un parcours pluriel d’analyse des mineurs (des minorités et marginalités) au xviie siècle, et attestent de la pertinence historique, critique et théorique du sujet, de sa contribution décisive à l’évaluation des apories de cette conjoncture particulière.
Non seulement les concepts énoncés dans le titre du volume renforcent l’idée d’une période littéraire et culturelle plurielle (« Marginalités et “Classicisme” »), dont la fixation d’un canon reste controversée dans son essence même (« Les mineurs et le canon : genres et auteurs »), mais ils rendent compte aussi de la porosité des liens entre littérature, arts et pouvoir (« Minorités et pouvoir politique/social ») et de l’opportunité d’une relecture actuelle de ses frontières (« Relire les mineurs : l’enjeu critique des frontières »). Le mouvement dialectique qui se tisse, alors, entre la lecture historique des mineurs – ce qui est minoré, marginalisé, au xviie siècle – et leur perception distancée – ce qui est perçu, de nos jours, comme un clivage ontologique entre « mineur » et « majeur » –, demeure un leitmotiv essentiel unissant les quatre mouvements/chapitres de l’ouvrage.
9« Marginalités et “Classicisme” », constituant une ouverture théorique et thématique du volume, intègre des réflexions portant sur le rapport polémique de certains auteurs ou modèles d’écriture pratiqués au xviie siècle avec les concepts de « marge » et de « marginalité », ce qui suppose forcément une remise en question d’un classicisme académique. Les études de Gilles Declercq, Francine Wild, Tiphaine Rolland et Pierre Ronzeaud, soulignent, à bien des égards, la pertinence du binôme suggéré dans le titre de ce premier chapitre. Dans « Malséances raciniennes. Réflexions sur l’hétérodoxie de l’imaginaire tragique », l’auteur met en exergue les paradoxes d’une « tragédie idéale et par là officielle » (voire « majeure ») – celle de Racine – et l’imposition d’un imaginaire esthétiquement « marginal » ou « hétérodoxe » (visions, souvenirs traumatiques, fantasmes, topique violente, sanglante et érotique), déployé dans l’hypotypose, figure-clé de la rhétorique des passions, contredisant ainsi l’idée de « perfection dramatique ». Si l’hétérodoxie de cet imaginaire discursif racinien, inscrit au cœur de l’âge classique, fixe le point de départ du volume et de son premier chapitre, d’autres perspectives participent du même propos et aident à centraliser la question de la marginalité au Grand Siècle : « le statut paradoxal du poème héroïque » (Francine Wild) relève justement du décalage existant entre le rang majeur qu’il occupe dans la hiérarchie des genres (dans une certaine mesure, « le plus classique de tous ») et son reniement par le classicisme dans le cadre de la Querelle des Anciens et des Modernes, avec le rejet du merveilleux chrétien et du triomphe du goût galant. Ce paroxysme inhérent à la « conjoncture classique2 » est aussi un des arguments pertinents qui conduit Tiphaine Rolland à re-définir le rapport des Fables et Contes de Jean de La Fontaine, auteur « canonique », avec des compilations marginalisées par le triomphe de la galanterie (« “On a toujours besoin d’un plus petit que soi” : La Fontaine et les marges facétieuses »), le contour de ces recueils facétieux révélant la « coexistence synchronique entre sources majeures et sources mineures, références centrales (Ésope, Boccace) et passeurs secondaires (D’Ouville) ». D’ailleurs, la question centrale soulevée par l’auteur – comment concilier les sources marginales et les sources canoniques chez un auteur majeur ? – enchaîne sur la problématique centrale des contextes pluriels du canon et de ses 10« marges » (ou frontières), sous-jacente à l’étude de Pierre Ronzeaud (« La réécriture symbolique de l’itinéraire d’un mineur devenu majeur à la fin du règne de Louis XIV : les Mémoires de Valentin Jamerey-Duval, petit berger analphabète devenu académicien ») qui clôture le premier chapitre de ce volume et permet de faire le pont vers le deuxième et, à la limite, vers le troisième chapitre : les Mémoires d’un « petit berger analphabète devenu académicien » montrent comment la confrontation « majeur »/« mineur », au siècle classique, notamment à la fin du règne de Louis XIV, n’échappe pas à une logique des hiérarchies (le canon) et aux « Imagos qui informent la représentation sociale ».
