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Classiques Garnier

Nouvelle idéologie

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Nouvelle idéologie

Nouvelle conception
de lamour et de la femme

Lamour en débat

Attrait pour les « ficcions sus amours1 »

Le nouveau rédacteur sintéresse aux histoires qui traitent damour. Il exprime dans les passages quil réécrit une conception de lamour et de la femme qui se rapproche de celle de Christine de Pizan dans lEpistre Othea, où elle affirme, dans la « glose » à propos dHermaphrodite, que :

Ceste fable peut estre entendue en assez de manieres, et comme les clercs soubtilz philosophes ayant muciez leurs grans secrés soubz couverture de fable, y peut estre entendue sentence [] Et pour ce que la matiere damours est plus delitable a ouÿr que dautre, firent communement leurs ficcions sus amours pour estre plus delitables mesmement aux rudes qui ny prennent fors lescorce, et plus agreable aux soubtilz qui en succent la liqueur2.

La réflexion de Christine de Pizan sur lattrait des histoires damour se retrouve dans notre texte. Ce thème est effectivement central et intéresse tout particulièrement le réviseur. Les fables remaniées concernent souvent des récits qui touchent à lamour. Par exemple, les histoires amoureuses de Pyrame et Thisbé, de Héro et Léandre sont rendues plus complexes et plus pathétiques, ce qui est la marque dun goût prononcé pour ce genre de matière. Le narrateur intervient à plusieurs reprises pour rappeler la puissance des sentiments qui animent les amants, notamment lorsquil conclut lhistoire des amours de Pyrame et Thisbé :

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Cest excemble doit bien noter

Tous ceulx qui cuident destourner

Aux vrais amans quil ne sentraiment,

Mais fous sont touz ceux qui sen painent,

Car riens ni vaut clef ne fermeure,

Ne grief menace, ne bateure,

Car qui loyaument aime et fort,

Il amera duqua la mort. (IV, v. 976-983)

Il ny a pas de doute : le réviseur défend lamour des jeunes gens. Les termes à valeur positive comme « vrais » ou ladverbe « loyaument » placent les amoureux du côté de la vertu, alors que leurs opposants sont traités de « fous ». Leur folie tient au fait quils contrarient une force qui ne peut lêtre, en témoignent lhyperbole « riens ni vaut » et linsistance sur la négation « ne fermeure, ne grief menace, ne bateure ». La négation de ces trois mots – « fermeure », « menace », « bateure » – qui forment un crescendo signale que lescalade de la violence contre lamour est vaine, et même funeste. Cest pourquoi le réviseur met en avant la détermination des jeunes amants qui

[] dient en conclusion

Que mieux vaut sans comparaison

Quil assemblent, qui quil anuie,

Que ainssi languir toute leur vie.

Ainssi sont en joie et doulour… (IV, v. 682-686)

La rime entre « conclusion » et « sans comparaison » révèle la force irrépressible du sentiment profond qui unit les deux personnages, soulignée par la proposition « qui quil anuie ». Le rédacteur défend également lamour des jeunes gens à travers les paroles que Thisbé adresse à ses parents :

Bien devrés haïr votre envie,

Vostre agait, votre jalousie !

Par vous mourons a grant destrece,

Dont vous arés au cueur tristece. (IV, v. 930-933)

La modalité déontique et le futur donnent des allures de sentence aux paroles de Thisbé. Cette dernière rétablit, en fixant les peines à venir des familles, une forme de loi qui est celle du cœur, et que défend aussi celui qui réécrit le texte. Tous les changements que nous avons étudiés signalent donc lintérêt profond que le réviseur porte à la peinture des amours impossibles des jeunes amants. Cest pourquoi il complexifie aussi la fable. Nous lavons déjà signalé : lintrigue se complique quand 91les deux amants mentent à leurs gardes pour pouvoir rester seuls dans leur chambre respective et ainsi converser ensemble à travers la paroi. Certains éléments qui enrichissent la fable se retrouvent chez Christine de Pizan, qui est également intéressée par les récits amoureux. M. Gaggero a révélé ces échos entre le traitement du mythe de Pyrame et Thisbé dans le remaniement Z et dans lEpistre Othea ainsi que La cité des dames3. Il a notamment relevé des similitudes telles que le fait que la mère de Thisbé enferme elle-même sa fille dans une chambre ou la façon dont Thisbé découvre la fissure du mur. Dans la version commune, il est bien question dun mur qui sépare les amants, mais ni le narrateur ni les personnages ninsistent sur cet obstacle. Au contraire, dans le texte remanié, Pyrame en fait un objet de plainte : « Ravisse, hellas, ce seroit fort ! / Trop est le mur espés et fort, / Qui fait de nous le decevrance. / Ou prendroie donc esperance ? » (IV, v. 209-212). Ce mur devient un moyen de pathétique, dans la mesure où il symbolise limpossibilité de lamour, comme lindique la rime entre « decevrance » et « esperance ». Dans La cité des dames, Christine de Pizan évoque aussi cette barrière dressée contre lamour, en faisant dire à Thisbé :

« Ha ! paroi de pierre dure qui feis la decevrance dentre mon ami et moy, se il avoit en toy aucune pitié, tu fendroies affin que je peusse veoir cellui que je tant desire4 ».

Dans Z nous savons également que Thisbé « Si perçut lors daventure / La lueur parmi la creveure » (IV, v. 343-344), ce quon lit dans La cité des dames : Thisbé « vit daventure en un quignet la paroit crevee par ou la lueur dautre part appercevoit5 ». Dans le Pyramus et Tysbé de lOvide moralisé original, cest aussi Thisbé qui aperçoit la première la fissure murale. Son amant len félicite : « Vostre en est bele laventure / Dapercevoir tel troveüre » (éd. E. Baumgartner, v. 336-337, correspondant à éd. C. De Boer, IV, v. 576-577). Il nous semble pourtant que le vocabulaire quemploie lautrice est plus proche de la version Z : sajoutent à l« aventure » commune aux trois textes, la « lueur »et la « creveure »quon devine dans le participe passé « crevee ».

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Ces effets décho entre lœuvre de Christine de Pizan et notre réécriture ainsi que le goût partagé de ces auteurs pour les histoires damour signalent que notre adaptateur sinscrit dans la tradition littéraire de son époque, encore plus peut-être que dans celle des premiers romans où lamour est mis sur le même plan que la prouesse chevaleresque. Pour ce qui concerne la matière chevaleresque, le remanieur najoute à la version originale quune seule exposition historique, celle qui concerne la mort dHector. La peinture de lamour, qui est le thème de plusieurs nouvelles interprétations, importe donc plus que celle de la force guerrière.

Parmi les récits qui traitent des sentiments amoureux, la thématique des amours trahies occupe une place de choix, comme le montre le développement de certains passages sur la relation entre Médée et Jason, ou sur celle entre Énée et Didon. Dans ces deux récits, laccent est mis sur la trahison masculine, comme chez Christine de Pizan6. À la fin de la narration des amours de Médée et Jason, le remanieur conclut sur lingratitude de Jason : « Grant joye en ot, si ot Jason / Qui li rendi mauvais guerdon » (VII, v. 1089-1090). La déloyauté du héros est un thème déjà bien connu, notamment mis en lumière dans le Roman de Troie, en vers et en prose. Christine de Pizan partage la même vision de cette histoire, dans lEpistre Othea. Elle sy adresse au jeune homme dhonneur sur ce ton :

Ne ressembles mie Jason

Qui par Medee la toyson

Dor conquist, dont puis lui tendy

Tres mauvais guerredon et rendy. (texte LIV)

Dans la lignée dOvide, pour qui les exemples de Jason, mais aussi de Thésée et dÉnée, « servent à illustrer linconstance masculine7 », Christine de Pizan et ladaptateur de lOvide moralisé condamnent le comportement dÉnée envers Didon. Ils partagent tous deux une vision négative du héros, largement dominante jusquà la fin du Moyen Âge, si ce nest dans lOvide moralisé original qui « a tenté doffrir une vision plus positive8 » du héros troyen. Ainsi, alors quil quitte Troie en 93bateau, Énée est qualifié de « fuitis de Troie » (XIV, v. 212) dans les copies Z, comme dans le Roman dEneas, mais ce nest pas le cas dans la version commune de lOvide moralisé. Cet adjectif réapparaît sous la plume du remanieur au moment où le jeune homme abandonne Didon. Le héros est donc associé à la lâcheté, dans le domaine chevaleresque et amoureux. Ce défaut est aussi mis en exergue par Christine de Pizan dans La cité des dames :

vint par fortune Eneas, fuitif de Troye apres la destruccion dicelle [] Sen ala, sans congié prendre, de nuit, en recellee, traytreusement, sans le sceu delle. Et ainsi paya son oste9.

La trahison amoureuse est donc un thème qui unit et préoccupe ces deux auteurs, comme le montre lajout, dans Z, dun développement sur lingratitude dÉnée assez similaire à ce qui figure dans Lacité des dames :

Dont villenie fist et oultrage

Et li vint de mauvés courage,

Et mal recogneut les biens faiz

Que la roïne li ot faiz,

Qui tant ot fiance en son pris

Que receu la pouvre et despris,

Et cueur et corps li abandonne.

Bien cuide quil la guerredonne

En foi tenir, com vrais amis,

Car ce li avoit il promis

Quil la prendroit a mariage

Et ne partiroit de Cartage,

Mes mal li a tenu convent,

Car, aussi tost quil vit bon vent,

Il se despartit de ce lieu

Et sen ala, sanz dire adieu.

Eneas, li fuitis errant… (XIV, v. 243-259)

Le détail « et sen ala, sanz dire adieu » résonne avec les mots de Christine de Pizan : « sen ala sans congié prendre, de nuit en recellee traytreusement, sans le sceu delle ». Le vocable « seü » se retrouve également dans toutes les versions de lOvide moralisé (« Puis sen partirent sans seü / De la roïne et de sa gent », éd. C. De Boer, XIV, v. 326-327). En outre, la version Z évoque seulement la fuite dÉnée et son attitude pusillanime, comme Christine de Pizan : « Puis sen parti, sanz le seü / De la roïne et de sa gent » (XIV, v. 240-241). Le 94couple de vers « Et mal recogneut les biens faiz / Que la roïne li ot faiz » se retrouve aussi dans le constat « et ainsi paya son hoste ». Enfin, la mention de la promesse dÉnée (« il lui eust sa foy baillee que jamais autre femme que elle ne prendroit, et que a toujours mais sien seroit10 ») peut faire écho au passage « ce li avoit il promis / Quil la prendroit a mariage / Et ne partiroit de Cartage ». La version du récit des amours dÉnée et de Didon contenue dans les copies Z présente donc les mêmes spécificités que celle de Christine de Pizan dans La cité des Dames. Contrairement au premier auteur de lOvide moralisé,lautre rédacteur na pas, semble-t-il, emprunté au Roman dEneas, où Énée est présenté différemment. Par exemple, dans le texte du xiie siècle, Énée ressent de la douleur à son départ de Carthage. Donc, le fait que le remanieur partage la même vision que Christine de Pizan et ne suive pas totalement le Roman dEneas signale quil souhaite mettre en lumière la tromperie masculine, à linverse du roman antique. Il nous semble impossible que le nouveau rédacteur ne connaisse pas le Roman dEneas. Ainsi, en séloignant de cette version du Roman dEneas, il marque son intérêt pour une vision dÉnée plus répandue à son époque, qui insiste sur la fausseté amoureuse. Le Roman dEneas est effectivement, comme lOvide moralisé original, un peu atypique dans la volonté de « blanchir » le héros : depuis Darès, Énée demeure une figure très controversée. Le remanieur, une nouvelle fois comme Christine de Pizan, oppose la fausseté dÉnée aux qualités de Didon, alors que dautres auteurs médiévaux, tels que celui de lOvide moralisé initial ou plus tardivement Jean de Courcy déplorent la « folle amour » de Didon et voient en elle une figure de la luxure11.

Le remanieur marque même, encore plus que Christine de Pizan, sa compassion pour les femmes trahies en tissant un lien implicite entre les figures de Médée, Ariane et Didon. Ces trois héroïnes possèdent un savoir commun12, ce que le remanieur met moins en avant pour Didon que Christine de Pizan. Mais elles sont surtout unies par lingratitude de leur amant. Lajout de ladaptateur à propos du sort dAriane rappelle effectivement son jugement vis-à-vis de Jason ou dÉnée :

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Ariane

Médée

Didon

Dont il me semble quil mesprist,

Car mout li rendi adon

De son bien fait mauvais gierdon

Et pour celle desconfortee

Est mer Adriane appellee

La mer ou Theseüs passa,

Quant la belle dorment laissa. (VIII, v. 682-688)

Grant joye en ot, si ot Jason

Qui li rendi mauvais guerdon. (VII, v. 1089-1090)

Dont villenie fist et oultrage

Et li vint de mauvés courage,

Et mal recogneut les biens faiz

Que la roïne li ot faiz,

Qui tant ot fiance en son pris

Que receu la, pouvre et despris,

Et cueur et corps li abandonne. (XIV, v. 243-249)

Lexpression de lingratitude des amants unit ces trois histoires et marque la prise de position du remanieur en faveur des femmes trahies. Il rebaptise dailleurs la « mer de These » (éd. C. De Boer, VIII, v. 1340) « mer Adriane », comme une manière de glorifier Ariane au détriment de Thésée et de souligner labandon dont Ariane a été victime.

On retrouve cette même fascination pour les histoires damour dans les parties interprétatives. La nouvelle lecture historique de Callisto traite damour (et plus particulièrement de la tromperie masculine), comme celle de Pasiphaé13, de Pygmalion, ou encore, dans une moindre mesure, celle dActéon (le jeune chasseur surprend deux amants en plein batifolage). Les exégèses des amours de Pyrame et Thisbé, dEurydice et Orphée, de Mars et Vénus sont amplifiées. Il est également question damour dans lexposition de la fable dEurope. Le développement même de certaines lectures physiques concerne lamour. Dans linterprétation de la fable de Leucothé et Clytie, le second auteur soutient que la « fleur de soussi » (métamorphose de Clytie) représente les amoureux trompés et quon croit à tort quelle représente ceux qui ont joui de leur amour. Il défend implicitement ceux qui souffrent de la déloyauté amoureuse, comme il le fait pour Médée, Didon et Ariane.

En revanche, une fable comme celle de Narcisse, qui traite pourtant damour, nest pas réécrite et ne reçoit pas de nouvelle explication, parce 96quelle ne traite pas de lamour entre deux jeunes gens, mais renvoie plutôt à lamour de soi, donc à lorgueil. Dun autre côté, les récits fabuleux qui concernent des amours scandaleuses comme celles de Myrrha pour son père, de Byblis pour son frère ou encore de Pasiphaé pour un taureau sont raccourcis. Nous avions lu la réduction des plaintes de ces personnages comme une volonté datténuer le lyrisme du récit. Elle peut également sinterpréter comme un moyen de minimiser le scandale ou du moins de ne pas lamplifier. On aurait donc affaire à un moraliste qui ne prise que les histoires damour « naturelles », cest-à-dire conformes aux normes sociales, alors que lauteur de la version du xive siècle dit clairement lacte sexuel de la jeune fille avec son père :

Tant ont mené lor druerie

Que la fille conçut du pere.

Vierge vint, grosse sen repere (éd. C. De Boer, X, v. 1875-1877).

De son côté, le remanieur se fait plus discret en écrivant que « La consut la fille du pere / Dont au dire est chouse amere » (X, v. 1175-1176). Le remplacement de ce qui désigne sans détour les ébats amoureux – « Vierge vint, grosse sen repere » – par laffirmation personnelle « Dont au dire est chouse amere » exprime une gêne. Ce sentiment se retrouve vis-à-vis de lamour de Byblis pour son frère. À propos de Pasiphaé, lauteur de lOvide moralisé originel sexcuse demployer le mot « vit » (éd. C. De Boer, VIII, v. 768). Son adaptateur ne lemploie pas du tout14. Il semble donc plus intéressé par des amours moins scandaleuses, plus conventionnelles.

Le réviseur sintéresse aussi au corollaire de lamour : la jalousie. Dans une explication historique quil développe, le nouvel auteur fait de la jalousie la raison pour laquelle Orphée perd Eurydice. Orphée maltraite son épouse, tant il est triste quelle lait trompé. La situation pousse Eurydice à le quitter15. Lorsquil relate les aventures de Céphale, le remanieur amplifie les paroles du héros qui déplore la mort de son amie par lajout dune soixantaine de vers dans lesquels le personnage témoigne des ravages de la jalousie16 (VII, v. 2455-2518). Céphale évoque 97les conséquences funestes de la jalousie à travers lexemple de Vulcain et de Phébus. La jalousie de Vulcain a entraîné la haine de son épouse et celle de Phébus a conduit à la mort de son amante. Le lien qui se tisse ici avec dautres histoires de jalousie souligne donc lattachement du compilateur à ce thème. Lamour lintéresse en tant que tel et plus encore dans la prise de position que cette thématique implique, par rapport à lOvide moralisé mais aussi à des textes ouvertement misogynes.

