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Classiques Garnier

Avant-propos Méthode et histoire

7 AVANT PROPOS Méthode et histoire

Les âmes rectrices dont Kepler guidait ses planètes définitivement elliptiques nous consolent de savoir qu'elles ne tourneront plus en rond.
Michel FOUCAULT


Comme toutes les sciences humaines, l'histoire des sciences est confrontée à la question de ses méthodes, question qui surgit de la confrontation toujours problématique des exigences de la rigueur logique et des nécessités de l'interprétation, confrontation constitutive de la spécificité des sciences humaines par rapport aux sciences de la nature. Cependant, à la différence des autres sciences humaines et sociales où le choix de la méthode constitue un enjeu essentiel, au centre des débats qui animent et structurent leur développement à travers des conflits d'écoles bien plus souvent féconds que destructeurs, la ques- tion de la méthode en histoire des sciences a souvent été remplacée par une autre, qui est celle de sa légitimité  :soupçonnée d'impliquer un relativisme de la rationalité qui s'opposerait aux exigences les plus fondamentales de l'activité scientifique, l'histoire des sciences est en effet parfois associée aux entreprises de déconstruction de l'objectivité scientifique. La réflexion sur les pratiques de l'historien des sciences cède alors la place à une réflexion sur la science elle-même, la diversité de ses styles, son degré de dépendance à l'égard de la société et de tout ce qui confère à la rationalité une historicité dont la réalité devient le véritable enjeu des débats.
Grande pourrait être alors la tentation de se mettre à l'abri de tels débats embarrassants en pratiquant une histoire des sciences qui se
8 croirait prudente en respectant soigneusement l'ordre chronologique de l'apparition des sciences, de leurs diverses théories et de leur déve- loppement, montrant ainsi, de manière édifiante, comment est advenue la science d'aujourd'hui. Les sciences imposeraient une manière de faire l'histoire au dessus de tout soupçon et de toute réflexion préalable
elles progresseraient continûment à travers le temps, émergeant peu à peu de l'ignorance, de l'opinion et des croyances jusqu'à ce que se constituent les théories que le présent considère comme fondées en raison. La question de la méthode serait sans objet en histoire des sciences parce que l'objet déterminerait une méthode, implicite ou naturelle, dispensant le chercheur de toute réflexion méthodologique. Chacun, pour peu qû il soit un peu curieux, pourrait ainsi, au coeur même de sa pratique disciplinaire, évoquer un passé qui, au prix de quelques détours, a glorieusement conduit au présent. L'historien des sciences prudent aurait alors le souci de se tenir en deçà des débats qui opposent les partisans d'une approche philosophique, sociologique ou historique de l'histoire des sciences, allant parfois jusqu'à contester son appartenance aux sciences humaines et sociales et à ne revendiquer l'autonomie de sa discipline que dans sa soumission aux exigences de la pensée scientifique.

N'est-ce pas, encore aujourd'hui, une telle histoire des sciences que l'on entend parfois introduire dans la formation des futurs scientifiques et ingénieurs lorsque c'est au nom de la « culture scientifique  » que l'on réclame un enseignement de l'histoire de chaque discipline  ? Il conviendrait qu'un savant connaisse le passé de la science qu'il pratique, c'est à dire les étapes qui ont précédé l'état actuel des théories auxquelles il se réfere, qu'il enseigne ou qu'il contribue à perfectionner. Ainsi juché sur les épaules de ceux qui l'ont précédé, il se sentirait encouragé à poursuivre la marche en avant malgré toutes les difficultés du métier. Le passé est alors examiné au prisme du présent, les savoirs d'aujourd'hui constituant la norme au nom de laquelle s'opère une distinction entre les théories sanctionnées — en l'occurrence ce qui, dans les doctrines du passé, reste aujourd'hui compréhensible pax les spécialistes et leurs étudiants, parce que réinterprété en des termes qui ne sont pas ceux dans lesquels elles s'étaient exprimées — et les théories périmées, devenues incompréhensibles et de ce fait soupçonnées de n'être point rationnelles, doctrines obscures quoique parfois amusantes qui seraient comme les
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poussières laissées sur le bord de la route par le mouvement même de l'avancée des idées scientifiques.
On remarquera cependant que ce refus de la méthode constitue déjà une méthode, le choix d'un chemin emprunté dans l'ignorance ou l'oubli que d'autres voies sont possibles. Mais n'est-ce pas la pire méthode que celle qui relève d'un choix qui n'est pas réfléchi  ? La question de la méthode doit donc demeurer au coeur des réflexions de tout historien des sciences, comme elle le fut pour tous ceux qui ont laissé leur nom à l'histoire de l'histoire des sciences, depuis ses fondateurs au début du xxe siècle. Car l'histoire des sciences a une histoire, qui est aussi celle de ses méthodes. Il ne s'agit pas tant de se rattacher à une école ou aux thèses d'un personnage illustre que de reprendre et de poursuivre pour son propre compte l'interrogation permanente et critique sur sa pratique d'historien de telle ou telle science de telle ou telle époque. Et c'est la marque d'une étape, d'un moment de réflexion sur ses propres pratiques et sur la valeur de ses acquis que de s'interroger sur la diversité des méthodes, voire la pertinence de certaines d'entre elles, comme le font les travaux ici rassemblés, dont les auteurs proposent des vues nouvelles sur la question, sans pour autant couper leurs réflexions personnelles des travaux illustres de ceux qui, durant le xxe siècle, ont fondé l'histoire des sciences à la fois par leurs travaux d'investigation et par une attention soutenue à la question des conditions de possibilité du discours même qu'ils déployaient.