Plusieurs études intégrant le deuxième chapitre de l’ouvrage – « Les mineurs et le canon : genres et auteurs » – reprennent l’argument des hiérarchies présenté par P. Ronzeaud en fin de chapitre, et au niveau de la pratique des genres et au niveau d’un classement académique des auteurs par l’histoire et la critique littéraires. Ce deuxième chapitre insiste, ainsi, sur la notion de valeur sous-jacente à la portée théorique du clivage « mineurs/majeurs », sur le rôle que les écrivains et les formes littéraires jouent à l’intérieur de l’histoire littéraire et dans sa construction intrinsèque. Les œuvres critiques de Charles Sorel – La Bibliothèque française et De la connaissance des bons livres – révèlent, d’ailleurs, déjà, une attitude critique en ce qui concerne l’évaluation des genres littéraires présents et passés où, comme l’affirme, en début de chapitre, Anne Boutet, la question de la majorité (l’« agréable ») et des minorités (l’« extravagant ») littéraires trouve toute sa place, notamment en ce qui concerne les recueils de nouvelles français de la Renaissance et leur rapport avec le roman « classique » (« L’agréable, l’extravagant et l’ordure : Charles Sorel, lecteur des recueils français de nouvelles du xvie siècle »). Les trois études suivantes évaluent la « marginalité polémique » de certains genres tels que la tragi-comédie, genre hybride que Corneille, Rotrou, Scudéry, Mairet, Scarron, entre autres, ont pratiqué, imposant la modernité dans le champ littéraire (Céline Fournial, « La tragi-comédie : un genre mineur matrice du débat théâtral moderne ») ; la fable et le conte de fées dont La Fontaine, un « Ancien », et Perrault, un « Moderne », exploitent les enjeux d’écriture (Michèle Longino, « Un plaidoyer pour les genres mineurs du Grand Siècle : la fable et le conte des fées ») ; l’écriture épistolaire qui, chez Mme de La Fayette, se déploie dans une correspondance fragmentaire et incomplète devenant 11néanmoins un espace de négociation, d’affirmation de soi, d’exploration de stratégies d’écriture (Nathalie Freidel, « L’envers du roman : Mme de Lafayette épistolière »).
D’autres articles montrent comment certains auteurs dits « mineurs » sont devenus, au Grand Siècle, des « lieux de passage de toute une évolution interne de la littérature » (Fraisse, 2000, p. 95). Ce statut configure, de nos jours, la réception de ces auteurs du xviie siècle, ainsi que leur projection ambigüe dans le canon « classique ». C’est le cas de Jean de Préchac qui, malgré son actuel statut d’auteur « marginal », reste un innovateur en matière générique, en développant des modèles prolixes de littérature galante (Nathalie Grande, « Écrire sur le mode mineur : aux avant-postes de la mode littéraire, Jean de Préchac »). Suivant la même logique conceptuelle, Sophie Tonolo propose de regrouper certains poètes de recueils satyriques à succès, parus au début du siècle, sous le titre de « petits poètes » (« Redéfinir les marges ? Les “petits poètes” du xviie siècle ») : envisager leurs destins dans les bibliothèques privées, dans les ouvrages scolaires ou dans l’édition mène, selon l’auteur, à mieux comprendre le criblage qui préside à la construction d’une histoire littéraire ou d’un canon culturel. La question se pose, ainsi, au niveau de l’établissement d’une géographie des stratégies littéraires et des genres pratiqués par des auteurs « mineurs » ou idéologiquement « marginaux ». Tel est le cas des « écritures réfugiées » de certains écrivains protestants, exilés hors de France après la Révocation de l’Édit de Nantes (Tyssot de Patot, Anne-Margueritte Petit-Du Noyer, entre autres), qu’Isabelle Trivisani-Moreau analyse dans son article (« Écritures réfugiées entre modèles et invention »), en cernant la raison de leurs choix littéraires entre deux cultures. De même, la déconstruction de l’athéisme de l’œuvre de Jean Meslier, un petit curé de campagne, permet à Francis Assaf de montrer la marginalité de cet auteur, relativement peu connu, par rapport et au Grand Siècle et aux préludes des Lumières.