Querelle autour du Roman de la Rose

À première vue, le texte présente une conception de lamour proche de celle que partage Christine de Pizan. Comme elle, lécrivain sintéresse aux histoires damour naturelles entre un jeune homme et une jeune fille, tels que Héro et Léandre, Pyrame et Thisbé. Comme elle encore, il nidéalise pas le sentiment amoureux, mais exhibe la fourberie de certains hommes. Lautrice ne juge pas lamour en tant que tel, mais elle condamne les mensonges du discours amoureux masculin, de la même façon que notre rédacteur. Par exemple, la nouvelle exposition de la fable de Callisto repose sur une mise en garde contre les hommes qui séduisent les femmes par leur discours captieux :

Et tant font par leur grans malices

Que aucunes simpletes et nises,

Voire de telles qui sont saiges,

Attraient par leur sens lengaiges,

Et leur aliegent lescripture17

Que cest drois dumaine nature

Damer, ne honte, ne peché

Ny a, mes aucuns controuvé

Si ont par grant jalousie

Que il y a mal et villenie,

Puis si aliegent de grans dames,

Que len tint a bien preude femmes,

Si ont il amé et pis fet

Quon ne seüst oncques leur fet. (II, v. 1140-1153)

Ce type dhommes peut sapparenter à celui contre lequel sinsurge Sibylle de la Tour dans Le Livre du duc des vrais amants18. Dans ce livre, 98une jeune princesse entretient une relation adultère avec un jeune homme. Lamante demande à son ancienne gouvernante de venir la rejoindre, dans lidée que sa présence favorisera les rencontres avec lamant. Cette dernière comprend les motivations de cette requête et lui répond par la négative, en la mettant en garde contre lamour quelle porte au jeune duc. Elle lui conseille alors de ne pas se fier « es vaines pensees que pluseurs joennes femmes ont qui se donnent a croire que ce nest point de mal damer par amours, mais quil ny ait villenie19 ». Le même argument est repris dans lexposition que nous avons citée. On y retrouve également le même vocabulaire (« villenie », « peché »), même sil reste très stéréotypé. Ensuite, lamie affirme la fourberie des hommes : « ains scet on assez que communement sont fains et pour les dames decepvoir dient ce quilz ne pensent mie ne vouldroient faire20 ». Ce jugement moral se lit aussi dans les vers de notre remanieur : « Ne leur chaut quil facent pour quoy / Peussent venir a leur vouloir. / Jurent et promectent pour voir / Se dont il mentent par les dans » (II, v. 1129-1132). Le réviseur joue ici le même rôle que Sibylle de la Tour, dans la mesure où il met à nu les motivations réelles des hommes. Dans sa lettre, cette femme expérimentée emploie souvent le mot « perilz ». Elle insiste sur ce danger par lhyperbole « perilz et dongiers qui sont en tel amour, lesquelz sont sans nombre21 ». Elle conseille que la dame « qui ara esté aveuglee par lenvelopement de fole plaisance se repente durement22 ». La mention dun « envelopement » résonne avec le déguisement que prend Jupiter, évoqué dans les vers de notre texte : « Se met en fourme de pucelle, / Pour plustost mieux avugler celle, / Ainssi com Jupiter le fist / Qui sa propre forme deffist » (II, v. 1116-1119). Lutilisation dans les deux cas du verbe « aveugler » dit lui aussi la proximité entre les deux textes. Le remanieur termine sa condamnation par le vers « Car certes tel en est lusage » (II, v. 1197) qui ressemble à lun des derniers mots de Sibylle : « et ne doubtez du contraire, car il est ainsi23 ». Enfin, le rédacteur suggère quil est de son devoir de mettre en garde les femmes en général, ce que Sibylle dit pour son amie :

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Le Livre du duc des vrais amants

Ovide moralisé remanié

Et au fort, mieulx doy vouloir faire mon devoir de vous loyaument amonester, et en deusse avoir vostre maltalent, que de vous conseillier votres destruction ou de la taire pour avoir vostre bon gré (l. 262-265)

Mes, qui que plaisse ou desplaisse,

Ja ne sera que je men taisse,

Car se femme croit mon conseil,

Je li lo et moult li conseil

Quelle ne croye homme en tel cas. (II, v. 1180-1184)

Lexposition nous semble donc partager bien des aspects de la lettre que Sibylle de la Tour adresse à la jeune princesse amoureuse. Ainsi, le réviseur et Christine de Pizan révèlent tous deux les pièges de la rhétorique amoureuse. Selon J. Cerquiglini-Toulet, « la question de la loyauté en amour traverse tout le siècle24 » (xive siècle) et « se pose déjà, ouvertement, dans Les Cent Ballades de Jean le Sénéchal et ses amis25 ». Par limportance accordée à la loyauté amoureuse, valeur qui semble être considérée comme en déclin26, le nouveau rédacteur sinscrit tout à fait dans les débats de son époque. Nous pensons notamment à la querelle autour du Roman de la Rose. Ses détracteurs reprochent au texte de Jean de Meun son obscénité et sa misogynie. Cette confrontation se développe après la naissance supposée de notre texte. Cependant, « dès la fin du xiiie siècle, on trouve en effet des auteurs qui semblent ne pas apprécier la misogynie qui ressort de la lecture du Roman de la Rose : ceux-ci soit atténuent cette misogynie, soit la critiquent ouvertement27 ». On supprime, par exemple, dans certains remaniements, les passages misogynes ou on les remplace par des « vers moins sévères vis-à-vis des femmes28 ». La question de lobscénité du poème était déjà courante, si lon considère quune famille de manuscrits du Roman de la Rose datée de la fin du xiiie siècle présentait un remaniement qui na retenu que « les parties qui ne contredisent pas lidéal de lamour courtois29 ». Mahieu le Poirier critique lui aussi la partie de Jean de Meun30. Dès le xive siècle, louvrage est « lu dabord comme un pamphlet contre 100les vices féminins31 ». La condamnation de la misogynie du roman nest donc pas nouvelle et de fait assez répandue avant que néclate dès 1401 la querelle du Roman de la Rose, opposant Christine de Pizan, Jean Gerson et Nicolas de Clamanges aux partisans de Jean de Meun, Jean de Montreuil et les frères Col32. Le Livre du duc des vrais amants, tout particulièrement, est considéré comme une « contre-écriture » du Roman de la Rose qui « entend révéler le caractère trompeur de la fiction courtoise33 ». Notre réviseur exprime la même opinion dans linterprétation de la fable de Callisto par laquelle il soppose à une partie de lexposition du premier Ovide moralisé.

Pourtant dautres éléments distinguent partiellement la pensée de Christine de Pizan de celle du remanieur. Dans la préface de lEpistre Othea, J. Cerquiglini-Toulet rappelle que « lexemple de Pyrame et Thisbé (histoire 38) aboutit à un conseil de prudence : ne pas croire sur des indices non vérifiés34 ». La recommandation qui suit la fable de Héro et de Léandre rejoint cet avertissement, puisquelle montre « quil ne faut pas aimer son plaisir au point de mettre sa vie en danger35 ». « Ces conseils nont rien de chevaleresque, mais enseignent une morale raisonnable et de bon sens. Lamour-passion est disqualifié36 ». J.-Y. Tilliette souligne que « lépoque médiévale est très réceptive à cette lecture sévère37 » de lamour de Héro et Léandre. On la trouve déjà chez Fulgence et elle se lit encore chez Baudri de Bourgueil et le Troisième Mythographe du Vatican. Ces derniers vont même plus loin en plaçant ce récit sous le signe de la luxure, de labandon de la vertu et de la sensualité. Or, ce genre damour nest pas condamné par le remanieur dans sa version des fables de Pyrame et Thisbé et de Héro et Léandre, ce qui constitue une différence majeure par rapport à Christine de Pizan et aux auteurs évoqués. Ces deux épisodes ne sachèvent pas sur la mise en valeur dun idéal de mesure en matière damour. La modération est plutôt demandée aux parents, par exemple, qui sopposent à lamour des jeunes amants 101dans le mythe de Pyrame et Thisbé. Cet aspect semble revenir à la suite de la mort de Héro et de Léandre, qui sachève sur les vers suivants :

Grant dueil firent, se dit la fable,

Quant les virent les parens deus,

Et a bon droit, car de tout ·ii·

Fu grant damaiges et pitié.

Trop achaterent lamistié

Quamours avoit entre eus faite,

Selons la fable quai rettraite. (IV, v. 2491-2500)

Le sujet du verbe « acheter » est ambigu. Il peut aussi bien renvoyer aux amants quaux parents. Dans le second cas, il y aurait un parallèle implicite avec la nouvelle issue de la fable de Pyrame et Thisbé dans laquelle les deux amants condamnent leurs parents. Lassertion « a bon droit » nous semble aussi critiquer le comportement des parents. Un jugement discret porterait alors sur les parents, et non sur lamour des enfants. Quoi quil en soit, contrairement à Christine de Pizan, le nouvel écrivain dresse un constat ou émet des suggestions mais ne délivre pas de conseils.

Dans les ajouts à la fable de Pyrame et Thisbé, les deux personnages font référence à une mort, qui est plutôt causée par un obstacle extérieur (ici la famille) que par lamour même. Il semble donc que le rédacteur suggère que lamour en soi-même nest pas mortifère, mais quil le devient seulement lorsquil est empêché. Cet aspect se trouve déjà dans la première version du texte, mais il est accentué dans Z, grâce au développement du discours que les amoureux adressent à leurs parents. La première version du texte insiste plus sur le fait que Pyrame et Thisbé sont des amants loyaux car ils saiment par delà la mort38. Dans Z, cette idée est reprise, mais elle se double dune réflexion sur les contraintes exercées contre les amoureux. Lamour passionnel est donc traité de façon presque rationnelle. Ainsi, le remanieur semble défendre un amour non pas courtois ou romanesque mais plutôt naturel, 102humain. Il ne condamne pas lamour-passion comme Christine de Pizan, il montre seulement en quoi saimer passionnément, pour des jeunes gens, est une chose plutôt normale. Il se place du côté des deux jeunes héros, comme lorsquil développe le vers « Car li despartirs lor est maulz39 » (éd. E. Baumgartner, v. 55-56 correspondant à éd. C. De Boer, IV, v. 287) par ce passage :

Longuement fu leur deduit tielz

Et tant les joint nature ensemble

Que lun de lautre ne dessemble 

Ne, quant a lun plaist une chouse,

Jamais lautre ne si oppose. (IV, v. 102-106)

Linfinitif substantivé « despartirs » est amplifié par les expressions « joint ensemble », « ne dessemble », « ne si oppose » qui saturent lextrait du sème de la fusion. Le jeu de rime entre les contraires « ensemble » et « dessemble » renforce lidée que rien ne peut contraindre le sentiment qui unit Pyrame et Thisbé. La valeur esthétique et symbolique de cette addition se double dune dimension subjective. Même si le remanieur rejoint la topique romanesque de la gémellité des deux amants, il prend parti pour lamour de Pyrame et Thisbé. Il place effectivement sous le signe de Nature le « deduit » des personnages, de telle sorte quon ne puisse pas le condamner. Cet aspect va de pair avec la morale finale quil donnera à la fable : il ne faut pas sopposer à un feu si ardent.

Même si les conceptions du remanieur et de Christine de Pizan ne coïncident pas toujours exactement, leurs points de vue demeurent très similaires. Leur différence se situe surtout dans le fait que Christine de Pizan invite à une forme de retenue en amour alors que le remanieur exalte un peu plus lamour. Mais leur définition de lamour est identique en ce quelle soppose fermement à la conception de Jean de Meun. Lexemple de Pygmalion est à ce titre très instructif. Nous avons montré que le nouveau rédacteur pourvoit ce récit dune exposition historique40 (IX, v. 757-812). Cette dernière ressemble à la 103Glose 24 que propose Christine de Pizan dans lEpistre Othea. Lautrice y emploie, à propos de Pygmalion, des termes et qualifications très proches de ceux du remaniement Z ; elle évoque les mêmes détails41. Dans son ajout interprétatif sur Pygmalion, le remanieur entre aussi en résonance avec Jean de Meun, en développant son interprétation par une référence à la force naturelle que lamour exerce sur tout un chacun, y compris Pygmalion, qui na de haine que pour les femmes légères :

Mais nature, quoi quil aviengne,

Contraint qua tout honme soviengne

De son euvre en affection,

Quel que soit loperacion.

Pymalion, qui ot esté

Ainssi longuement en chasté,

Dessiroit moult en son courage

Feme avoir belle, bonne et sage,

Car cest chousse trop naturelle

A tout masle davoir femelle.

Chacuns dessire par avoir,

– Se pueut chacuns par soi savoir –

Mes nul ni vouldroit compagnie.

Chascuns veult avoir seul samie,

Sil aime en riens ne ne tient chere.

Pymalion en tel maniere

Dessiroit que feme eüst

Qui lamast et qui sienne fust. (X, v. 767-784)

La nature est le thème central du propos. Elle joue le rôle de moteur du désir conjugal, en tant que sujet du verbe « contraindre ». La rime « naturelle » / « femelle » insiste sur la dimension innée de ce type damour. Le fait demployer les termes « masle » et « femelle », deux dénominations scientifiques de lhomme et de la femme, ancre le propos dans une vision pragmatique de lamour. Le remanieur se tourne ici du côté de Jean de Meun qui défend lamour charnel. Il fait effectivement référence au discours de Raison qui dans le Roman de la Rose évoque lexistence dun « amour naturel42 » commun aux hommes et aux animaux. En outre, son évocation de la contrainte daimer fait écho à la description de Jean 104de Meun de lamour comme un « naturelz enclinemenz43 » comme ce qui « fait force44 » aux amants. Pourtant, le remanieur ne perçoit nullement lamour comme Jean de Meun, pour qui, selon M. Zink, « il faut obéir en tout à la nature et satisfaire linstinct sexuel45 ». Au contraire, le remanieur tire la nature du côté du mariage et non de la sexualité, lorsquil insiste sur le fait quil est naturel davoir une seule compagne. Il prend ainsi implicitement le contre-pied de Jean de Meun dont le roman invite à multiplier les partenaires et offre une image négative du mariage. Il partage ainsi le même avis que Christine de Pizan et Jean Gerson qui reprochent à Jean de Meun davoir terni limage du mariage et en célèbrent les vertus. Pourtant, Christine de Pizan, dans sa glose moralisante, interprète lamour de Pygmalion non pas comme une forme bénéfique et sereine damour conjugal, mais se concentre plutôt sur la statue, cest-à-dire lillusion, ce qui lui fait interpréter lamour qui y est associé comme « le péché de luxure dont lesprit chevalereux doit garder son corps46 ». Il nest nullement question d« esprit chevalereux » dans Z. Le remaniement ne traite pas délévation de lâme, mais plutôt de choses toutes matérielles. Il analyse le sentiment de façon rationnelle, ny voyant pas de dimension qui rende meilleur. Il y lit seulement un besoin naturel qui pousse parfois à lexcès, à laveuglement, aussi bien ceux qui aiment que ceux qui empêchent lamour de sépanouir.

Des femmes libres daimer ou de ne pas aimer

Comme Christine de Pizan, le remanieur nopte pas pour lamour courtois. Les vaillants chevaliers comme Jason et Énée sont dailleurs de piètres amants, ce qui signale que lamour et la prouesse ne sont pas toujours corrélés. Nulle idéalisation ici : les hommes sont ce quils sont. Mais, contrairement à Jean de Meun, le remanieur fait ce constat sans jamais le cautionner. À linverse de Jean de Meun, il sen prend aux amants déloyaux. Le réviseur se place ainsi volontiers du côté des amantes. Il offre bien souvent une peinture pathétique de leur situation afin damener le lecteur à prendre leur parti, surtout quand il sagit de femmes abandonnées. Lauteur initial a souvent la même attitude, mais sa position est plus ambiguë, car il peut allégoriser de façon positive et négative une même figure féminine. Le remanieur 105est souvent plus clément ; il ne porte pas de jugement de valeur sur les femmes. Le personnage de Salmacis, par exemple, est présenté sous un meilleur jour. Cette jeune nymphe tombe follement amoureuse dHermaphrodite. Le réviseur insiste sur la force que lamour exerce sur elle, invitant le lecteur à une certaine compassion. Là où le premier auteur insiste sur la défense dHermaphrodite, le second met laccent sur le fait que Salmacis ne peut rien contre la violence de ses sentiments :

Ovide moralisé original

Ovide moralisé remanié

Quant el vit quen nulle maniere,

Ne pour anui ne por priere,

Ne porroit lenfant esmouvoir

A ce quele en peüst avoir

Le delit quele en atendoit,

Et que trop fort se deffendoit

Cil, qui haoit sa compaignie,

Li dist comme par felonie (éd. C. De Boer, IV, v. 2472-2500)

Et quant vit quen nulle maniere,

Ne pour amour ne pour priere,

Ne povoit lenffent esmouvoir

A ce quelle en peüst avoir

Son delit, qui tant la destraint

Ne pour liaue point ne desçaint,

Celui qui haoit sa compaignie

Se deffent, et celle li crie (IV, v. 1589-1596)

Dans la version commune, la rime entre « atendoit » et « deffendoit » laisse penser que les propositions de Salmacis sont trop pressantes. Au contraire, par la rime « destraint » / « desçaint » le remanieur adopte le point de vue de Salmacis et insiste sur la force douloureuse de son désir, comme sil cherchait à faire ressentir de la pitié pour Salmacis plus que pour Hermaphrodite. Contrairement au premier auteur, il ne juge pas les paroles de Salmacis à Hermaphrodite comme un acte de « felonie ». La focalisation émouvante sur la nymphe pourrait rapprocher la version de Z de la fable dHermaphrodite telle quelle est relatée dans lEpistre Othea47. Le remanieur ne condamne donc pas cette amoureuse. Il ne présente pas non plus lhistoire de Byblis comme un exemple moral48, puisquil supprime lintroduction suivante :

Par lui pueent example prendre

Ces damoiseles et apprendre

Queles naiment trop folement (éd. C. De Boer, V, v. 2079-2081).