L'histoire des sciences se fait donc avec méthode, ce qui ne veut pas dire de manière timorée, mais au contraire en faisant des choix qui pourront dérouter ou déranger. Car il ne s'agit pas tant de reconstituer le processus qui aurait conduit du passé au présent que de retourner, comme disait Michel Foucault, «  en dessous des partages que fait ensuite l'histoire  ». Sans doute l'historien des sciences est-il un archéologue, si l'on entend par là que le matériau de son travail est constitué par les archives, « existence accumulée de discours  », traces laissées par le passé — et pas seulement celles qui le furent volontairement, bien au contraire. Mais c'est aussi un ethnologue, qui aborde des terres dont les rites et les symboles lui sont inconnus, ce qui exige de sa part le plus grand respect pour l'étrangeté vers laquelle il a décidé de cheminer. Il lui faudra devenir autre, se défaire de ses manières de penser et des savoirs scientifiques qu'il a acquis, remettre en cause les frontières entre
10 disciplines qui dessinaient pour lui la carte des savoirs, mais surtout renoncer à celles qui lui semblaient protéger la rationalité scientifique de toute contamination avec ce qui tiendrait aux croyances, aux images, à la magie.
Il faudra donc que l'historien des sciences soit véritablement historien, qu'il ait le souci de l'enquête rigoureuse sur les sources, du document travaillé dans son texte et son contexte, qû il apprenne à ne point séparer l'histoire du document de celle de son contenu, l'analyse du texte de la compréhension conceptuelle, la cohérence d'une pensée des conditions et du contexte de son élaboration. Il s'agit alors de ne point négliger les questions de style d'écriture et de raisonnement, de reconnaître le rôle de la rhétorique dans l'élaboration des discours scientifiques, de s'interroger sur les stratégies éditoriales. Mais il convient aussi de s'attacher à la compréhension des représentations épistémiques des savants d'une époque, de cerner les contours de savoirs modelés par les références philosophiques qui structuraient leur formation, de mesurer le poids des croyances religieuses et des références obligées aux textes sacrés, de répertorier les processus de transmission de textes dont on suppose parfois un peu vite qu'ils étaient évidemment connus ou inconnus des érudits d'une époque et d'un lieu. Bref, il s'agit de reconstituer tout le réseau de savoirs et de croyances sur fond desquels se développaient les nouvelles hypothèses scientifiques. L'opposition entre internalisme et externalisme semble alors dépassée, ou plutôt inopérante, tant il est vrai qu'un texte scientifique ne se comprend que dans le rapport qu'entretient sa logique interne avec les conditions qui rendent possible et sensée son élaboration.
Mais l'historien des sciences ne peut se contenter de s'immerger dans l'époque dont il étudie les textes et les théories. Car ce que l'on attend de lui, c'est qu'il revienne de ce voyage vers les doctrines oubliées ou méconnues, qu'il en rende compte pour le présent, non pas en faisant le tri entre le vrai et le faux, les véritables découvertes et les erreurs tenaces, mais plutôt en construisant le discours par lequel seront rendues aujourd'hui compréhensibles les conditions qui ont rendu possible, à une époque donnée, l'émergence, le développement et les transformations d'un discours qui était alors reconnu comme scientifique. L'historien des sciences se trouve alors confronté à toute sorte de problèmes, dont beaucoup ne trouveront sans doute pas de solution définitive, comme
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celui de la périodisation, qui dépend à la fois du type de savoir qu'il s'agit d'étudier et du niveau de généralité que l'on entend donner à l'étude historique. Mais il lui faut aussi être attentif au choix des concepts qu'il mobilise pour construire cette représentation du passé. Sans doute conviendra-t-il d'éviter les termes paresseux, comme ceux d'influences ou de mentalités, qui cachent d'un mot les processus complexes dont il s'agit de rendre compte.
L'historien des sciences est alors attentif aux processus de constitution et de développement de ce que l'on pourrait appeler des formes de rationalité, terme par lequel on voudrait rendre raison de disposi- tifs de pensée, certains diront de savoirs, qui se présentent à nous sous des aspects paradoxaux, en déclinant sous des formes diverses, voire opposées, les exigences que l'on pourrait croire universelles de la rationalité. D'un côté, l'historien des sciences relèvera ce que ces multiples savoirs ont en commun, dans la mesure où il lui semblera pouvoir repérer une certaine continuité dans l'effort pour connaître la nature autrement que par des récits mythiques ou fondateurs, pour exprimer dans des concepts et des images des forces ou des lois prenant leur cohérence dans des dispositifs placés sous le contrôle d'opérations qui se veulent fidèles aux règles d'une certaine logique. Mais d'un autre côté ces savoirs lui paraîtront incommensurables, dans la mesure où ils relèvent de discours interprétatifs qui semblent échapper à la rationalité scientifique de notre temps. Bref, l'historien des sciences est sans cesse confronté à l'historicité des exigences de rationalité, au risque d'un relativisme qu'il entend cependant contenir dans les limites de variations limitées, de telle sorte que tout ne soit pas égal à n'importe quoi et qu'un concept commun de science puisse malgré tout être maintenu, qui permette de distinguer les savoirs des croyances, les résultats d'un travail de la raison des fantaisies d'une imagination sans retenue.