Donnant suite à l’établissement d’un lien logique entre le statut des auteurs dans l’histoire littéraire et les figurations poétiques de la marginalité, les textes d’Alex Bellemare (« Figurations de la marginalité. Prison, superstition et écriture de soi chez Pierre-Corneille Blessebois ») et de Marta Marecos Duarte (« L’églogue au classicisme : une harmonie parmi l’humble et le sublime (chez Rapin, Fontenelle et António Diniz 12da Cruz e Silva) ») en présentent des variantes divergentes mais néanmoins complémentaires : dans la première étude, l’auteur réfléchit sur l’œuvre de Pierre-Corneille Blessebois, le « Casanova du xviie siècle », et la pensée hétérodoxe qui s’y déploie par le mélange du libertinage, de l’apologie de soi et de la critique des superstitions, l’écrivain incarnant la marginalité à plusieurs égards (domaine du social, du philosophique, du religieux) ; Marta Duarte, elle, étend son analyse sur les poétiques de la marginalité à un auteur portugais du xviiie siècle, considéré comme « mineur » par la critique de l’Arcadisme du xviiie siècle, pour montrer comment, sous le signe des poétiques françaises (notamment Rapin et Fontenelle), le brouillage de frontières entre le style humble et le sublime marque la pratique de églogue.
Les deux articles qui clôturent ce chapitre et qui proposent une synthèse ouverte vers le chapitre suivant attestent, encore une fois, de l’ambivalence fondamentale du concept de « marginalité », lorsqu’il est associé à des moyens de production hybrides ou, à la limite, « paralittéraires ». Le choix d’un corpus inscrit dans les marges du canon dévoile autrement les enjeux sous-jacents aux frontières polémiques qui s’établissent entre les genres et les auteurs majeurs et mineurs, au xviie siècle : un « petit madrigal » spirituel composé à partir d’un événement contemporain (la présentation d’un nain à Louis XIV), publié dans le Mercure Galant, dont le succès surpasse celui des « grands ouvrages », permet d’évaluer le double effet disruptif de l’intégration d’une forme « mineure » dans une publication novatrice, ouverte à la participation de femmes, de provinciaux, entre autres (Deborah Steinberger, « Un nain géant : Le Mercure Galant devant ses critiques ») ; la Muse historique de Loret, une gazette publiée à l’époque troublée de la Fronde, écrite en vers burlesques, lue par le Roi lui-même, se démarquant néanmoins des œuvres majeures (dont la Gazette de Renaudot), reste un exemple expressif de l’hétérodoxie des genres au Grand Siècle et de leur réception, lorsqu’ils interviennent dans l’Histoire et s’associent au pouvoir politique (Stella Spriet, « La Muse historique de Loret : le récit d’une Fronde en vers burlesque »).
Cette problématique est, d’ailleurs, relancée dans le premier article du chapitre suivant – « Minorités et pouvoir politique/social » –, lorsque Laura Bordes expose le pouvoir d’intervention politique d’une sélection de triolets inédits, genre satirique « mineur » de la première 13moitié du xviie siècle (« Du triolet des ruelles au triolet des rues : un petit genre frondeur populaire au service d’une bataille d’auteurs ») : recueillis dans l’un des volumes de mazarinades de la bibliothèque Méjanes (Aix-en-Provence), ces triolets sont, malgré leur statut marginal, un moyen suggestif d’expression de la pensée politique frondeuse dont l’écho peut être perçu dans les témoignages des mémorialistes, comme Retz. Encadrée dans cette même logique (« minorités » et pouvoir politique), l’analyse sociocritique du mécénat, à la fois officiel et « en marge », de Gaston d’Orléans, la description des goûts du mécène pour les formes irrégulières (le burlesque littéraire et artistique), de sa production individuelle éclectique (poèmes et ballets de cours auxquels il participe parfois), conduit Claudine Nédelec et Marie-Claude Canova-Green à situer la figure du mécène-auteur au seuil d’un croisement pertinent entre le geste de commandement politique, la pratique artistique et le contexte historique frondeur (« Gaston d’Orléans, un mécène “marginal” ? »).