106

Lorsquune demoiselle est violée, comme Callisto, la faute nest pas reportée sur elle. Dans lexposition quil ajoute pour cette fable, le réviseur ne met pas en cause la nymphe, mais uniquement la façon dont Jupiter a abusé delle, contrairement à la version commune :

Ovide moralisé original, exposition

Ovide moralisé remanié, exposition

Cele fu compaigne et amie

De Dyane, et de sa mesnie,

Tant come el fu de joenne aage

Et quel garda son pucelage,

Puis fu, par son ventre, seü

Quele avoit o malle geü,

Si perdi lors sa compaignie.

Maintes sont qui en puterie

Vivent grant part de lor aage,

Sans perdre los de pucelage (éd. C. De Boer, II, v. 1699-1708)

Cele fu compaigne et amie

De Diane et de sa mainie.

Tant com fu de jenne age

Bien garda son pucelage,

Mais aprés fu de homme deceue,

Et par son ventre fu perceue

Et descouverte la besongne,

Si com la fable le tesmoigne.

Si perdi lors sa compaignie

Car vierge fu, or ne lest mie. (II, v. 1206-1215)

Le vers « Mais aprés fu de homme deceue » fait porter la culpabilité sur lhomme qui séduit la jeune fille. Ladaptateur emploie leuphémisme « besongne » pour désigner lacte sexuel, alors que lauteur original est plus explicite dans son constat : « elle avoit o malle geü » (éd. C. De Boer, II, v. 1704). Le nouveau rédacteur est donc beaucoup plus discret. Ensuite, le vers « Car vierge fu, or ne lest mie » remplace « Maintes sont qui en puterie » (éd. C. De Boer, II, v. 1706). Toute trace de jugement sen trouve atténuée. Enfin, le remanieur supprime la longue diatribe contre lavortement (éd. C. De Boer, II, v. 1707-1819). Il ne conserve quune description pathétique de Callisto devenue ourse, fuyant dans la nature, maltraitée par les animaux. Il y a donc bien une volonté de défendre les femmes dans la mesure où leur faute, si faute il y a, nest plus condamnée, mais seulement décrite ou excusée. La seconde mise en prose de lOvide moralisé témoigne elle aussi, mais dans une bien moindre mesure, « dune conception de la femme et de lamour moins peccamineuse49 » que celle du texte original en vers. Par exemple, son auteur ne reprend pas, dans linterprétation de Callisto, les mots de lOvide moralisé contre lavortement. Le rédacteur de la première mise en prose, qui reprend dautres passages misogynes de lOvide moralisé original, ne recopie pas non plus cette digression sur lavortement. Le remaniement Z semble donc exprimer une vision 107plus clémente de la femme, ou du moins de Callisto, que partagent dautres auteurs.

Le remanieur édulcore souvent ce qui peut donner une mauvaise image de la femme. Pour cela, il évite notamment dutiliser des termes très négativement connotés comme « puterie », par exemple, dans lexposition de Callisto. Dans le même livre, le corbeau veut indiquer à son seigneur que sa maîtresse « Dun nouvel ami est acointé » (II, v. 1627). Dans la version commune, ce nest pas le terme « ami » qui est employé, mais celui d« avoutre » (« Sa nouvel avoutre acointié », éd. C. De Boer, II, v. 2356). Ce changement peut être dû à lutilisation machinale dune expression fréquente en littérature, mais il peut aussi résulter dune volonté de ne pas contaminer la figure féminine de la souillure quexprime ce mot. Les amours adultères ne reçoivent pas, dans Z, un traitement aussi sévère que dans la version originale. Par exemple, la nature extra-conjugale de la liaison de Vénus et de Mars est exhibée dans la version commune : « Fesoient ensamble avoultire » (fable, éd. C. De Boer, IV, v. 1286). Les deux amants sont désignés comme « luxurieux » (exposition, éd. C. De Boer, IV, v. 1505). Au contraire, dans Z, ces dieux « sentramoient par amours50 » (IV, v. 1010) et passent du statut de « luxurieux » à celui d« amoureux ». Pour la fable de Phaéton, il nest plus question de la « puterie » de Clymène, puisque le remanieur supprime cette partie de ladresse du jeune homme à son père51. Le réviseur désigne aussi de façon moins crue lacte sexuel, comme sil souhaitait ne pas ternir limage des jeunes filles violées ou des femmes adultères. Lauteur original finit lexposition dEurope par la mention : « Ensi pot il ravir la bele, / Et tolir li non de pucele » (éd. C. De Boer, II, v. 5100-5101). Rien nest dit dans Z sur cette perte de virginité. Le remanieur insiste plutôt sur la douleur de la jeune fille :

Quant la belle se vit trahie,

Moult fu dolente et esbahie,

Pleure, souspire et se demaine. (II, v. 3016-3018)

Ladaptateur cherche donc à passer sous silence, ou à édulcorer ce qui pourrait donner une mauvaise image des amoureuses, ou des femmes abusées. Il ne recopie pas le commentaire misogyne sur la façon dont Déjanire se laisse duper par Nessus :

108

Trop est feme legiere et fole

Et trop est muable et ventvole

Et si croit trop legierement

Et plus tost croit certainement

Cel qui sa perte et son anui

Li amonneste que celui

Qui son preu li fet assavoir. (éd. C. De Boer, IX, v. 439-445)

Au contraire, il excuse dans la même fable le fait que la veuve dHercule (ici confondue avec lamante dHercule, Iole) ait trouvé un autre ami après la mort du héros, alors que le premier auteur fustige la versatilité féminine. Il cherche aussi à blanchir une autre veuve : Jocaste, mère et épouse dŒdipe. Lhistoire dŒdipe contenue dans Z est développée selon le Roman de Thèbes. Dans ce dernier, Jocaste est heureuse de son nouveau mariage avec celui dont elle ignore quil est son fils, selon une vision misogyne que le roman antique exprime ainsi : « Jocaste volentiers le prent, / car fame est tost menee avant, / quen em puet fere son talent52 ». Le remaniement Z ne garde aucune trace de cette justification ni de la joie de Jocaste. Bien au contraire, lhéroïne sattriste de son sort53. Jocaste est donc partiellement innocentée ; elle est la victime du fatum et de la décision des conseillers qui lui proposent ce remariage.

Deux conceptions de lamour sopposent ainsi, qui nous semblent liées à une certaine vision de la femme. Les personnages féminins ne méritent pas dêtre salis parce quils aiment ou parce quils sont aimés ou désirés malgré eux. Il sagit, comme dans La cité des dames, de redorer le blason des femmes et de ne pas stigmatiser leurs relations amoureuses, ou de ne pas condamner les femmes abusées par des hommes trompeurs. On peut également comprendre, dans notre texte, la présentation édulcorée des relations charnelles comme une façon de répondre au traitement très cru et direct de lacte sexuel chez Jean de Meun. Christine de Pizan accuse dailleurs ce dernier d« excerciter les œuvres de nature, ne en ce ne fait excepcion de loy, comme se il vousist dire – mais dist plainement ! – que ils seront sauvez, et par ce semble que maintenir vueille le peché de luxure estre nul, ains vertu qui est orreur et contre la loy de Dieu54 ». On peut donc lire derrière cette façon de ne pas dire de mal 109des femmes lexpression dune prise de position en faveur de la gent féminine, qui rejoint les controverses autour du roman de Jean de Meun.

Les femmes au centre

Le sujet des femmes na cessé de passionner les auteurs à partir de la fin du xive siècle. Boccace fait paraître en 1361 le De mulieribus claris55 dont Christine de Pizan sinspire largement pour son livre La cité des dames56 de même que Martin le Franc en 1442 dans une version quil intitule Le champion des dames57. Boccace sétonne « de voir que les femmes aient eu assez peu dimpact sur les écrivains de ce genre [les auteurs de vies] pour navoir obtenu aucun ouvrage spécialement dévolu à leur souvenir58 ». En défendant lui aussi les femmes illustres, le remanieur se place dans la dynamique quimpulse Boccace.

Fascination pour le pouvoir féminin

Ladaptateur semble fasciné par les femmes, et en particulier par le pouvoir quelles peuvent manifester, soit quil constate simplement leur puissance dagir, soit quil en fasse léloge. Il rejoint ainsi le parti de Boccace, pour qui « lune des conditions exigées pour admettre telle ou telle femme parmi les femmes illustres est quelle ait manifesté, sur un point ou sur un autre, dans le bien, si possible, ou, sinon, dans le mal, sa capacité à échapper aux limites traditionnellement fixées à sa condition59 ».

La mise en lumière de cette puissance du genre féminin passe à travers laffirmation quil ne sert à rien de vouloir sopposer à elles. Ainsi, lexposition de lhistoire damour entre Mars et Vénus, à laquelle Vulcain, le mari de Vénus, a voulu mettre un terme, est légèrement infléchie. Le nouveau texte se place du côté des femmes : il ne sert à rien de les contraindre. De son côté, le traducteur original des Métamorphoses insiste plutôt sur le fait que les maris trompés ne doivent pas révéler au grand jour leur cocuage. Il termine son exposition sur ce conseil : « Sel le triche, il la doit trichier » (éd. C. De Boer, IV, v. 1629). Cette sentence soppose à celle qui est présente dans Z : « Si ne vaut donc riens 110lespier. / Il si vaut mieux du tout fier60 » (IV, v. 1178-1179). La nouvelle interprétation de la fable dActéon montre aussi combien sopposer à la toute puissance féminine peut être fatal61. La dame quActéon surprend un jour dans les bras dun galant le condamne effectivement à lexil puis à la mort. Le remanieur cherche donc à rendre compte de la force parfois implacable des femmes.

Cette mise en valeur du pouvoir féminin passe également par des descriptions plus laudatives. Les femmes sont souvent présentées, chez lauteur original et son adaptateur, comme les premières actrices dans les exploits de certains héros. Jason et Thésée doivent beaucoup à Médée et Ariane quils finissent pourtant par abandonner. Les deux textes insistent sur linjustice faite aux femmes. En outre, le remanieur ne manque pas de souligner le fait que Thésée doit sa sortie du labyrinthe à Ariane, en ajoutant à la fin de cet épisode les vers : « Tout ainssi fist et acheva / Conme la belle dit li a » (VIII, v. 663-664). La rime « acheva » / « di li a » exprime très explicitement le rôle majeur dAriane, faisant de Thésée un acteur passif de sa propre geste. Certaines figures féminines se signalent donc par leur puissance, quelles transmettent aux hommes pour accomplir de grandes prouesses. Il arrive même quelles soient présentées comme supérieures en prouesse, comme par exemple dans la fable de Méléagre et Atalante. Alors quun sanglier monstrueux dévaste le pays, plusieurs hommes de valeur se proposent de sauver la population de ce massacre. Aucun ne parvient à toucher lanimal, si ce nest une jeune femme du nom dAtalante : le coup quelle assène au sanglier permet à Méléagre dachever la bête. Ce dernier, tombé 111amoureux de la jeune fille, souhaite lui rendre hommage, en déclarant devant tout le monde :

« Belle, voustre en soit lonnour.

Je la vous donne avec mamour.

Lonneur doit voustre estre, sanz faille,

Car riens na ou mont qui vous vaille. » (VIII, v. 1459-1462)

Ce passage est ajouté dans la version Z. Le nom « onnour » est répété, faisant de la jeune fille une sorte de chevalier. Cette mise en avant de la valeur guerrière dAtalante par Méléagre témoigne de lattention que le remanieur porte aux femmes illustres, dont il fait ici indirectement léloge. Il semble avoir le même objectif que Boccace qui « donne [à la femme] une autonomie centrée autour de lexploit qui lui vaut sa notoriété, et dont le cadre déborde largement la sphère courtoise62 ».

Pomme de discorde

La position par rapport aux femmes représente une source majeure de désaccord entre lauteur original et celui qui réécrit le texte. Dans le commentaire de lexposition de Callisto, nous avons vu comment le nouveau rédacteur prend position pour dénoncer la fourberie des hommes63, alors que lauteur original fustige dans son exposition la duplicité des filles qui se font avorter. Il exprime tout de même une forme de compassion pour les femmes comme Callisto et ne les condamne pas totalement, dans la mesure où ce personnage figure, par sa métamorphose finale en constellation, lâme pécheresse repentante. Cependant, ladaptateur va plus loin en faisant passer la faute sur les hommes trompeurs. Une telle inversion du jugement contre les femmes se retrouve dans la fable dHercule, dIole et de Déjanire. (Le remanieur confond ici Iole, lamante dHercule, avec Déjanire, son épouse). La scène se déroule après la mort dHercule, causée par la robe empoisonnée que son épouse Déjanire lui a envoyée sans savoir que son cadeau serait fatal. Le rédacteur de Z décrit la tristesse dIole, quil considère à tort comme lépouse dHercule, et la justifie, alors 112que lauteur original juge que cette affliction est feinte et éphémère (éd. C. De Boer, IX, v. 1037-1048) :

Ovide moralisé original

Ovide moralisé remanié

Fu partout la chose seuë

De la mort quil ot receuë.

Grant duel en fils la bele Yolens.

Cele not pas ses ongles lens

Desgratiner sa clere face,

Mes poi pris duel que feme face,

Quar puisquelle a le cuer joiant

Fet elle grant duel de noiant.

Dou cuer rit et pleure de lueil,

Et tout ait elle au cuer grant duel

La elle oublié en poi dore.

Endementers que fame plore

Pour son ami quon met en terre,

El se pourpense dautre querre.

Pour Hercules fet duel la bele,

Mes tost trouva amors nouvele. (éd. C. De Boer, IX, v. 1035-1050)

Fu par tout le chouse seüe

De la grief mort quil ot receue.

Grant duil en fist belle Yollé

Qui not pas son cueur saoullé

De grant duil faire et demener

Et de souspirer et plourer,

Mes plus legierement soublie,

Pour ce quil avoit autre amie

Et quil avoit du tout laisie,

Et plus tost sen est apaisie,

Dont que sage fist et raison,

Car point ne fait de desraison

Cil ou selle qui en ombli

Met amours qui point naiment li. (IX, v. 797-810)

Contrairement à lauteur primitif qui trouve que les femmes sont volages et oublient rapidement leur ami, ladaptateur rappelle la raison pour laquelle Iole passe à autre chose : Hercule lavait abandonnée et ne laimait pas en retour. Nous ne savons pas vraiment à quel épisode le réviseur fait ici référence, puisque Hercule a plutôt oublié son épouse Déjanire et passé sa vie aux côtés de son amante Iole. Quoi quil en soit, lhéroïne est excusée. Celui qui réécrit le texte va même plus loin en louant laction du personnage : « sage fist et raison ». Cette nouvelle éthique explique très certainement la façon dont le réviseur introduit le récit des amours adultères entre Hercule et Iole, en insistant sur la versatilité masculine :

Si com listoire nous afferme

Ama Herculles mout lonc terme

Sespousse, sanz son cueur changier

Ne autre amer, mes de legier

Ne trouveroit on pas ·i· honme

En amour loial ne preudonme,

A moins quil le soit longuement,

Et se aucun dit que je ment,

Ce pueut en bien prover par euvre,

113

Car experiance le prouve.

Mes vous vueil a ma matire :

Touz voirs ne sont pas biaux a dire. (IX, v. 397-408)

Dans un contexte de confrontation à propos de linconstance amoureuse, le proverbe « Touz voirs ne sont pas biaux a dire » instaure une nouvelle vérité selon laquelle les hommes sont versatiles et en discrédite une autre, celle du premier auteur, selon laquelle les femmes sont versatiles. Le remanieur refuse donc clairement le discours misogyne, de même que Christine de Pizan, dans lEpistre au dieu damours, loue aussi le « grant savoir64 » de celles qui naiment plus leur amant parce quelles ont été trahies. On pense aussi au poème Vous semble il que fausseté soit ?, dans lequel Christine de Pizan suggère quune femme nagit pas mal en choisissant un autre amant si le premier sest retiré et la trompée. Deux conceptions de la femme et de lamour sopposent donc dans les versions originale et remaniée de lOvide moralisé, et plus largement dans le remaniement Z et dautres textes. Chez Eustache Deschamps, par exemple, Déjanire (confondue dans Z avec Iole) est condamnée65. Au contraire, en plaçant du côté de la raison la recherche dun autre ami, le nouvel auteur dit que lamour est naturel et que senfermer dans le chagrin ou surtout sobstiner à aimer sans retour est contre-nature. Il va plus loin encore que Boccace dans sa défense des femmes illustres. Ce dernier a effectivement une « obsession de lhonnête veuvage66 ». Son admiration de Didon, par exemple, quil considère comme « exemple vénérable, exemple éternel dun veuvage infrangible67 », nous semble à lopposé de la morale pratique que propose le rédacteur de la famille Z, tout comme Christine de Pizan.