Ce qui implique sans doute que l'historien des sciences soit aussi philosophe. Car il lui faudra s'interroger sur ce que signifie la rationalité, rendre compte des raisons qui permettent de lui accorder une historicité, en rendre la notion suffisamment souple et englobante pour qu'elle puisse intégrer aussi bien ce qui résulte de la formation d'un concept que du développement de formes symboliques. Il lui faudra aussi mesurer ce que l'objet tient de la subjectivité de celui face auquel il se pose, ce
12 que l'entendement peut recueillir en lui-même du travail incessant des passions et des besoins, ce que le foisonnement des images apporte à la rigueur des constructions logiques.
Ainsi pratiquée, l'histoire des sciences pourrait nous consoler, pour reprendre l'expression de Michel Foucault placée en épigraphes. Non pas que nous puissions trouver du divertissement à la plaisante théorie de l'âme des planètes, mais plutôt que nous soyons comme rassurés de trouver de la rigueur et de la cohérence dans une conception cosmolo- gique qui nous dérange par ce qui nous apparaît comme un mélange d'archaïsme et de modernité  :puisque les orbes de l'astronomie ancienne sont rejetées, c'est aux âmes des planètes qu'il faut désormais attribuer la force de leur mouvement. On pourra donc parler de force plutôt que d'âme, comme le suggère Kepler lui-même. Et pourtant, comme le remarquait Gérard Simon,

[...] quoi de commun entre l'attribution d'une âme aux corps célestes et une étude physique de leurs déplacements orbitaux  ? Pour nous, hommes du xxe siècle, l'une relève d'une pensée sauvage, imprégnée d'animisme et gangrenée d'un mysticisme primitif, l'autre répond au rationalisme de bon aloi d'une pensée en train d'atteindre le seuil de la scientificitéZ.
Point n'est besoin cependant, poursuivait Gérard Simon, d'invoquer une coupure épistémologique puisque pour Kepler « les deux entités,
physique et psychique étaient conçues sur le même modèle. La force conserve encore quelque chose de vital, et l'âme de dynamique.
Voilà en quoi, me semble-t-il, la méthode peut consoler l'historien des sciences, lorsqu'elle lui permet de reconnaître la rigueur de la
raison dans un dispositif de pensée qui pour nous aujourd'hui n'est pas raisonnable.
Récemment disparu, Gérard Simon avait largement contribué à cette conception ouverte et critique d'une histoire des sciences toujours
soucieuse de la rigueur de sa méthode. Depuis Kepler astronome astro-

logue en 1979 jusque Archéologie de la vision en 20033, il a développé une conception de l'histoire des sciences qû il défendait avec constance et
1 Michel Foucault, « Alexandre Koyré  : La Révolution astronomique, Copernic, Kepler, Borelli  », 1961, in Dits et écrits I, Gallimard, « Quarto  », p. 198.
2 Gérard Simon, Ke[iler astronome astrologue, Paris, Gallimard, 1979, p. 348.
3 Gérard Simon, Archéologie de la vision, Paris, Seuil, 2003.
13 fermeté tant sur le plan théorique qu'institutionnel et à laquelle il avait été rendu hommage lors d'un colloque en 20051. « Les sciences, disait Gérard Simon, sont souvent par elles-mêmes créatrices de sens, et d'un sens bouleversant les idées reçues et les pratiques admisesZ.  »Telle est aussi l'histoire des sciences dont il nous a légué le modèle.


Bernard JoLY
1 Les actes de ce colloque, organisé par Bernard Joly et Sabine Rommevaux, ont été publiés sous la forme d'un dossier Sciences, textes et contextes paru dans la Revue d'histoire des sciences, t. 60-1 (janvier-juin 2007).
2 Gérard Simon, Sciences et histoire, Paris, Gallimard, 2008, p. 180.