Les articles qui composent ce troisième chapitre prennent, ainsi, le relais des deux dernières études du chapitre précédant, consacré aux genres et auteurs « mineurs », et en amplifient les enjeux esthétiques, en proposant des évaluations plurielles de l’articulation parfois paradoxale qui, pendant le xviie siècle, réunit littérature, pouvoir et société. En ce sens, les thèmes développés révèlent la façon subliminaire dont l’autoréflexivité esthétique devient la marque du rapport complexe des « mineurs » à certaines pratiques politiques et sociales codifiées sous l’absolutisme. Les auteurs, les artistes, sont, dans ce contexte, des « acteurs sociaux3 » présentant différents degrés d’intervention et se situant parfois dans les marges poétiques de leurs ouvrages. Ainsi, Marta Teixeira Anacleto tente de déceler les frontières polémiques du concept de « vraisemblance extraordinaire » dans la poétique dramatique du Grand Siècle, à partir de l’analyse de deux tragédies à machines produites par Corneille, situées dans les marges de sa production majeure et néanmoins légitimées par le pouvoir absolu et la fête royale (« Des frontières polémiques de la “vraisemblance extraordinaire” : deux “mineurs” de Pierre Corneille »). Ces « dissensions internes » (Spielmann, 2002, p. 296), qui marquent la poétique dramatique du 14siècle et son rapport complexe au pouvoir des règles et au pouvoir de l’Histoire, sont perceptibles aussi dans la dramaturgie spéculaire de La Comtesse d’Escarbagnas de Molière, comme le démontre, par la suite, Jean Luc Robin (« En marge de la cour : la dramaturgie spéculaire de La Comtesse d’Escarbagnas de Molière ») : divertissement de cour commandé au dramaturge par le Roi, le texte-représentation configure une « dramaturgie de la marge », à l’abri de la monarchie absolue et, de ce fait, il met sur scène, en reflet spéculaire, la cour et la ville, le centre et la province, voire la marge de la cour. Ces deux études dévoilent comment le pouvoir (politique) qui légitime les marges (esthétiques) peut exhiber la conscience de cette légitimation, en n’échappant jamais au paradoxe intrinsèque à l’idée des « minorités ».
Par ailleurs, on ne peut négliger le rapport complexe entre le « centre » (le canon, le poétique, le pouvoir) et les « marges » (les « extravagances »), que Corneille et Molière ne semblent pas vouloir éluder, lorsqu’on considère la pluralité et la hiérarchie des formes artistiques qui les métissent ainsi que leur rapport intrinsèque avec les institutions et les entourages (politique, social) qui les légitiment et en sont le point d’ancrage. Les quatre articles suivants révèlent justement tout l’intérêt de cette approche critique (et théorique), lorsqu’elle est associée à d’autres formes artistiques, en l’occurrence la peinture et la musique. Un cas assez particulier – la représentation de l’enfant de la rue (jeunes mendiants, orphelins), acteur « mineur » du point de vue ontologique et social, dans la peinture du début du xviie siècle – définit l’engagement double d’un choix pictural marginal (une « solitude picturale ») représentant la marginalité sociale de ces personnages (Fabien Lacouture, « Solitude et marginalité des enfants chez certains peintres du xviie siècle »). Si la marginalité esthétique et sociale de cette peinture nous conduit à interroger la place, la fonction et les effets de la hiérarchie des genres au cœur d’un réseau social assez particulier, l’analyse des « tensions et contradictions au sein de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture au prisme de la notion de genre » (Emmanuel Faure-Carricaburru) permet de prolonger la question et de penser le sens de la marginalité esthétique au cœur d’une institution de pouvoir qui dicte, en quelque sorte, les règles : à travers l’analyse du cas singulier du peintre François Desportes, l’auteur montre que les préoccupations hiérarchiques de l’Académie n’empêchent pas l’émergence de genres hybrides, considérés 15comme des « formes de résistance […] coextensives aux dispositifs de pouvoir ».