Il en va de même pour lexposition de lhistoire damour entre Orphée et Eurydice, à propos de la descente aux enfers dOrphée parti chercher sa femme. Dans la fable, Eurydice se promène dans les champs. Un berger la voit, tente de la courtiser, mais celle-ci senfuit en courant. Dans sa fuite, elle est piquée par un serpent. Elle meurt de cet accident, et descend aux enfers. Orphée tente alors de la sauver. Le remanieur développe nettement lexposition historique de ce récit, lui donnant un sens qui soppose à celui des allégories spirituelles quil supprime. Dans la première de ces allégories, Eurydice représente « la sensualité de 114lame » qui fut piquée par le serpent, cest-à-dire le diable qui inocule le péché. De son côté, le remanieur analyse la fuite dEurydice de façon positive, dans son interprétation concrète :

Ovide moralisé original

Allégorie spirituelle

Ovide moralisé remanié

Exposition historique remaniée

Mes quant la sensualité

Qui trop sesloigne folement

De raisonable entendement,

Est teulz que vertus li enuie,

Et tele amour refuse et fuie,

Si vait corant a descouvert,

Toute nuz piés en lerbe vert,

Cest a dire par les malices

De ces terriennes delices

Dont elle abuse folement. (éd. C. De Boer, X, v. 231-240)

La fuite que la fable entant

Veult dire que celle deffent

Samour pour estriver mout fort,

Mes le serpent ou pié la mort,

Dont mort li en est ensuvie :

Cest que cil la tant poursuivie

Quelle plus ne se set deffendre. (X, v. 208-214)

Le mouvement décrit nest pas le même dans les deux textes. Dans Z sont répétés des verbes dempêchement qui signalent que la jeune fille tente de garder un contrôle sur la situation. Dans la version originale, sa fuite représente au contraire la façon dont elle se laisse aller au péché. Lauteur initial, par la mise en valeur de la folie à travers la répétition de ladverbe « follement » et par lemploi du verbe « abuser », signale quEurydice se complaît dans le mal. Dun côté on stigmatise la sensualité, de lautre on exprime implicitement la chasteté de la femme. Ainsi, il nous semble que le remanieur défend plus volontiers les personnages féminins que celui qui est à lorigine de lOvide moralisé. Il change ou développe parfois lexposition pour exprimer une vision plus positive de la femme. On peut dailleurs penser quil modifie linterprétation dEurydice pour réhabiliter la jeune fille dont le comportement est condamné dans lallégorie spirituelle de lOvide moralisé original.

Cet attrait pour lamour et les personnages féminins laisse entendre les désaccords du remanieur vis-à-vis de lauteur original mais aussi les polémiques sur le Roman de la Rose de Jean de Meun. Le réviseur ne fait pas une peinture idéalisée du sentiment amoureux, comme dans lamour courtois, mais il sattache plutôt à exprimer la fausseté de certains discours masculins et à dire la nécessité naturelle et non spirituelle de lamour. On peut également lire dans lattention accordée à lamour, aux figures féminines, un rapport avec les premières mises en roman qui marquent « un intérêt pour les mouvements de cœur, pour les sentiments amoureux, 115pour les personnages féminins68 », à linverse de la chanson de geste. Sans former un roman, notre texte emprunte à ce genre69. Par ces deux sujets le remanieur signale quil partage certaines positions avec le premier auteur, en même temps quil sen démarque, parfois nettement.

Dans la tradition de lOvide moralisé, il est le seul à prendre ouvertement le parti des femmes. Aucun des deux prosateurs de lOvide moralisé naccuse aussi lourdement Jason, Énée ou Thésée pour leur versatilité, par exemple. Ils ne détournent pas non plus les propos misogynes du premier auteur en défense des femmes. En cela, le remanieur a une position spéciale, en faveur des femmes.

Le remaniement Z sintègre ainsi dans les polémiques littéraires, sociales et morales de son temps plutôt quil naborde des questions spirituelles. Lauteur de Ovide moralisé original nest pas foncièrement misogyne, comme Jean de Meun peut lêtre : il adapte plutôt le caractère de ses personnages, féminins ou masculins, à linterprétation spirituelle quil veut donner de leurs aventures, et qui pour lui est première. Au contraire, pour le réviseur la psychologie amoureuse, la place des femmes sont primordiales. Il opère donc un véritable renversement de perspective. Cette nouvelle orientation saccompagne dune réévaluation de la posture de lauteur. Le remanieur ne se définit pas en prédicateur70 qui bâtit son œuvre autour du dogme chrétien, mais plutôt en conteur, en moraliste aussi, mais en vue dune éthique sociale. Par la mise en place de sa propre posture, le rédacteur de la version Z entame une discussion autour de la notion de vérité.

116

Auctorialité et vérité

Posture auctoriale : une réappropriation antagoniste

Un moraliste

Le nouvel auteur cherche derrière les fables à décrire le monde, mais aussi à amener son lecteur vers ce qui est préférable pour son bonheur. Cette morale ne doit rien au dogme chrétien. Elle sapplique plutôt à la sphère sociale et désigne ce quil est bon de faire ou ne pas faire dans le monde dici-bas. Le remanieur nous semble donc pouvoir être qualifié de « moraliste », au sens que le mot peut avoir dans le Trésor de la Langue française : « personne qui observe la nature humaine, les mœurs, réfléchit sur elles, et en tire une morale ». En effet, en reprenant à son compte les fables traduites par lauteur de lOvide moralisé,il se pose dune part en observateur dun monde que figure la fable et dautre part il exprime son jugement moral en interprétant ces récits.

Quoiquil sintéresse à lhistoire, à la physique, le rédacteur du remaniement ne renonce pas aux exposés à valeur moralisante. Ainsi, il se comporte parfois comme le premier auteur. Par exemple, il reprend volontiers le prêche contre les médisants, dans lexposition de la fable du corbeau. Il recourt lui aussi à la modalité déontique, lorsquil exprime que « Nul ne doit amer jangleour, / Ne soy fier en losengeour » (II, v. 1791-1792). Il manifeste sa colère, entraînant le public avec lui, notamment quand il recopie certains vers tels que « Dieux confonde les losiengeurs ! » (II, v. 1804). Il reprend ainsi à la fois une constante sous la plume des auteurs de romans, mais aussi un trait de lauteur de lOvide moralisé. Il lui arrive même dadopter son ton, comme par exemple au début de sa nouvelle interprétation de Callisto :

Bien doit ceste fable noter

Et en son memoire porter

Femme qui est damours priee… (II, v. 1112-1114)

Les fins de vers « noter » et « memoire porter » se font écho et soulignent la dimension morale de lexposition, que désigne également lemploi de la modalité déontique. Dans la conclusion de son interprétation, le recours à la première personne du singulier signale aussi une prise de position morale :

117

Mes, qui que plaisse ou desplaisse,

Ja ne sera que je men taisse,

Car se femme croit mon conseil,

Je li lo et moult li conseil

Quelle ne croye homme en tel cas. (II, v. 1180-1184)

Le remanieur laisse entendre son agacement par lemploi dhyperboles telles que « ja ne sera ». Cette stratégie énonciative vise ladhésion du lecteur. La reprise du verbe « croire » crée un schéma très simple où sopposent le bien et le mal. Le bien à suivre figure dans le discours de lauteur ; le mal dans celui des amants fourbes. Le nouvel auteur adopte donc la même stratégie énonciative que le premier qui insiste sur la valeur édifiante des fables en prenant la posture dun moraliste71. Cest en particulier le cas pour le mythe de Callisto dans lequel le remanieur usurpe pleinement la voix du premier auteur et revêt sa posture pour remplacer linterprétation de la fable par la sienne72.

Mais cette détermination sapplique plus souvent que chez lauteur original à une morale sociale, à des thématiques liées à la vie dici-bas. Par exemple, dans lexposition de Callisto, il traite de lhonneur des femmes et de leur réputation. Dans celle de Bacchus, il déplore les dégâts causés par labus dalcool. Il termine notamment cette exposition par le constat suivant :

Si mest vis que encor a duree

Celle vie desmesuree,

Car nous voions mains crestiens

Errer, si com firent paiens,

Car de leur pance font leur dieux

Femmes, homes, jenes et vieulx,

Dont maint grant maux sen ensuivent

Par ceux qui souvent senyvrent,

Dont mout est chouse abominable

A creature raisounable

De sabandouner a tant boire

Quil en perde sens et memoire. (III, v. 2306-2317)

Le ton est nettement réprobateur. La rime « memoire » / « boire » acquiert une valeur mnémotechnique, révélant que la boisson est intimement liée 118à une diminution des capacités intellectuelles. Laccumulation « femmes, hommes, jenes et vieulx » et lhyperbole « maint grant maux sensuivent » expriment le pouvoir dévastateur de la boisson. Le remanieur, en déplorant les méfaits de lalcool, adopte donc les mêmes stratégies de persuasion que lauteur de lOvide moralisé. Il condamne lui aussi labus de boisson, car le thème est social. En effet, ladaptateur ne renvoie pas aux théologiens qui boivent alors quils sont censés exhorter le peuple à faire le bien, comme dans la version moralisée du début du xive siècle. Il vise toute la population, sadresse à tout homme, comme en témoigne lemploi du singulier généralisant « A creature raisounable ». Il ne pense pas à ce qui est bon pour le Salut de lâme, mais seulement au bon fonctionnement de la société. Cet aspect se retrouve dans la mention topique de toutes les couches et âges de la société : « femmes, homes, jenes et vieulx ». Le thème des méfaits de lalcool revient dans linterprétation de la fable des Minéides, métamorphosées en chauves-souris pour avoir méprisé Bacchus. Le réviseur modifie cette lecture, en qualifiant lexposition de « sens morel » (cest-à-dire « moral »)73. Daprès le DMF est « moral » ce qui est « relatif aux mœurs, au comportement social, aux règles de conduite, à la morale » ou ce qui est « conforme à la morale74 ». En spécifiant ainsi à quel domaine appartient son interprétation revisitée, le remanieur se place en moraliste, uniquement préoccupé de ce qui relève du monde matériel et temporel. Mais lemploi de la forme « morel » au lieu de « moral »a peut-être un double sens : le remanieur fait probablement une allusion à Eustache Morel, autre nom dEustache Deschamps, qui dans sa poésie décrit le monde contemporain avec un regard moral, et ironique. Lironie du remanieur serait quant à elle de faire allusion à Eustache Deschamps dans un passage condamnant les méfaits de lalcool, alors que ce poète vante habituellement les bienfaits du vin. Eustache Deschamps dépeint néanmoins les effets dune consommation excessive dalcool. Tel est le cas de la ballade 1121 Contre excès ou encore du Dit des quatre offices du roi dans lequel Panneterie énumère joyeusement les excès quengendre le fait de boire à jeun. En outre, linterprétation de lOvide moralisé,quaugmente le remanieur, est lune des rares qui sattachent à retranscrire les détails réalistes de la vie dun milieu modeste, ici de celui de tisserandes. La tonalité et la thématique se rapprochent donc de celle des poèmes dEustache 119Deschamps. Par ce biais, le remanieur samuse à prendre le rôle et la posture du poète moraliste par excellence, Eustache Deschamps.

Le thème de la renommée, dont le réviseur traite par exemple dans lexposition de la fable du corbeau, est lui aussi social. Cest pourquoi ladaptateur nhésite pas, pour ce cas, à reprendre lexposition morale de lauteur original qui dénonce les effets dévastateurs de la mauvaise parole sur la réputation de tout homme. En outre, lorsquil aborde lorgueil, qui est pourtant le péché capital, le remanieur se contente dune réflexion morale à valeur universalisante, sans recourir à un exposé dogmatique. Nous en avons un exemple pour lexposition du mythe de Narcisse qui se termine par un court conseil au lecteur : « Si ne soit nullui ourguilleux, / Car en riens ne peut valoir mieux » (III, v. 1654-1655). Ces vers sont laconiques, par comparaison avec la peinture conclusive du sort qui attend les orgueilleux, dans la version originale :

Trop sont cil fol et non sachent

Qui pour tel biauté sorgueillissent,

Quant en si poi dore perissent,

Quar nous navons point de demain :

Teulz est riches ou biaus au main,

Qui ains le soir a tout perdu.

Trop a cil le cuer esperdu

Qui pour tel vain bien et muable

Pert la grant joie pardurable,

Et se mire ou tenebreus font

Denfer et dabisme parfont. (éd. C. De Boer, III, v. 1892-1902)

Le nouveau rédacteur nadopte pas lattitude du prédicateur qui cherche à marquer profondément le public en décrivant limage terrible de lenfer, par exemple. Il nutilise pas les tableaux apocalyptiques, outils dune « pastorale de la peur75 ». Il ne scande pas le texte par la répétition de la structure « Trop [] qui » visant à pénétrer lesprit du lecteur. Il ne joue pas deffets terrifiants tels que la rime « sorgueillissent »/« perissent ». Il livre seulement une morale de vie, qui est en rapport avec les faits de la fable et non avec le dogme chrétien. Cet aspect apparaît très bien dans lexposition quil crée pour la fable de Pygmalion et qui est loccasion de promouvoir le mariage, présenté comme un rite social, très concret, qui vient combler un désir de vie commune avec un membre du sexe opposé.

120

Ainsi, lœuvre na pas perdu sa valeur éthique. La morale chrétienne spirituelle qui a pour but le Salut de lâme est seulement remplacée par une morale sociale, pragmatique. Le prédicateur est évincé par le moraliste, ou plus précisément par lhistorien.

Un poète historien

Lhistoire se conçoit comme le récit de faits passés (Historia est narratio rei gestae76), mais aussi comme une image des règles de conduite à adopter. « Il nest pas un historien qui nait annoncé dans sa préface son intention de donner “le bon exemple” pour “mouvoir a vertus” ses lecteurs, ou plus généralement, décrire pour que son lecteur “voie clairement ce quil doit éviter avec soin et ce quil doit principalement rechercher”77 ». Jean de Courcy, auteur de la Bouquechardière, une histoire universelle du monde de sa création jusquà Jules César, explique que le passé lintéresse en tant que « substance de fait de haute memoire, coulouree de couleur historial et oudeur de moralité78 ». La coordination entre la « couleur historial » et l« odeur de moralité79 » lie intimement le récit des faits passés à la morale. La valeur édifiante encore présente dans notre version correspond à une certaine définition de lhistorien et du poète. Pour J.-C. Payen,

lhistorien (et le poète) sont les dépositaires de la mémoire. Ils inscrivent le souvenir des hauts faits, en même temps quils enseignent les conduites quil faut éviter. Jean de Meung revendique lassociation des clercs au pouvoir, parce quils ont lu dans les annales lexpérience irremplaçable du passé80.

Le remanieur est lui aussi un historien ou un poète au sens où il reprend une fiction quil ramène à des faits réels et en dégage une certaine morale, une vérité qui aide à vivre dans le présent.

Cette porosité entre limagination littéraire (posture de poète) et linterprétation historique (posture dhistorien) se conçoit déjà dans 121lOvide moralisé initial81. Elle se manifeste aussi dans Z, notamment à travers lemploi ambigu du nom « histoire82 ». Par exemple, le remanieur introduit sa nouvelle exposition sur Actéon de la façon suivante : « Or vous vueil exposser la fable / Dont listoire fu veritable » (III, v. 582-583). L« istoire » dont il est question ne pouvant pas être le récit invraisemblable de la métamorphose dActéon, elle renvoie certainement à la narration qui entoure ce phénomène, et que reprend point par point linterprète. On est ici à la limite de la fable, au sens de mensonge, et du vrai ; et le pont entre les deux est la poésie de lexpression, la construction dun sens (caché ou dévoilé) par une fiction narrative, par une figuration littéraire du réel.

