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Classiques Garnier

Préface Nous sommes tous des condisciples

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Préface

Nous sommes tous des condisciples

« Vous le savez, nous navons quun seul maître et, devant lui, nous sommes tous des condisciples », sub illo, condiscipulos esse… Il me plaît dinscrire ces mots dAugustin1 en épigraphe à cette courte préface. Car la personne de Paola Vismara dépasse largement ce recueil érudit.

Chercheur, professeur et ami : ces trois fils de chaîne sont nécessaires pour tendre la trame permettant de tisser le portrait de Paola. Le premier fil apparaît dans ce volume. En profondeur, Paola a su renouveler notre regard non pas sur le catholicisme ou lÉglise, mais sur les catholiques, et cest là certainement son apport le plus précieux. Elle a su choisir les points névralgiques de lhistoire religieuse, quil sagisse du prêt à intérêt ou du choix libre dune vocation ; sans dogmatisme, avec une rare économie du discours, par de longues recherches darchives, elle a porté au jour des expériences concrètes.

Un bon exemple de la « méthode Vismara » est larticle de ce volume consacré aux miracles en terres de mission. Il ma toujours semblé quen étudiant lhistoire religieuse européenne, nous ignorions cette théologie du Nouveau Monde mise en place par les jésuites, les dominicains, les franciscains, les capucins à Lima, à Tucumán, à Córdoba “la Docta” et autres lieux. Lenquête est à peine ébauchée2. Or Paola, dans cet article, par touches légères et par une série dexemples bien choisis, montre comment le souci missionnaire, à la découverte de nouvelles cultures, a infléchi les structures de pensée.

À la lecture de ses livres et articles, jai pensé à deux mots qui me semblent des mots-clés de la méthode de Paola : lun est emprunté à loptique, le reflet, et lautre à la chimie organique, le ferment.

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Le reflet consiste à étudier la conscience chrétienne dans le reflet dune expérience : lusure, bien sûr, mais aussi les récits de miracles, la dévotion des fraternités, le culte de lImmaculée conception. Il sagit alors de trouver le point focal qui permettra la meilleure résolution de limage. Le miroir va permettre dévaluer la profondeur du champ, son format et même dajuster ses couleurs.

Le ferment justifie la microhistoire : il sagit là de repérer lenzyme qui va permettre le développement dun comportement, dune attitude, dune démarche : un manuel de catéchisme, la dévotion à Marie « divine bergère », un opuscule polémique sur le célibat ecclésiastique, les « catéchismes électoraux ». Dans chaque cas, le petit ferment va permettre la croissance dune analyse qui, par ses notes et sa conclusion, déborde du cadre dun simple article.

Il ne sagit pas de « mentalités », mais bien plutôt de cette sensibilité au quotidien qui constitue une véritable « histoire religieuse », sattachant aux personnes dans leurs décisions, leurs comportements, mais aussi leurs situations dans un milieu précis. Bien sûr, cest une évidence quand il sagit des pratiques de dévotion, mais les nombreuses études, si précises, quelle a consacrées au prêt à intérêt et à lusure nont pas seulement un impact économique : en fait, cest toute une mise en scène complexe des différentes formes de richesse et de lattitude des personnes à légard de chacune dentre elles. Rigorisme ou laxisme ne sont pas des catégories abstraites, des théories de manuels : sous la plume de Paola, il sagit de situations concrètes, de comportements vivants.

On pourrait penser que ce fil de chaîne de lérudition est le plus stable, le plus solide : scripta manent. Mais ce serait oublier combien lenseignante a marqué des générations. Une science vivante nest pas seulement une accumulation de savoirs. Notre tâche nest pas celle dun conservateur de musée ou darchives. Nous ne connaissons que pour redistribuer ce savoir à des étudiants. Limmense trésor dérudition de Paola nest pas resté dans des fiches ou des livres : cest certainement le privilège des enseignants de survivre, non seulement dans un catalogue de bibliothèque, mais aussi dans les étudiants, les thésards, ceux dont nous avons pu suivre les premiers travaux et parrainer la progression dans une carrière de plus en plus difficile. Le mot « rayonnement » nest pas inadapté au cas de Paola : elle rayonnait quand elle parlait de ses 27élèves, ceux qui ont triomphé des embûches des concours universitaires, mais aussi des plus humbles, ceux qui ont peiné sur le chemin et dont elle avait à cœur de ne pas les abandonner.

Quand jai rencontré Paola à Milan, ne connaissant jusqualors que ses travaux, je nai pas été surpris. Jai rencontré la personne dont je devinais lidentité à travers ses livres : une grande sérénité, une ouverture desprit, une curiosité vive et tranquille à la fois. Le troisième fil de chaîne, celui de lamitié rend la trame plus solide. Ce réseau est déjà présent dans les notes de bas de page des articles qui suivent, les maîtres quelle a connus, les collègues qui ont travaillé avec elle, les élèves aussi, à qui elle marque sa reconnaissance. Les universités françaises tiennent un rôle éminent dans ce réseau damitiés : la publication de ses articles français nest pas quun hommage à sa mémoire : cest aussi la reconnaissance de lattention scientifique (et du respect) que lui témoignait la communauté francophone.

De ses premiers travaux sur Augustin, Paola avait retenu la leçon du De Magistro : les deux actes denseigner et dapprendre consistent en tout autre chose que ce que lon croit communément. « Lorsque les maîtres ont exposé par les mots ces disciplines quils font profession denseigner, alors ceux quon appelle des “disciples” examinent en eux-mêmes si ce qui a été dit est vrai, et cest alors quils apprennent. Et lorsquils ont découvert quon leur a dit la vérité, ils louent les maîtres, sans voir sils louent des enseignés plutôt que des enseignants3 . »

Jean-Robert Armogathe

Directeur détudes (ém.),
École pratique des hautes études

Paris, Sciences & Lettres

Membre de lAcadémie des Inscriptions
et Belles-Lettres

Membre de lAccademia ambrosiana

1 Augustin, Sermon 134, 1 (PL 38, 742).

2 Par exemple Laureano Robles (éd.), Filosofía iberoamericana en la época del Encuentro, Madrid, Trotta, 1992.

3 Augustin, De Magistro XIV, 45 (PL 32, 1220, trad. G. Madec).