Hybridation et pouvoir font apparaître, de ce fait, un topos théorique transversal à cet ensemble d’études (et à ce chapitre, en général) : les réflexions de Bertrand Porot (« Les finales musicaux au tournant du xviie siècle : un partage artistique entre scènes officielles et scènes mineures ») et de Judith Le Blanc (« Le “vassal du grand Opéra” : parodies en marge de l’Académie royale de musique ») mettent justement en lumière les tensions constantes (ou les « querelles ») qui travaillent le rapport entre certaines pratiques « marginales », le pouvoir des règles et les institutions de pouvoir qui les déterminent. En fait, comme le souligne Bertrand Porot, la présence de phénomènes d’hybridation entre les spectacles majeurs de la Comédie-Française et des scènes considérées comme mineures est une évidence au tournant du siècle : les finales musicaux (chansons à couplets, le « vaudeville »), caractéristiques de certaines comédies (dont celles de Dancourt), traduisent la volonté d’un renouvellement esthétique, à partir des années 1690, au sein des règles imposées officiellement. La question de la porosité des frontières établies entre l’art officiel et l’art marginal, entre la comédie et l’Opéra est, de même, le point de départ de l’étude de Judith Le Blanc : quatre petites comédies hybrides des années 1690 lui permettent d’analyser les querelles institutionnelles et esthétiques entre la Comédie-Italienne, la Comédie-Française et l’Opéra. La pratique de la parodie dans ces quatre comédies musicales, marginale, en quelque sorte, aux pratiques instituées par l’Académie royale de musique, est l’envers du merveilleux propre à la tragédie en musique ; cette pratique, qui néanmoins s’affirme face au public, est, de surplus, une déviation formelle, par rapport à l’opéra en tant que « voie royale du majeur », paradigme du genre légitime et légitimé par Louis XIV.
C’est, de ce fait, le statut aporétique et l’instabilité épistémologique des frontières établies entre le « mineur » et le « majeur », telles qu’elles ont été analysées dans les différents chapitres de ce volume, qui expliquent la relecture qui en est proposée dans le chapitre qui clôture l’ouvrage : « Relire les mineurs : l’enjeu critique des frontières ». En fait, si la critique suggère, depuis la fin du xxe siècle, de « “dés-essentialiser” le Classicisme » (Darmon et Delon, 2006, p. 9), ou si l’on insiste sur une « mise au pluriel » du concept (Forestier et Néraudau, 1995), on a tout 16intérêt, comme le prouvent les quatre études qui composent ce dernier mouvement du volume, à le re-contextualiser, en exhibant ses paradoxes latents, par l’entremise des notions floues de mineur, de minorité, de marginalité. De ce fait, la réhabilitation des auteurs « imitateurs » de Scarron et de leurs publications travesties en vers burlesques (Jean Leclerc, « Les minores d’un genre mineur, ou s’il faut réviser le statut historiographique des “imitateurs” de Scarron ») suppose la révision même du statut d’« imitateur » (voire, « mineur », « continuateur »), dans le cadre des études internationales récentes sur la littérature et la pensée du xviie siècle français. De même, considérer le parcours d’« un marginal essentiel : Thomas-Simon Gueullette, passeur culturel entre deux siècles » (Guy Spielmann), c’est reconnaître que sa production hétérogène (en quelque sorte, marginale, à l’époque) – le zilbadone (ou scenario, carnet de scène), les parades de société, les contes pseudo-orientaux – le place « dans un entre-deux historique », la « fin de règne » de Louis XIV et la Régence, la configuration éclectique de ce statut ne pouvant être ignorée par l’histoire du spectacle ou par la critique littéraire contemporaines. Selon G. Spielmann, Gueullette est un exemple parfait d’un minor dont le parcours artistique s’avère, de nos jours, essentiel à la compréhension de l’intervalle esthétique qui marque le passage des dernières années du Grand Siècle au Siècle des Lumières, voire le parcours aporétique du « Siècle de la Lumière4 ». Cette appréhension critique du « mineur » dans le contexte de la lumière diffuse du siècle classique correspondant à une réévaluation d’un moment perçu, pendant longtemps, comme un absolu de la Littérature, permet d’intégrer, dans la réflexion, des notions appartenant à la critique littéraire contemporaine et, de ce fait, d’introduire un effet élargi de relecture des « mineurs » au siècle de Louis Le Grand. Ainsi, dans l’avant-dernier article, Sylvie Requemora-Gros propose d’étendre le débat à la notion d’interculturalité (« Enjeux majeurs des lieux mineurs : les premiers plaidoyers interculturels »), notant que certains auteurs dits « classiques », parmi lesquels s’incluent 17des écrivains-voyageurs, ont réfléchi sur l’altérité (ou marginalité) des langues et des cultures, en réhabilitant le turc, le persan, entre autres, alors même que le rayonnement de la langue française s’imposait comme le centre de la pensée culturelle.