Ainsi, les interprétations du remanieur se veulent littéraires. Le remanieur tisse le récit pour confectionner un petit texte agréable à lire, comme le ferait un poète, un conteur. Il reprend, dans linterprétation de la fable, une structuration narrative proche du conte (situation initiale, élément perturbateur, péripéties, situation finale83). Il réemploie également des stéréotypes romanesques, comme par exemple dans lexposition de Pasiphaé. Les premiers vers donnent le cadre de la narration et disent son contenu :

Exposser vous vueil la fable

Conme au droit sens est acordable

De Pasiphe qui fu roïne,

Feme Minos, qui ne fu digne

De nulle digneté avoir,

Et de ce dist la fable voir

Que dissolue et malle vie

Mena celle qui not envie

De nul bien ne de nul honnour. (VIII, v. 802-810)

Ce cadre vaut aussi bien pour un récit imaginaire que véridique. Le remanieur signale ensuite lentrée dans le récit évhémériste, comme il le faisait dans le récit fabuleux, par lemploi du marqueur temporel « un jour » qui inscrit laction dans le passé. On lit dans la fable que Pasiphaé « ·i· jour a ses fenestres vint, / La sapuya et la se tint » (VIII, v. 122356-357), et dans lexposition que « Apoiee fu ·i· jour / A une fenestre au palais » (VIII, v. 812-813). Lemploi du passé simple, temps spécifique du récit, est dailleurs un autre élément qui signale le conte. De sa fenêtre, Pasiphaé tombe alors amoureuse de lhomme quelle voit passer. Cette réaction renvoie bien sûr au récit de la fable84 mais également à un stéréotype littéraire qui confère une tonalité romanesque à lexposition85. Le récit se termine enfin sur les vers suivants :

Et pour ce que le corps ot bel

Et fort yere et fel et cruel,

Faint la fable quil avoit

Domble fourme, car il estoit

Honme bien fourmé et bel,

Mes nature avoit de torel ;

Et encore causse y a plus,

Car nonmés fu Minostaurus

Pour sa mere qui fu feme

Au roi Minos, mes pour linfeme

Delle et de li, il fu encor

Surnonmé par le non de “tor”. (VIII, v. 876-887)

Ces vers conclusifs montrent que celui qui réécrit lOvide moralisé cherche lexplication dun phénomène invraisemblable, sefforçant détablir une forte collusion entre le domaine littéraire et le domaine interprétatif. Dans cette exposition, deux postures se dessinent donc. Les premiers vers associent « le droit sans », cest-à-dire la vérité de la fable, au récit dévénements réels, car il est question dune reine appelée Pasiphaé, qui exista vraiment. La référence à un « droit sans » suggère donc que lécrivain se fait historien. De son côté, le corps du texte, par les topoï romanesques qui sont réinvestis, fait coïncider limaginaire et la réalité. Lagencement du récit et les thématiques qui y sont développées font tendre vers le fabliau86. Ainsi, le réviseur apparaît à la fois comme un poète ou un fabuliste et un historien.

La façon dont il entremêle physique et histoire, au sens évhémériste du terme, témoigne également de la complexité de sa posture. Son 123exposition de la naissance de Bacchus reprend, par exemple, les éléments de la lecture selon les « naturiens » quoffre la version commune, mais ces éléments sont contenus dans un cadre historique. La matière est introduite par la mention « Or est raison que je reviegne / A listoire » (III, v. 889-890). Linterprétation se présente donc à la fois comme naturelle et historique. Puis, le réviseur continue en expliquant la mort de Sémélé :

Se nous note et senefie

Une anee qui fu jadis,

Ou le temps fu froit et tardis. (III, v. 896-898)

Le complément dobjet « une annee qui fu jadis » ancre le propos dans lhistoire. Enfin, le rédacteur insiste encore sur le cadre temporel :

Jupiter, dont tous biens venoit,

Si comme en ce temps on creoit,

Semellé ama en ce temps :

Cest la vigne ou ot dedens

Engendré le fruit, mes dehors

Il naparoit mie en corps. (III, v. 899-904)

La répétition du complément « en ce temps » témoigne dune volonté dassocier lexplication dun fait physique (la naissance de la vigne) et la mise en perspective historique, comme deux composantes indissociables pour comprendre la réalité cachée sous le mensonge de la fable. Le réviseur œuvre également de la même façon pour linterprétation de la fable des Minéides (éd. C. De Boer, IV, v. 2448-2529 ; IV, v. 1703-1810 dans Z). Il la développe notamment par les vers :

Qui au morel sens veut descendre

Par ses ·iii· seurs peut on entendre

Que ·iii· filles voirement furent

Jadis, qui leur entente eurent

A tistre, a filler lin et laine,

Et chascune metoit grant paine

A gaigner pour avoir leur vie.

Mout sobrement, sens lecherie,

Vivoient tout coietement.

Ainssi le firent longuement,

Et ceulx avoient en despris

Qui lecherie orent apris.

Entre elles escharnissoient

Ceus qui surpris de vin veoient.

124

Mes nul ne se doit trop fier

En soi ne soi glorifier,

Car telz est au jour dui bien bon

Qui demain yert faux et felon.

Celles qui moquer se soloient

De ceus qui dissolus veoient

Prindrent au vin tel appetit

Quassés nen orent dun petit.

Ains en burent si largement

Que il norent mes nul garnement

Ne or ne argent pour vin avoir.

Nont mes entente a autre avoir. (IV, v. 1703-1728)

Ce passage est nettement plus bavard que les vers liminaires de lexposition initiale : « Selonc que la fable devise / Mest avis que Baccus desprise / Cil qui vins boit outre mesure / Et cil qui dou boivre na cure » (éd. C. De Boer, IV, v. 2448-2452). Par lattestation de vérité « ·iii· filles voirement furent / Jadis », le nouvel écrivain ajoute une dimension historique à linterprétation. Lentrelacement du présent à valeur de vérité générale (« mes nul ne se doit trop fier [] / Car telz est au jour dui bien bon ») et des temps du passé traduit également la nature historico-morale du propos. Un véritable cadre se dessine ici : un temps (jadis), des personnages (trois sœurs), leur condition (peu dargent), le mode de vie des personnages (une existence simple et sobre), la description dune activité (le tissage). Le début de lexposition est donc enrichi par la peinture dun tableau réaliste, qui traduit une volonté de développer le cadre concret quévoque déjà lexposition initiale. Il y est en effet question, dans un premier temps, de lactivité matérielle des Minéides, puis dans un second de lénumération des dégâts sensibles de lalcool, pour finir sur lévocation succincte de la perte des biens spirituels87. Tous ces éléments sont repris dans Z, mais le remanieur préfère leur donner un cadre historique.

Ainsi, il se désigne comme un poète ou un conteur, car il construit habilement son récit, et comme un historien, car il décèle sous la fable la vérité des faits historiques et de la morale. La porosité entre ces deux univers (fiction/réalité) et les différentes postures que prend conjointement le remanieur attestent de la collusion quil cherche à établir entre une tradition exégétique et une tradition littéraire. Cette nouvelle posture exprime une mise à distance de lautorité de lexégète des Métamorphoses.

125

Tuer le père

Pour M. Zink, lallégorie, prise dans son sens large dinterprétation, est le signe de la subjectivité de lauteur. Ceci sapplique partiellement à notre texte. Ladaptateur affirme bien souvent, dans lexposition, sa différence par rapport à lauteur original. Il défend volontiers tel ou tel personnage, telle ou telle vision de lamour, en opposition avec son prédécesseur. Le fait que, dans ce genre de passages, il endosse le rôle dhistorien, de conteur et de moraliste indique que lexposition est le lieu dexpression dune nouvelle posture auctoriale.

Le nouveau statut que le remanieur soctroie témoigne dune mise à distance de la figure du premier auteur. Ladaptateur ne semble pas lui accorder beaucoup de crédit, pour ce qui concerne les allégories religieuses. Il le met volontairement à distance. Selon M.-R. Jung, « pour les manuscrits du groupe z, [], lauteur de lOvide moralisé ne représente aucune “auctoritas”88 ». Cet aspect est corroboré par la façon dont le réviseur usurpe la voix de lauteur original. En effet, M.-R. Jung montre quil sapproprie parfois, sans le dire, le titre de « translateur89 » qui est censé désigner lauteur original de lOvide moralisé, dans certaines rubriques des manuscrits de la famille Z. Par exemple, linterprétation historique de la fable de Deucalion et Pyrrha est structurée par plusieurs rubriques90 où apparaît ce titre : Translateur raconte de la Bible (I, v. 1326rubr.) ; Cy parle le translateur de ce livre de Nambrot et des Babiloniens (I, v. 1389rubr.). Le lecteur pourrait penser que le « translateur » représente le traducteur dOvide et donc lauteur de lOvide moralisé original. Tel est bien le cas pour lexposition sur Deucalion et Pyrrha que reprend ladaptateur sans la modifier. Pourtant, au livre II, la même désignation renvoie au remanieur, dans la rubrique qui introduit une lecture historique inédite91 : Coment Caliste muee en ource fut faite. Translateur : enseignement (II, v. 1112rubr.). Une autre 126rubrique Translateur apparaît dans le passage où le nouvel auteur explique la raison pour laquelle il a supprimé les allégories. Dans ces deux cas, le « translateur » renvoie forcément à ladaptateur. Ce dernier usurpe donc le nom de « translateur », se faisant ainsi passer pour lauteur original du texte92, ou du moins le rubriqueur la jugé comme tel. Selon M.-R. Jung, le but de ce stratagème est de « prendre ses distances par rapport aux traductions allégorisées93 ». De nombreuses rubriques appelées Ovide acteur, Ovide poete ou Ovide laissent également entendre que le texte représente une traduction fidèle et non remaniée des Métamorphoses. Cest le cas pour les fables de Pyrame et Thisbé, de Phrixus et Hellé, ainsi que pour celle de Héro et Léandre94. On retrouve également dans nos manuscrits des « citations latines dun certain nombre de vers des Métamorphoses » qui « pourraient faire croire au lecteur quil a affaire à une bonne traduction des fables dOvide95 ». Cette façon de faire oublier que le texte est un remaniement permet à son rédacteur de prendre la place de lauteur.

Dans le prologue dautres refontes96, celui qui reprend en mains le texte signale sa démarche, comme par exemple dans le Roman de la Violette où le prosateur annonce, dans son prologue, travailler à partir dun livre, « lequel estoit en langage provençal et moult dificile a entendre97 ». Dans la mise en prose de lOvide moralisé commandée par René dAnjou, le copiste rappelle que le texte nest pas le sien, mais quil la modifié pour répondre aux attentes de son mécène98. Au contraire, notre adaptateur nénonce jamais quil réinvestit un texte existant. Il le suggère seulement à la toute fin de louvrage, lorsquil fait allusion à une version allégorisée :

127

Qui ni met autre entendement

Que la lectre ne samble avoir,

Et qui croiroit, pour non savoir,

Quil ni eüst autre sentence,

Il se deceuvroit, sanz dombtance.

Mes en ce livre je né mie

Escripte nulle allegorie99. (XV, v. 1184-1190)

Ce pied de nez trahit une forme de désinvolture et parachève ainsi les opérations de mise à distance du premier interprète des Métamorphoses dOvide. Le texte passe ainsi pour une traduction du poème ovidien, interprétée à la lumière de lhistoire et de la physique. Le remaniement Z se termine même sur cette usurpation. Une dernière rubrique Translateur introduit lépilogue du remanieur qui affirme avoir terminé ici sa « translacion » :

Or ai trait a conclusion

La fin de ma translacion,

Et vous jure par saint Martin

Que de ce livre cest la ffin. (XV, v. 2478-2481)

La référence à saint Martin semble elle aussi participer de cette appropriation du texte. Le saint est connu pour avoir partagé son manteau avec un miséreux. Selon une image de la fable comme le manteau qui cache le sens profond que découvre lintegumentum, le remanieur exprime peut-être ici avec ironie la façon dont il partage le texte avec un autre. Le manteau renvoie aussi au déguisement et donc à la manière dont le réviseur endosse le costume du premier auteur, prend le masque dun autre. La réécriture se révèle et se dissimule subtilement. Dans la seconde mise en prose de lOvide moralisé, le copiste nexprime pas non plus clairement quil travaille à partir dune version en vers. Lui aussi soctroie le statut du premier auteur. Il naffirme pas que lauteur est le traducteur, mais il lassimile à Ovide, notamment lorsquil écrit : « je vueil reciter selon mon acteur Ovide les fables de lancien temps100 ». Il prend lui aussi la place du « translateur » des Métamorphoses. Son texte ne contient pas non plus les allégories spirituelles. Le scribe du témoin B de lOvide moralisé, qui se défait lui aussi des interprétations anagogiques, supprime des éléments du prologue original mais sans jamais le signaler. Il ne se présente jamais comme un nouvel auteur 128mais reprend à son compte le texte initial, bien quil en ait changé la portée. Il semblerait donc que la stratégie visant à ne pas affirmer que le texte constitue une réécriture de lOvide moralisé original soit liée à la suppression de la matière théologique. Il y aurait ici lexpression dune volonté de faire oublier que la première « translation » des Métamorphoses dOvide sest faite à la lumière de la vérité chrétienne. Au xve siècle, un pan des relecteurs de lOvide moralisé a probablement souhaité revenir au texte ovidien, sans pour autant avoir les moyens de traduire le texte du latin au français sur nouveaux frais.

Le remanieur semble effectivement reprocher à celui qui pour la première fois a traduit et allégorisé les Métamorphoses davoir lu le texte comme un théologien, un prédicateur. Cest pourquoi il choisit plutôt, quant à lui, la position du fabuliste-moraliste, de lhistorien-poète. Les dispositifs mis en place pour faire oublier la voix de ce premier auteur, voire lusurper, attestent du rejet de la posture auctoriale dans lOvide moralisé initial. Ce stratagème nest pas un simple jeu rhétorique. Il cache une discussion dordre philosophique concernant le processus dallégorisation des fables antiques.

La notion de vérité en question

Nous avons étudié comment le nouvel auteur construit son prologue en opposition avec celui du premier traducteur des Métamorphoses, en rejetant lidée que tout récit finisse par ne renvoyer, de façon nécessaire, quà lunique vérité chrétienne. Il lui préfère une pluralité de significations, toutes humaines, quil désigne comme « Mainte grant science notable, / Maint secret, mainte demoustrance » (I, v. 100-101). La question ontologique représente ainsi un point central autour duquel sarticule notre réécriture. Bien des passages semblent effectivement remaniés dans le but dasseoir un nouveau type de vérité, même si le remanieur naffirme jamais ouvertement quil propose une autre interprétation des fables.

Pourtant, il utilise un vocabulaire axiologique qui laisse entendre un dialogue implicite : « vraye histoire », « vraye exposition », « droit sens ».Ces expressions renvoient à un système de valeurs qui, dans le jeu de réécriture, soppose à celui qua établi le clerc anonyme du début du xive siècle. Ladaptateur manie ce lexique quand il développe 129linterprétation historique ou en ajoute une nouvelle : sa discussion avec le premier Ovide moralisé concerne donc la vérité de la fable. Alors quil adjoint une trame narrative faisant de lexposition physique sur Bacchus une lecture physico-historique, le nouveau rédacteur conclut de la sorte son interprétation : « Vous avés de la fable oïe / La vraye exposicion » (III, v. 932-933). Lorsquon sait que la meilleure signification est pour lauteur original religieuse101, cest-à-dire en loccurrence celle qui représente Bacchus comme le Christ, on ne peut que penser que lemploi de ladjectif « vraye » nest pas anodin dans ce contexte de remaniement et engage un dialogue sous-jacent. Ladaptateur souligne ainsi que la vérité de la fable ne peut résider que dans sa lecture concrète. Au livre XII, le remanieur emploie de nouveau cet adjectif à valeur axiologique lorsquil évoque la « pure vraie histoire / Qui est aprovee estre voire102 » de la mort dHector (XII, v. 2978-2979). Cette formulation désigne un ajout qui rétablit la valeur dHector et discrédite la lecture dOvide103 qui loue Achille et prend son parti, même dans le meurtre dHector. Mais, selon M.-R. Jung, les rubriques intitulées Ovide désignent ce qui constitue la traduction revue et amplifiée des Métamorphoses104. Dans ce cas, la référence à Ovide dans ce nouvel extrait pourrait désigner en réalité lauteur original de lOvide moralisé. En effet, ce dernier interprète, dans son allégorie religieuse, Hector comme le diable, ce qui a pu déranger le réviseur qui souhaite au contraire redorer le blason dHector. Ladaptateur sen prendrait donc implicitement à sa source directe. Lorsquil développe ou ajoute une exposition, il exprime de façon subtile son désaccord concernant la vérité que lauteur applique à la fable. Lessence de cette réécriture, ou plutôt « contre-écriture », figure 130dans lexpression dune nouvelle forme de signification, qui se construit en opposition avec la première version de lOvide moralisé.

Lexpression de ce « débat » se lit encore une fois dans la majorité des passages propres au réviseur. Par exemple, au livre II, ce dernier reprend et adapte linterprétation historique de la fable dEurope. Les autres scribes de lOvide moralisé introduisent lexposition par les mots : « Lestoire dist quensi avint / Que Jupiter de Crete vint » (éd. C. De Boer, II, v. 5085-5086). Dans la nouvelle version, ces vers introducteurs sont complétés par : « Qui la fable entant proprement / Bien est a listoire accordant » (II, v. 2966-2967). Ladverbe « proprement » peut se lire comme une autre façon dexprimer la sempiternelle formule introduisant lexposition. Mais si lon est conscient de la « contre-écriture », il exprime une volonté de sopposer au premier texte quant à la signification de la fable. Nous apprenons dans le DMF que ladverbe marque « lidée dinsistance de la réalité de quelque chose, de la similitude de deux choses105 ». Par lemploi de ce lexique, le remanieur définit donc la vérité du texte comme similitudo, comme un savoir qui reste très proche de lénoncé ovidien, par opposé aux allégories religieuses qui ne lui conviennent pas car elles séloignent trop de leur source. Le rapport à la vérité est donc le point nodal, le moteur de cette « contre-écriture ». Ainsi, la nouvelle exposition historique de la fable de Pasiphaé débute en ces termes : « Exposser vous vueil la fable / Conme au droit sens est acordable » (VIII, v. 802-803). Le récit sur Pasiphaé nest pas censé recevoir dexposition évhémériste, puisquil est considéré comme historique au Moyen Âge. Le remanieur rappelle dailleurs, à la fin de son extrait, au moment où il commence le récit dun nouvel épisode, que la fable quil a racontée « fut droite verité » (VIII, v. 889). Il laisse ainsi entendre quelle na pas besoin dêtre exposée selon le sens concret. La présence dune lecture historique pour le mythe de Pasiphaé surprend donc. Elle se justifie peut-être par un désir de confrontation, comme invite à le penser lemploi de ladjectif « droit » (« conforme à ce qui est vrai »), pour qualifier le « sens » de la fable106. Une fois de plus, le remanieur suggère que la nouveauté quil apporte concerne la vérité et que la signification de la fable telle que lentend lexégète chrétien (pour qui Pasiphaé représente Judée) 131nest pas conforme à cette vérité. Une nouvelle exposition vient encore supplanter une analogie entre un autre personnage féminin et Judée : l« enseignement » sur Callisto. Cette façon dajouter des expositions évhéméristes alors que le texte en est déjà pourvu, comme cest le cas pour Callisto, ou que la matière na pas besoin dêtre interprétée dun point de vue concret, comme cest le cas pour Pasiphaé, suggère que le remanieur napprécie pas les comparaisons avec Judée. Peut-être affirme-t-il sa position pour ces deux fables, car il lui semble incroyable de mettre sur un même plan Callisto, chaste jeune fille victime de Jupiter, et Pasiphaé consumée dun désir coupable. Il revendique donc, comme une préoccupation centrale, une attention et une adéquation au sens littéral de la fable. Cest précisément ce que nous retrouvons dans un autre emploi de ladjectif « droit », au début de l« histoire » de Phaéton que développe ladaptateur. Dans ce début, au lieu dinterpréter le récit « si com jentens »,le remanieur précise vouloir livrer « La droite exposicion / Du pouete et lentencion » (II, v. 572-573). Dans les vers qui suivent, il développe cette signification en remplaçant lexpression « com jentens » par « entent » dont le sujet doit être Ovide.Avec le terme « entencion », il adopte peut-être lattitude des auteurs daccessus ad auctorem : lun des aspects « obligés » dans ces accessus concernait justement « lintention de lauteur107 ». Le réviseur insiste sur le sens du récit, en reprenant le verbe « entent » par le substantif « entencion » et en qualifiant cette « entencion » de « droite ». Une discussion prend ainsi forme autour de la juste signification des fables. En opposant la subjectivité de lauteur original à une autorité telle quOvide, ladaptateur discrédite le discours du premier auteur de lOvide moralisé sur la vérité de la fable. Étant donné quil développe de son côté linterprétation historique par une vingtaine de vers qui expliquent tous les moments du récit, il reproche sans doute à lexégète de ne pas respecter Ovide à la lettre, mais de divaguer ou ne pas se concentrer sur lessentiel : linterprétation concrète de la fiction, telle quaurait pu la faire Ovide lui-même. Cet aspect se retrouve dans la rime « exposicion »/« entencion » qui mime la façon dont linterprétation et le sens que le poète latin a lui-même voulu donner à son propre récit doivent saccorder. Le remanieur affiche ici sa marque de fabrique, insinuant que sa méthode est plus adéquate.

132

Tous ces éléments prouvent que ladaptateur nattribue pas une grande autorité aux interprétations de lOvide moralisé du début du xive siècle. Lexposition représente le lieu privilégié dun affrontement entre deux conceptions divergentes du commentaire de la matière ovidienne. En se faisant passer pour lunique auteur du texte108, le remanieur cherche à imposer son mode de lecture concret des fables. Son souhait est de revenir à Ovide, en sen remettant à une tradition plus ancienne de lintegumentum et plus proche de ce que pouvait connaître le poète antique.

Retour à la tradition antique de lintegumentum ?

En ne conservant que les « histoires » et les « expositions109 », notre remanieur sapparente apparemment plus que lauteur primitif aux conceptions antiques de la lecture allégorique.

Lexégèse de type physique provient des stoïciens qui font des dieux une « transposition anthropomorphique des forces élémentaires de la nature110 ». Ce genre dexplication est peu représenté dans lOvide moralisé, en comparaison des expositions historiques auxquelles lauteur originel « accorde semble-t-il une valeur plus grande111 ». On pourrait dire la même chose du remanieur : il fait même parfois passer linterprétation « selon la physique » après lexposition « selon lhistoire », à linverse de lordre choisi par lauteur initial. Ce réagencement signale que linterprétation physique est reléguée au second plan. Par exemple, au livre I, lexposition naturelle de la fable dArgus suit lexposition historique, contrairement à ce que proposent les autres manuscrits. En outre, certaines expositions naturelles se voient doublées dune trame narrative, ce qui les place à mi-chemin entre lhistoire et la physique112.

L« histoire », ce type dinterprétation qui intéresse tout particulièrement le remanieur, correspond normalement à linterprétation de type évhémériste113. Elle sinscrit dans une tradition antique initiée par Évhémère, auteur du milieu du iiie siècle avant J-C114. Ce mythographe est considéré 133comme linstigateur de cet « allégorisme réaliste qui part de lidée stoïcienne que les dieux de la mythologie sont des hommes divinisés115 ». Cette conception est marquée, dans les expositions historiques de lOvide moralisé initial et remanié, par lassimilation des dieux à des hommes qui furent considérés comme des divinités. Par exemple, le dieu Saturne « fu de Crete rois » (Z, I, v. 218 ; éd. C. De Boer, I, v. 515) et se faisait « comme dieu servir et adorer » (Z, I, v. 221 ; éd. C. De Boer, I, v. 517). Ce transfert du divin vers lhumain apparaît dans la récurrence du verbe « acorder » pour désigner la façon dont lexposition historique établit une correspondance entre la fable et lhistoire, cest-à-dire le récit de faits avérés. Ce verbe caractérise lexposition comme un pont entre deux réalités, comme un intermédiaire entre linvraisemblance du récit ovidien et la rationalité du récit interprétatif. Par le truchement de lexposition, les dieux païens sont ramenés à de simples hommes quun jour on désigna comme « dieux ».

Pour P. Demats dailleurs, ce type dexplication nest pas une véritable exégèse : « à peine la peut-on qualifier dinterprétation, puisquelle se borne à passer le mythe au crible du bon sens afin den dégager, dans sa nudité et sa platitude, sa vraie signification littérale116 ». Cette conception nous semble correspondre à celle du remanieur qui sattache uniquement à retrouver la signification littérale et concrète du texte, celle qui séloigne peu de la fable.

En outre, les interprètes qui recourent aux expositions historiques « nattribuent jamais au poète qui a lancé ou répété la légende le dessein de cacher sous lenveloppe fabuleuse une vérité des profondeurs, une vérité sous-jacente117 ». Cest bien là en partie la pensée de notre adaptateur. Les historiens ne font effectivement « jamais état de ce sens caché qui est le sens véritable118 ». Ceux qui sadonnent aux explications historiques ne sattachent « quà éliminer les extravagances qui sont le fruit de la superstition ou la trace du labeur poétique119 » et ne cherchent pas à exprimer une vérité cachée. Cette volonté de supprimer les « extravagances » de la fable est encore plus évidente120 dans Z, dont certains ajouts font correspondre les éléments extraordinaires du récit mythologique avec leur explication rationnelle, pour purger ce récit de 134tout élément trop invraisemblable. Daprès S. Cerrito, avec le remaniement Z, « même les dieux perdent leurs droits aux pouvoirs magiques121 ». Le remanieur « efface toute façon ambigüe de traiter le surnaturel païen, et il est très attentif à ramener à la logique rationnelle des faits les miracles racontés par Ovide122 ». Un tel dessein pourrait expliquer pourquoi il cherche toujours à expliquer tous les aspects du mythe. Dans la fable sur lenlèvement dEurope, par exemple, il sévertue à réduire le pouvoir divin de Jupiter à une puissance humaine, celle de tromper par le déguisement. Cest aussi le cas pour le récit des malheurs de Callisto : la métamorphose de Jupiter en Diane est comprise comme une image du masque qua pris Jupiter. Les dieux sont donc réduits à des hommes et toutes les extravagances sont évacuées.

Cependant, ladaptateur ne nie pas que les fables ont un sens second123. Ainsi, plutôt que la vision dÉvhémère et ses continuateurs, il partage celle de lhistoire médiévale telle que la définit B. Guenée qui insiste sur la collusion entre le récit de faits passés et la morale124. Il sintègre donc dans une vision laïcisée et concrète de lintegumentum. Il donne à lire ce quA. Strubel qualifie d« “allégorisme” banalisé et laïcisé » quon retrouve à la fin de la période médiévale dans « une littérature allégorique laïque qui sinspire de lallégorie théologique, sans avoir à en respecter tous les enjeux [], en ne prétendant pas accéder ainsi aux secrets de la Création125 ». Les expositions historiques que le réviseur ajoute ne sont pas dictées par un retour aux auteurs évhéméristes antiques, mais sont plutôt influencées par la littérature, comme par exemple linterprétation inédite126 de Pygmalion inspirée du Roman de la Rose, ou lajout sur la 135mort dHector qui réfère directement au Roman de Troie. En cela, nous ne pensons pas que la pratique du remanieur soit celle dun humaniste soucieux de revenir à la lettre latine mais seulement celle dun auteur cherchant à se rapprocher de lesprit du texte premier. Certes, il donne limpression de penser de lauteur de lOvide moralisé la même chose que Rabelais qui se moque de sa lecture selon les Évangiles127. Mais, tout en préfigurant lattitude ironique de Rabelais vis-à-vis de lhypothétique interprétation religieuse des fables, il partage surtout avec Boccace lidée que la fonction de la poésie est de mettre en mots par la fiction des allégories dévoilant lordre de la nature. Sa conception de la démarche interprétative se rapproche en effet de celle de Boccace qui considère que lallégorie est le fondement initial de la poésie, cette « science vénérable », ce savoir-faire « plein de suc pour qui veut des fictions exprimer le sens128 ». Comme lui, il conçoit « la fabula comme une fable allégorique voilant et dévoilant lordre de la nature129 ». Boccace traite des Métamorphoses dOvide dans la Généalogie des dieux païens :

la surface mêle des éléments fabuleux à la vérité, comme lorsque nous racontons que les filles de Minée ont été changées en chauves-souris, pour avoir méprisé les fêtes de Bacchus tandis quelles tissaient, ou que les compagnons dAcétès le marin, qui projetaient denlever Bacchus, furent changés en poissons. [] Ces fables, les poètes les plus anciens du premier âge les ont inventées : leur intention était dhabiller de fictions aussi bien les choses humaines que divines130.

Le prologue du nouvel Ovide moralisé énonce la même idée. En outre, le réviseur approuve la dimension cognitive et édifiante de la fable. Pour lui aussi « la beauté de lécorce doit séduire le lecteur, cest-à-dire linciter, par le plaisir de la lecture, à sapprocher des vérités que la fable renferme131 ». Mais, cela ne suffit pas à faire de lui un humaniste. Dailleurs, si lon en croit M.-R. Jung, il nest pas retourné au texte 136latin des Métamorphoses132. Il cherche seulement à rester plus proche de lesprit ovidien. Il précise dans son prologue quOvide donna à ses fables un sens « Selon la loy dont il estoit, / Car dautre cougnoissance noit » (I, v. 113-114). Le mot « loy » renvoie ici à la « loi payene » (I, v. 56) évoquée quelques vers en amont et qui soppose à la « loy » chrétienne. Le remanieur reconnaît bien sûr la supériorité de cette dernière sur la première, et professe que :

Jesucrist le filz Dieu nasqui,

Qui establi loy crestiene

Qui sur toute autre est certaine,

Ne il nest autre loy creable,

A Dieu plaisent, ne agreable. (I, v. 66-70)

Cependant, il nimpose pas cette foi dans ses interprétations. Puisquil souligne le fait quOvide ne pouvait penser selon la religion chrétienne, la volonté de sen tenir à un mode de lecture de la fable pratiqué par les auteurs païens saffirme comme une façon de conserver lesprit des Métamorphoses.

Dailleurs, la grande particularité du remaniement Z par rapport à lOvide moralisé premier, dans le traitement des interprétations concrètes, est la question de lintention ovidienne. Le réviseur emploie des expressions qui présentent linterprétation comme laccord entre la fable et lintention dOvide, alors que lauteur original recherche laccord entre la fable et la vérité (soit historique, soit chrétienne). Il se place sur le même plan que les auteurs daccessus, qui tentent en particulier de percer « lintention » de lauctor. Ainsi, bien quil ne semble pas sinspirer directement des commentateurs tels que Fulgence, les Mythographes du Vatican, Arnoul dOrléans ou encore Jean de Garlande, le rédacteur de la famille Z applique la même démarche. Comme eux, il fournit seulement des explications physiques, historiques et morales aux fables.

En instaurant une discussion avec le clerc anonyme du début du xive siècle dont il usurpe la voix pour imposer la sienne, le nouvel auteur parvient à redéfinir le mot de « verité ». Pour son prédécesseur, cette dernière est uniquement chrétienne, surpassant en ce domaine les premiers niveaux dinterprétation. En désignant le contenu des interprétations sensibles comme « vrai », le remanieur impose une autre définition de la vérité quexprime la fiction ovidienne qui, selon lui, lui correspond mieux.

137

Une vérité toute proche de la fable

Plus encore que lauteur original, le remanieur cherche à coller le plus possible au récit de la fable lorsquil linterprète. Une telle configuration sexplique par une recherche globale de cohésion, signe dun esprit rationaliste, mais aussi par rapport à une définition de la vérité de la fable comme adéquation au sens littéral du texte, cest-à-dire comme similitudo133. Le réviseur fait très attention à juxtaposer deux énoncés qui ont chacun leur cohérence : son interprétation se présente comme une transposition134 et une comparaison135. Selon ladaptateur, la bonne explication est donc celle qui élucide tous les éléments de la fable, celle qui concorde le mieux avec elle. Par exemple, nous nous souvenons que le remanieur ajoute au sujet de Callisto une exposition qui met en garde les jeunes filles contre les trompeurs qui se déguisent à la façon de Jupiter. Il recopie dans un second temps la lecture évhémériste de lOvide moralisé original, mais il supprime la diatribe contre lavortement qui y figure. Dans la fable, il nest effectivement nullement question davortement. Il se peut donc que ladaptateur propose de réviser les interprétations qui séloignent de la fable, qui ne lui semblent pas directement en rapport avec le texte. La vérité de la fable réside donc, selon lui, dans ce qui ressemble le plus à la fable. Cest pourquoi il reprend plus systématiquement les éléments de la fable dans lexposition. Par exemple, dans linterprétation dActéon, le remanieur présente le personnage (« Anthon fu un damoisiaux / Jeune, gentil, courtois et biaux », III, v. 584-585), comme il le fait dans lintroduction de la fable (« Antheon le gentilz / Fu mout a la chace ententis », III, v. 339-340). De même quau début de la fable (« Mes Fortune li fait contraire », III, v. 351), il désigne lissue défavorable de laventure dans le préambule de son exposition (« Mes Fortune, qui ja nulli / Nespairgne, tant soit grant ne fort, / Ly nuysi tant quil en fu mort », III, v. 589-591). La répétition de la structure adversative « Mes Fortune » révèle le parallèle entre les deux passages. Enfin, lentrée dans le récit interprétatif est marquée par « Or vous racompteray comment » (III, v. 592), faisant écho à lannonce de la narration fabuleuse par « Bien lorés ou conte rettraire » (III, v. 352). Notre réviseur fait donc résonner lintroduction de la fable avec celle de son exposition, précisant plus que le premier auteur les liens de parenté entre la fable et son « sens ». Au 138moment où il raconte comment Actéon, chassé par la dame puissante qui représente Diane, court à travers les bois, il souligne le rapport avec la métamorphose en cerf du personnage : « Pour ce la fable nous figure / Quil devint cerf pour laventure » (III, v. 641-642). La rime quil ménage entre « figure » et « aventure » traduit cette volonté de faire parfaitement correspondre le contenu du récit et son dévoilement, et ce encore plus que lexégète original qui reprend lui aussi des termes de la fable, selon la démarche allégorique reposant sur la similitudo. Cette analyse nous permet de penser que, pour le remanieur, la vérité de cette exposition est supérieure à celle de lOvide moralisé original, parce quelle entretient un rapport plus étroit avec la fable.