Le rapport entre le centre (les « enjeux majeurs ») et les marges (les « lieux mineurs ») reste, donc, toujours, un champ ouvert à la définition plurielle du « Classicisme » ou de la (des) Lumière(s) (crépusculaire(s), « défunte(s)5 ») du xviie siècle, un argument justifiant l’hypothétique « déclassisation » du Classicisme. La réflexion qui clôture ce chapitre, clôture aussi ce volume (Larry Norman, « Déclassiciser le classicisme français : la contestation transnationale du “Grand Siècle” »), formant une synthèse ouverte sur les différentes déclinaisons épistémologiques du titre qui nous a occupés - Mineurs, Minorités, Marginalités au Grand Siècle. En fait, un examen critique de la réception internationale du Classicisme français, partant de l’esthétique de Hegel et de son influence en France, montre, selon l’auteur, que le classicisme français « est tout sauf classique », Racine, contrairement à Shakespeare ou à Caldéron de la Barca, n’étant mentionné qu’à deux reprises secondaires (marginales), dans les Cours d’Esthétique. C’est justement cette « déclassicisation » du classicisme français qui détermine les approches transnationales marquant, au milieu du xxe siècle, la relecture du Grand Siècle. La question énoncée au début du xixe par Mme de Staël, lectrice de Hegel – « Où placer un “classique” français tel que Racine » dans le contexte paradoxal de la littérature louis-quatorzienne ? – reste, ainsi, la question-seuil qui se pose le long de ce volume.
Malgré l’aura apparemment péjorative de cette « déclassicisation », malgré les préjugés esthétiques et axiologiques qui, au départ, auraient pu marquer le statut des mineurs, des minorités, des marginalités, même au (par le) xviie siècle, les études présentées dans cet ouvrage collectif exhibent la valeur des « opérations de confection6 » des marges au cours 18du siècle « classique », et obligent forcément le lecteur contemporain à re-situer le centre et les périphéries de la littérature et des arts du/au Grand Siècle.
Marta Teixeira Anacleto
Université de Coimbra
Centro de Literatura Portuguesa (CLP)
1 Voir, entre autres : Baby, 2004 ; Delègue et Fraisse, L. (éd.), 1996 ; Fraisse, Luc (éd.), 1999 ; idem, 2000 ; Hourcade (éd.), 1997 ; Souchier, 2017.
2 Expression utilisée par Hélène Merlin pour évoquer l’instabilité et la pluralité esthétique du siècle classique (Merlin, 1995).
3 Formule utilisée par Christian Jouhaud lorsqu’il étudie le rôle des « littérateurs » dans le cadre du pouvoir politique au xviie siècle (Jouhaud, 2000, p. 10).
4 Formule utilisée par C. Biet et V. Jullien, dans un volume collectif dont ils sont les éditeurs, pour désigner le xviie siècle : « Le Siècle de la Lumière, une formule provocatrice, un titre qui révèle un siècle, ce xviie siècle tout entier baigné par un objet indéfinissable et pourtant toujours à définir. Lumière qu’on révère dans les rois et les mythes, lumière qu’on recherche à la lunette, dans les espaces infinis ou les laboratoires hétéroclites, lumière symbolique et lumière scientifique, soleil monarchique et inquiétante lueur. » (Biet et Jullien, 1997, p. 9-10).
5 « C’est donc d’une lumière défunte que nous parlons ici, un objet complexe et mystérieux, un objet en cours d’étude durant tout le siècle, cerné par l’expérience, mais indicible par essence, un objet qui fonctionne mais dont l’essence ne peut se décrire, une question clef pour ceux qui veulent savoir au prix de quels acquis et de quels abandons reste constituée la modernité. » (ibid., p. 15).
6 Concept utilisé par Frédéric Briot au sujet des « mineurs » et de l’ambiguïté de la notion d’« absolu de la Littérature » au xviie siècle : « Travailler sur le xviie siècle – cette période qui pour toute une série de raisons […] a été représentée bon gré mal gré comme un absolu de la Littérature – c’est se trouver perpétuellement confronté à l’ensemble de ces opérations de confection. » (Briot, 1996, p. 67).