Cette nouvelle définition de la vérité de la fable permet dexpliquer pourquoi le remanieur donne telle ou telle tonalité à ses expositions. Lauteur original ninterprète pas de façon historique le récit de la fable de Pasiphaé. La raison se trouve dans le fait que cette matière est considérée comme historique. En effet, dans la première version, les fables de ce livre ne présentent pas le premier niveau dinterprétation136. De son côté, le remanieur ne se prive pas de fournir une lecture évhémériste en invoquant la recherche du « droit sens » (VIII, v. 803) et en cherchant à faire coïncider le contenu de la fable et la tonalité de son exposition. Ainsi, la vérité de linterprétation se trouve à ses yeux dans la justesse de la tonalité quon lui donne. La fable de Pasiphaé traite de choses obscènes, indécentes. Le réviseur fait alors ressembler son exposition à une sorte de fabliau. Il met en place un cadre plutôt réaliste : le bordel auquel se rend lhomme dont Pasiphaé tombe amoureuse et dans lequel 139Pasiphaé se fera passer pour une prostituée. Les personnages sont également caractéristiques de ce genre de récit. Lamoureuse est assimilée à une prostituée, puisquelle est désignée comme une femme « qui ne fu digne / De nulle digneté avoir, / Et de ce dist la fable voir / Que dissolue et malle vie / Mena celle qui not envie / De nul bien ne de nul honnour » (VIII, v. 805-810). La négation de tout ce qui renvoie à la bonne conduite et laffirmation de ce qui désigne la débauche (« dissolue et malle vie ») dresse de lhéroïne un portrait sans concession, qui ne laisse pas de doute au lecteur. Pasiphaé devient ainsi le parangon de la mauvaise vie. Le jeu sur les mots de la même famille (« digne » et « digneté ») souligne encore le statut du personnage. Enfin, la mise à la rime de lexpression « not envie » exhibe la nature mauvaise de la jeune femme. Le personnage masculin est également un fieffé « hardel » (v. 815). Le remanieur nemploie pas le même vocabulaire quà son habitude : les mots « bordel », « garces », « hardel » ne font pas partie des mots quil emploie fréquemment. Au contraire, il va piocher dans un lexique plus grivois, comme celui de récits légers. La description physique dun personnage « corçu » ne ressemble pas à celle quil peut faire des personnages masculins. Il sagit donc pour lui de coller le plus possible à la fable, en construisant une sorte de fabliau. À linverse, lorsquil développe lexposition de la conquête de la Toison dOr, il confère une allure arthurienne à son récit, parce que Médée est magicienne et quelle se rapproche des fées qui peuplent cet univers. La vérité du récit est donc intimement liée à la bonne tonalité de linterprétation, celle qui sera le plus en adéquation avec la matière ovidienne.

Au sein des développements par lesquels il modifie la portée de louvrage, linterprète de la famille Z souligne cet aspect. Il soutient notamment, à la suite du sermon de Pythagore, la thèse suivante :

La fable ai pris tant seullement

Ou je prens tel entendement,

Conme il me plaist, ce me souffist.

Ovide mesmes qui les fist

Ni entendi pas tel sanz, sans dombte,

Com lalegorie nous note.

Mout seroit fort chousse a escripre

Le droit sens de ce quil vost dire. (XV, v. 1193-1200)

La rime « souffist » et « fist » dit le rapport de proximité entre la version imaginée par le réviseur et le récit antique. La réserve quexprime la proposition « Ovide mesmes qui les fist » relègue le versant religieux 140au rang délucubration, dont la fausseté se signale par un non-respect du sens littéral du texte. La mise à la rime du syntagme « sans dombte » accentue encore laccusation selon laquelle le premier auteur se serait fourvoyé. Ainsi, le remanieur caractérise de façon suggestive ce quil conçoit comme la vérité du texte, son sens profond : une signification concrète qui reste proche de la fable et cherche à en conserver lesprit. Il définit finalement la vérité de la fable comme une forme de vraisemblance. Par létude des formules qui introduisent les expositions historiques de lOvide moralisé originel, M. Possamaï-Pérez envisage le rapport entre la vérité de la fable et linterprétation historique comme un « rapport avec la vraisemblance137 ». Notre remanieur partage cette conception, puisquil reprend le même type de formulations, et même sen contente, dans la mesure où il ne considère pas, comme le premier auteur, que la vérité historique est un tremplin nécessaire au « saut herméneutique » vers le sens spirituel. Il partagerait la même conception du vrai que les commentateurs ovidiens comme, par exemple, le glosateur du manuscrit des Métamorphoses Vat. lat. 1479138, qui ressemble au type de document à partir duquel le premier auteur aurait traduit le texte ovidien. Lors de la journée détude Ovide dans la Romania tenue à Lyon le 18 octobre 2018, L. Ciccone affirmait effectivement que pour ce commentateur le vrai se définit comme ce qui est vraisemblable139. Elle nous signalait, dans une discussion postérieure, quArnoul dOrléans aussi, sans lexprimer explicitement, conçoit le vrai de la même façon.

Dans la continuité dautres commentateurs dOvide, le remanieur pourrait aussi considérer Ovide comme une autorité scientifique à part entière. Dans ce cas, on comprendrait mieux quOvide puisse, selon le réviseur, se suffire à lui-même. I. Salvo García a effectivement montré, à la journée détude que nous évoquions, quOvide est perçu par les auteurs de la General Estoria comme une autorité scientifique à part entière, et même à égalité avec Pline. Notre réviseur se contente alors peut-être dOvide et de quelques expositions qui rationalisent les éléments invraisemblables et font le pont entre lhistoire et le présent, parce quil considère le poète latin comme une autorité suffisante, à la 141fois historique et scientifique. Finalement, les Métamorphoses sont déjà tellement « vraies » – en ce sens quelles disent le monde comme il a été et reste encore – que la seule vérité quon puisse ajouter est celle qui permet denlever la part dinvraisemblable « du récit fabuleux ».

Une vérité fondée sur lexpérience

En outre, selon notre réviseur, la vérité historique ou physique correspond mieux à lintention du poète quà celle de lauteur initial. Cest pourquoi, dans ses expositions, il se réfère très souvent à lexpérience qui, par son caractère universel, fait le lien entre Ovide et lui-même, plus que le dogme chrétien que le fabuliste païen ne pouvait concevoir.

D. Boutet signale, à propos de lintégration de lhistoire dans le roman, que le poète tente ainsi déclairer son présent140. Lhistoire permettrait donc de faire le pont entre le passé, comme par exemple celui du récit ovidien, et le présent de lécrivain. Cet aspect est valable pour le réviseur : on lobserve dans limportance quil accorde à lexpression dun vécu personnel ou collectif. Il ne manque pas de faire appel à lexpérience pour asseoir la vérité de son exposé. Par exemple, dans la fable dIole et Hercule, il allègue lexpérience pour justifier le fait quHercule abandonne sa femme141 :

Ne trouveroit on pas ·i· honme

En amour loial ne preudonme,

A moins quil le soit longuement,

Et se aucun dit que je ment,

Ce pueut en bien prover par euvre,

Car experiance le prouve. (IX, v. 401-406)

Le vécu collectif est ici posé comme un principe rationnel, garant de la valeur du propos. La répétition du verbe « prouver » dans les deux derniers vers souligne la dimension objective et rationnelle de lexpérience et rend sa vérité indiscutable. La rime entre « euvre », qui rappelle le sème de la réalité contenue dans l« experiance », et « prouve » insiste encore sur cette dimension, tout comme lallitération en « p » qui souligne les mots « prover » et « experiance ». Par lemploi de la proposition « se aucun dit que je ment », le remanieur insiste sur le fait que lexpérience est une vérité à part entière. Il invoque une vérité toute 142humaine, accessible à tous. Ovide lui-même institue, au début de son Art daimer, sa propre expérience142 comme un gage de vérité :

Usus opus mouet hoc ; uati parete perito. / Vere canam

Cest lexpérience qui me dicte cet ouvrage : écoutez un poète instruit par la pratique. Je vais chanter la vérité143.

Le réviseur se rapproche donc de la pensée dOvide. Par ce retour sur lexpérience, il exprime quil a saisi ce qui unit lauteur latin, lui-même et ses lecteurs et ce qui fonde lintérêt de la fréquentation de ce poète antique. La réalité humaine, parce quelle est à la fois historique et actuelle, – et le remanieur ne manque pas au début du texte de situer Ovide dans un contexte temporel – se présente comme la caution de la vérité. Cest pourquoi notre réviseur affirme dans les expositions historiques la connaissance quassure lexpérience. Les deux domaines sont foncièrement liés car lhistoire représente la somme de ces expériences vécues un jour par des personnages du temps jadis, expériences qui, mises en récit, aideront les hommes dans leur propre vie, à toute époque. Cet aspect est parfaitement illustré dans lexposition sur Callisto :

Ainssi est il, cest chose voire,

Des hommes qui pour mieux attraire

Femmes se deffont de leur fourmes (II, v. 1122-1124).

Lemploi des tournures impersonnelles « ainsi est il », « cest chose voire » et le présent de vérité générale insistent sur le fait que la vérité ne peut être quéprouvée, tangible. Cest pourquoi le nouvel auteur conclut cette même exposition par une formule incontestable : « Or sen garde donc qui est sage / Car certes tel en est lusage » (II, v. 1196-1197). Lexpérience a ici littéralement et métaphoriquement le dernier mot. La mise en relation de la sagesse et de lusage signale que la vérité qui se dégage du texte est empirique et quelle est vraie parce quelle se vérifie dans la réalité. Ladaptateur fait dailleurs reconnaître à Céphale, qui relate son malheur davoir perdu la femme quil aimait, le lien entre lexpérimentation et la sagesse :

143

Si sai bien, par esprouver,

Que ce que on ne veut pas trouver

On ne doit mie aller querant,

Car qui va trop pres enquerant

Il treuve par aventure

Son deuil et sa malle adventure

Et dont aprés il se repent (VII, v. 2455-2461).

Le premier vers, en mettant dun côté le verbe « savoir » et de lautre le verbe « esprouver », suggère que lexpérience est le critère dune connaissance stable, comme le souligne ladverbe « bien », et qui savère utile à soi-même et aux autres. En effet, lemploi du pronom « on » et du présent de vérité générale suggère que tout savoir universel sur le monde découle de son appréhension sensible. Cest encore en ce sens que le remanieur prolonge les paroles de Céphale qui condamne fermement la jalousie, cause de sa mésaventure. Le ton du personnage ressemble à celui du remanieur dans lexposition sur Callisto, par exemple :

Propos de Céphale sur la jalousie

Propos du remanieur sur la fourberie masculine dans lexposition ajoutée sur Callisto

Car jouse damours dire tant

Que qui a tout son cueur donné

En un lieu est tout asené,

Pour ce que aulcun deffaut y treuve,

Que ce vraye amour en li euvre

Que pour tant ne sen retraira

Ne son cueur oster nen pourra,

Si le mectra en grant doulour

Jalousie et trop grant amour

Qui li mectra ou cueur la flame,

Qui li bruira le corps et lame

Ne jamais plus ne si fiera

Ne celle plus ne lamera

Quil aura ou meffait prise. (VII, v. 2462-2475)

Ja ne sera que je men taisse,

Car se femme croit mon conseil,

Je li lo et moult li conseil

Quelle ne croye homme en tel cas.

Selle fait, ne sen doubte pas

Que encore sen repentira

Amerement et maldira

Leure conques homme crut

Ne que telle acointance eut. (II, v. 1181-1189)

Laffirmation de la première personne et de la franchise unit les deux premiers vers « jose damour dire tant » et « ja ne sera que je men taisse ». Lemploi du futur pour mettre en valeur le sort réservé au jaloux dun côté et à la femme trompée de lautre fait également se rejoindre la posture du personnage et celle du remanieur. Comme nous le signalions, ladaptateur termine son interprétation du mythe 144de Callisto en rappelant lusage (« Or sen garde donc qui est sage / Car certes tel en est lusage », II, v. 1196-1197), ce qui tisse encore un lien avec lattitude de Céphale qui sappuie sur sa propre expérience. Enfin, comme ladaptateur qui relate les fables et sen sert pour appuyer sa posture de moraliste, Céphale convoque les aventures des dieux pour asseoir la vérité de son constat :

Se pouvons nous de fait prouver

Et par excemple approuver

De Phebus qui par jalousie

Occit Corinis samie,

Puis se repenti durement.

Aussi avons nous conment

Vulcains prist Venus ou meffait

Et lahonta, dont pour ce fait

La dame moult lan haï,

Dont le doullant sen repenti… (VII, v. 2483-2492)

Céphale fait ensuite le lien, non seulement avec lhistoire des dieux et sa propre histoire, mais aussi avec celle de tout un chacun, comme le fait notre moraliste :

Et plusieurs fois est avenu,

Et avient souvent et menu,

Que mains maris par pou fier

Ont pris fames a espier

Et puis les ont desavoiees

Et bouté hors et mal menees,

Que puis aprés les ont reprisses. (VII, v. 2495-2501)

Il semblerait donc que le réviseur ait pris volontairement la voix de Céphale pour donner à sa condamnation de la jalousie la force persuasive et surtout la vérité dun fait éprouvé. Parce quelle peut être vécue par toute personne, à toute époque (celle dOvide ou celle dun lecteur du xve siècle), lexpérience fonctionne comme un principe véridique. Étant partagée par les hommes de lAntiquité et ceux du Moyen Âge, à linverse du dogme chrétien qui ne pouvait être connu dauteurs païens, elle représente le meilleur lien qui unisse ces deux époques. Le remanieur conçoit donc lempirisme comme un axiome universel et intemporel qui lui permet de faire se rencontrer le monde antique et lunivers médiéval. Lépreuve sensible du monde est désignée comme une source fiable de savoir, comme on le lit dans la fable de Cadmus :

145

Le franc hons par ceste estreve a

Certaine et vraye experiance

Trouvé et certaine science

Que on ne se doit fier pour riens

En Fortune ne en ses biens. (III, v. 748-752)

Lexpérimentation permet à Cadmus denrichir sa connaissance, ce que révèle la rime entre « experiance » et « science ». Le même adjectif « certain » vient dailleurs qualifier les deux termes, invitant à mettre sur un pied dégalité lobservation du réel et son interprétation. Finalement, toute vérité ne sintègre que par une assimilation propre et personnelle de la réalité, ce que permet notamment la fable qui appartient elle aussi au domaine sensible. En cela, elle fait ressentir au lecteur ce quil pourrait lui-même appréhender dans sa propre réalité et laide à constituer les bases dun savoir sur le monde. Ce nest donc pas sans raison que le remanieur encadre son œuvre de la référence au plaisir de la fable. Le plaisir participe du monde sensible, angle sous lequel ladaptateur veut lire les fables. Même sil écrit quil faut comprendre les fables pour pouvoir en dégager un enseignement144, il nexclut pas que lon puisse y prendre plaisir. Il termine dailleurs la fin de sa dernière interprétation par la rime « delitable » et « fable » (XV, v. 1246-1247145). Étant donné que le plaisir de lecture nest nullement exclu de tout louvrage ni des expositions que ladaptateur invente ou augmente, nous pensons que ce dernier conçoit le plaisir comme le premier degré de compréhension des fables. Nous avons analysé laccord de tonalité entre linterprétation et la fable comme la volonté du remanieur de ne pas dévier de lintention ovidienne. Cet aspect est particulièrement manifeste pour les lectures évhéméristes dActéon, de Pasiphaé et de Médée qui ressemblent soit au fabliau, soit au lai, deux genres qui chacun à leur façon sont connus pour leur agrément146. Cest donc aussi que la dimension plaisante du récit est la première condition de laccès au sens caché du texte.

Le remanieur conçoit même quune forme de vérité est accessible sans interprétation, tout en insistant sur le fait que le lecteur qui penserait 146quil ny a pas de sens caché sous la fiction se tromperait. La fable, par son caractère agréable et sensible, représente une voie daccès à la vérité. En effet, le réviseur affirme que

Voirs est qui Ovide prendroit

A la lectre et ni entendroit

Autre sens, autre entendement

Que tel com laucteur grossement

Y met en racontant la fable,

Tout seroit chose mensongable,

Trop poi vallable et trop obscure. (XV, v. 1158-1164).

La référence au sens que « laucteur grossement / y met en racontant la fable » suggère que le sens littéral ne doit pas être rejeté en bloc. Le substantif « entendement » et ladverbe « grossement » riment dailleurs ensemble, ce qui peut renforcer lopposition entre le sens caché et la fiction, mais aussi suggérer quune part de vrai se lit déjà dans la fiction. Comme lénonce J. Pépin, « si la vérité mythologique ne réside pas dans on ne sait quel message secret, il reste quelle-même soit vraie147 ». Contrairement à la version commune de lOvide moralisé, linterprétation évhémériste nest plus un « relais sensible » qui a pour but de préparer lallégorie morale ou tropologique148. Le réviseur conçoit plutôt que le sens littéral de la fable est un moment indispensable et véridique dans le développement de la démarche interprétative : cest le fondement même de lherméneutique des victorins qui sinspirent dailleurs de la lecture par Augustin des « Règles » de Tyconius. Le remanieur retrouve donc une pensée traditionnelle et consensuelle, là où le premier auteur sen détache davantage. Le nouvel auteur considère donc linterprétation littérale comme un texte à part entière qui donne loccasion de développer ou de créer de véritables petites histoires, car « la vérité que cherche lhistorien nest accessible que dans et par le récit légendaire149 », et dans et par toute fiction en général, fût-elle vraie ou fausse. Les fables ovidiennes regorgent de vérités tangibles, comme laffirme le remanieur à la fin du récit de la métamorphose en eau dorée de la rivière où se lave Midas : « [] encors sil est qui lespreuve / En celle riviere or on trouve » (XI, v. 356-357).

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Ainsi, linsistance sur lexpérience comme garantie de la vérité de lexposition ou la rapide mention de lintérêt du sens littéral définit une vérité sensible, basée sur limmanence qui transcende les époques, à linverse du dogme chrétien qui, selon le remanieur, sécarte trop du monde antique.

Le remanieur reprend donc à son compte des traits de la posture auctoriale du premier traducteur-exégète français des Métamorphoses. Il cherche lui aussi à livrer un enseignement moral à son lecteur, à travers le dévoilement des fables. Comme lui, il se fait volontiers moraliste, mais jamais prédicateur. Bien au contraire, sil reprend la voix du premier auteur, cest pour la dévier et la ramener vers des contingences humaines, sociales plutôt que religieuses et spirituelles. La façon dont il prend discrètement la place de lauteur original est le signe dune discussion implicite autour de la notion de vérité, qui constitue le nœud de sa réécriture, voire de sa « contre-écriture ». Cette prise de distance par rapport au clerc anonyme du début du xive siècle lui permet de définir sa propre vision de la vérité des fables : une vérité qui reste toujours proche du sens littéral de cette dernière, qui respecte dun point de vue historique ce que pouvait imaginer Ovide, et qui sadresse à un lecteur universel. Il parvient ainsi à faire la synthèse entre lagrément des fables, la sagesse quelles cachent et la vérité historique qui sen dégage. Comme le second prosateur de lOvide moralisé, qui suivra sa trace en supprimant lui aussi les interprétations spirituelles, il pense que la fable est « une manière poétique et fabuleuse de raconter la réalité et lhistoire150 ».

1 Epistre Othea, éd. G. Parussa, Genève, Droz, 1999, p. 316.

2 Ibid., p. 316.

3 M. Gaggero, « Pyrame et Thisbé, Métamorphoses dun récit ovidien du xiie au xve siècle », Les romans grecs et latins et leurs réécritures modernes, études sur la réception de lAncien roman, du Moyen Âge à la fin du xixe siècle, éd. B. Pouderon, Paris, Beauchesne, 2015, p. 77-124.

4 Christine de Pizan, La Città delle dame, éd. P. Caraffi et E. Jeffrey Richards, Parme, Luni, 1997, p. 384.

5 Ibid., p. 384.

6 Dautres auteurs du xve siècle insistent aussi sur la tromperie amoureuse de ces héros, mais sans que cela ne les entache totalement. Par exemple, Jean de Courcy accuse lui aussi Jason, mais en fait néanmoins une figure du Christ dans sa moralisation. Cest aussi le cas de lauteur de lOvide moralisé original.

7 J.-Cl. Mühlethaler, Énée le mal-aimé. Du roman médiéval à la bande dessinée, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 70.

8 Ibid., p. 60.

9 Ibid., p. 378-380.

10 Ibid., p. 380.

11 Nous renvoyons encore ici aux éclairants travaux de J.-Cl. Mühlethaler, Énée le mal-aimé [], op. cit., p. 105-126.

12 LArs amatoria présente une liste damantes abandonnées dont Médée, Ariane et Didon font partie, mais ce sont surtout les Héroïdes qui inspirent ici nos auteurs.

13 Linsertion dune exposition pour cette fable, qui a pourtant largement été réduite par le remanieur, nous semble tenir à la dimension scandaleuse du propos. La seule façon de justifier lexposé dune telle débauche est den dévoiler un sens en adéquation avec le sujet, sous la forme dune sorte de fabliau.

14 Lauteur de la première mise en prose de lOvide moralisé quant àlui écourte ouvertement le récit quil jugeêtre« si vilain »quil ne peut le recopier (“Ovide moraliséen prose [], éd. citée, p. 225).

15 « Cest a dire que la tristece / COrpheüs ot et la destresse / De ce quil avoit esté cous / Le faisoit estre si jalous / Qua Erudice malle vie / Menoit par sa grant jaloussie. / Selle le laisse oultrement / Et sen fuit selleement. » (X, v. 238-245).

16 Linfluence de Jean de Meun se fait ici sentir. Voir notre article « Tuit voir ne sont pas bon a dire. Ovide et parole proverbiale en langue vernaculaire », Ovide dans la Romania médiévale, éd. M. Possamaï-Pérez et I. Salvo-Garcia, CRMH, 41, 2021-1, p. 103-116.

17 Ici et au v. 1150, il ne faut pas lire le verbe aleger mais aleguer.

18 Christine de Pizan, Le Livre du duc des vrais amants, éd. et trad. D. Demartini et D. Lechat, Paris, Honoré Champion, 2013.

19 Ibid., l. 70-72, p. 336.

20 Ibid., l. 199-201, p. 346.

21 Ibid ., l. 193-194, p. 346.

22 Ibid., l. 205-206, p. 346.

23 Ibid., l. 252-253, p. 348.

24 J. Cerquiglini-Toulet, La couleur de la mélancolie [], op. cit., p. 52.

25 Ibid., loc. cit.

26 Ibid., p. 53.

27 Christine de Pizan, Le Livre des epistres du debat sus le Rommant de la Rose, éd. A. Valentini, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 125.

28 Ibid., p. 125.

29 Ibid ., p. 116.

30 Ibid., p. 127.

31 P.-Y. Badel, Le roman de la Rose au xive siècle, op. cit., p. 177.

32 Cette polémique a circulé sous la forme dun texte intitulé les Epistres du debat sus le Rommant de la Rose, dans lequel Christine de Pizan a publié ses interventions lors de cette querelle. Christine de Pizan, Le Livre des epistres du debat sus le Rommant de la Rose, éd. A. Valentini, Paris, Classiques Garnier, 2014.

33 Christine de Pizan, Le Livre du duc des vrais amants, éd. citée, p. 43.

34 Christine de Pizan, Épître dOthea, préf. J. Cerquiglini-Toulet, trad. H. Basso, Paris-Cologny, PUF-Fondation Martin Bodmer, 2008, p. 17.

35 Ibid., p. 17.

36 Ibid., p. 17.

37 J.-Y. Tilliette, « Pourquoi Bellérophon ? [] », art. cité, p. 161.

38 Le récit se conclut ainsi : « En tel maniere sont finé / Li dui amant par loiauté » (éd. E. Baumgartner, v. 888-889, correspondant à éd. C. De Boer, IV, v. 1150-1153). E. Baumgartner affirme que dans le texte « le narrateur ne juge jamais la conduite des deux jeunes gens, soulignant au contraire combien étaient faits lun pour lautre ces amants si “loyaux” » (Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena. Trois contes du xiie siècle français imités dOvide, éd. et trad. E. Baumgartner, Paris, Gallimard, 2000, p. 17). Nous faisons ici référence à lédition dE. Baumgartner car C. De Boer séloigne pour ce passage de la version telle quil la trouve dans A1. Il reprend le texte dun lai du xiie siècle au lieu de transcrire A1. Cest E. Baumgartner qui édite A1.

39 Dans lédition du Piramus et Thisbé dE. Baumgartner, qui ne séloigne pas ici du texte du témoin A1 de lOvide moralisé, le couplet complet est le suivant « Tart revienent a lor ostaulz / Car li despartirs lor est maulz » (éd. E. Baumgartner, v. 55-56 correspondant à éd. C. De Boer, IV, v. 287-288). Le second vers est remplacé par « Longuement fu leur deduit tielz » dans Z.

40 Voir p. 30. Nous rappelons quune exposition historique existe déjà dans lOvide moralisé initial, mais elle se situe au milieu de séries dallégories, si bien que le remanieur a pu ne pas y prêter attention.

41 P. Deleville, « Christine de Pizan, lectrice de lOvide moralisé, mais lequel ? », Postérités de lOvide moralisé, éd. C. Gaullier-Bougassas et M. Possamaï-Pérez, Turnhout, Brepols, à paraître.

42 Le Roman de la Rose, éd. citée, v. 5759.

43 Le Roman de la Rose, éd. citée, v. 5766.

44 « Nature les i fait voer / Force leur fait, cest chose voire » (v. 5776-5777).

45 M. Zink, Littérature française au Moyen Âge, op. cit., p. 259.

46 Epistre Othea, éd. citée, allegorie XXIV, l. 45-46, p. 236.

47 Des éléments de comparaison sont développés dans P. Deleville, « Christine de Pizan, lectrice de lOvide moralisé [] », art. cité.

48 Nous pensons pourtant quil a pu diminuer les accents lyriques de la fable pour réduire le scandale de cet amour incestueux.

49 S. Cerrito, LOvide moralisé en prose (version brugeoise). [],t. I, p. LXX.

50 Le terme « avoultire » est tout de même employé plus loin dans Z.

51 Ladaptateur ôte ces vers : « Donnez moi signe que len croie / Que ma mere sous fausse image / Ne vueille couvrir son putage / Et que je soie vostre filz » (éd. C. De Boer, II, v. 78-81).

52 Roman de Thèbes, éd. citée, v. 439-441.

53 « [] Quant celle lentant, / A terre pasmee sestant » (IX, v. 1283-1284). Ces vers sopposent à ceux du Roman de Thèbes : « Quant la dame cest los oÿ / Mout fu liee si sesjoï »(v. 459-460).

54 Christine de Pizan, Le livre des epistres du debat sus le Rommant de la Rose, éd. citée, p. 130.

55 Boccace, Les femmes illustres, De Mulieribus claris, éd. V. Zaccaria et trad., intro. et notes J.-Y. Boriaud, Paris, Les Belles Lettres, 2013.

56 Christine de Pizan, La città delle dame, éd. citée.

57 Martin le Franc, Le champion des dames, éd. R. Deschaux, Paris, Honoré Champion, 1999.

58 Ibid., p. IX.

59 Boccace, Les femmes illustres, De Mulieribus claris, éd. citée, p. xix.

60 On pourrait lire derrière cette conclusion linfluence ou les prémices du débat sur le Roman de la Rose, qui porte, entre autres, sur le fait que Jalousie, chez Jean de Meun, calomnie les femmes. Christine de Pizan reproche ainsi à cet auteur dinviter à faire le mal plutôt que le bien dans la mesure où, selon elle, le discours de Jalousie incite les hommes trompés à « decevoir » à leur tour. Pour sopposer à cela, elle objecte que « mains est mal, a realment parler, estre deceu que decevoir, car trop est pire le vice de propre malice que cellui de simple ignorance ». Le remanieur prend donc une fois de plus position contre Jean de Meun.

61 Le remanieur évoque ce danger à travers le constat quasi proverbial : « Si puet on voir que mout pesant / Haïne est de dame puissant » (III, v. 651-652). Le rédacteur de la seconde mise en prose de lOvide moralisé en arrive aux mêmes conclusions, mais à propos de la façon dont Junon a rendu Tirésias aveugle : « Bien puet chascun par ceste fable apparcevoir que perilleuse chose est hayne de poissant femme. Femme na point de conscience de celluy nuyre qui sa voulenté ne lui fait ou accorde, ce quil lui plaist soit droit soit tort, sens ou folie, mais quelle sen puisse vengier. Et pour ce, celui qui est en dangier de femme, se garde de dire ne de faire chose qui lui soit contraire, car elle par quelque engin [fo 34voa] len pugnira sans regarder à quel fin elle en pourroit venir. » (S. Cerrito, LOvide moralisé en prose (version brugeoise). [], éd. citée, tome II, III, 12).

62 Boccace, Les femmes illustres, De Mulieribus claris, éd. citée, p. xvi-xvii.

63 Nous avons particulièrement développé cet aspect dans notre article « The Ovide “re-moralisé”: the Z rewriting of the Ovide moralisé », Ovid in the Vernacular. Translations of the Metamorphosis in the Middle Ages & Renaissance, éd. G. Pelissa Prades et M. Balzi, Medium Aevum Monographs, 39, 2021, p. 273-283.

64 Christine de Pizan, LEpistre au dieu damours, Œuvres poétiques de Christine de Pisan, 1891, v. 477.

65 On pense à la ballade XXIX Comment Dyanira mist a mort Hercules.

66 Boccace, Les femmes illustres, De Mulieribus claris, éd. citée, p. XXIII.

67 Ibid., p. XXII.

68 M. Zink, La littérature française au Moyen Âge, op. cit., p. 138.

69 Nous remarquons dailleurs quil privilégie des emprunts à ce type de littérature.

70 Nous ne réduisons pas ici lauteur original de lOvide moralisé à un prédicateur. Nous utilisons seulement le terme pour opposer deux postures, mais nous partageons bien sûr lavis des amateurs de lœuvre qui apprécient la valeur poétique des moralisations.

71 Sur la question de la persuasion, et dune forme proche de celle du sermon, nous renvoyons aux études de M.-R. Jung (« Aspects de lOvide moralisé », art. cité), J.-Y. Tilliette (« LÉcriture et sa métaphore. Remarques sur lOvide moralisé », art. cité) et M. Possamaï-Pérez (LOvide moralisé [], op. cit., p. 789-835).

72 P. Deleville, « From the Ovide moralisé to an Ovide “re-moralisé” », éd. G. Pellissa et M. Balzi, à paraître.

73 « Qui au morel sens veut descendre / Par ses ·iii· seurs peut on entendre / Que ·iii· filles voirement furent. Jadis [] » (IV, v. 1703-1706). Dans tous les manuscrits Z, nous lisons bien « morel », qui de toute évidence se rattache à « moral ».

74 DMF : http://www.atilf.fr/dmf/definition/moral1, consulté le 19 octobre 2018.

75 F. Pomel, Les voies de lau-delà et lessor de lallégorie au Moyen Âge, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 153.

76 Isidore de Séville, Étymologies, I, 41, PL 82, 122.

77 B. Guenée, Histoire et culture historique dans lOccident médiéval, Paris, Aubier, 1980, p. 27.

78 Cités par B. Guenée, ibid., loc. cit. D. Burghgraeve a très bien étudié le statut dhistorien de Jean Courcy, De couleur historiale et doudeur de moralité [], op. cit.

79 Daprès le DMF, « moralité » a la même signification que notre actuelle « moralité » qui désigne selon le TLFi le « caractère de ce qui est conforme aux principes, à lidéal de la conduite », assez proche de la définition du DMF « enseignement, domaine relatif aux mœurs, aux comportements, à la morale », http://www.atilf.fr/dmf/definition/moralité et http://www.cnrtl.fr/lexicographie/moralit%C3%A9, consultés le 4 septembre 2018.

80 J.-C. Payen, Histoire de la littérature française, Le moyen Âge, op. cit., p. 47.

81 M. Possamaï-Pérez, LOvide moralisé [], op. cit., p. 326-333.

82 La définition du mot en moyen français exprime cette ambivalence. Le DMF le définit comme un « récit dévénements réels ou imaginaires », http://www.atilf.fr/dmf/definition/histoire, consulté le 4 septembre 2018.

83 Voir notamment une analyse de lexposition sur Actéon, dans P. Deleville, « Une réécriture de lOvide moralisé [] », art. cité, p. 208-209.

84 « ·i· jour a ses fenestres vint, / La sapuya et la se tint » (VIII, v. 357-358).

85 On pense, par exemple, aux lais ou aux détournements de ce motif stéréotypé dans les fabliaux tels que Celle qui fut foutue et défoutue pour une grue, ou dans La Prise dOrange, quand Guillaume, qui sennuie à Nîmes, voit arriver depuis sa fenêtre le chevalier Guibert, qui sest enfui dune prison dOrange et lui parle de la princesse Orable, dont Guillaume tombe amoureux.

86 J.-Y. Tilliette estime que lauteur de la version originale emprunte lui aussi les formes du fabliau ou du conte édifiant dans ses moralisations, ce que reprend et développe le remanieur. Cf. J.-Y. Tilliette, « Pourquoi Bellérophon ? [] », art. cité, p. 155.

87 Contrairement à son habitude, le remanieur conserve ici la référence à la « joie pardurable », à lenfer et à la « pardurable paine ».

88 M.-R. Jung, « Ovide, texte, translateur [] », art. cité, p. 87.

89 Ibid., p. 90.

90 Ibid ., p. 90.

91 Ibid., p. 90. Par « inédite », nous renvoyons une fois de plus au fait que lexplication ne se trouve pas dans la version commune de lOvide moralisé. M.-R. Jung ne précise pas à quelle source pourrait ici puiser le remanieur. Nous ne trouvons pas déléments qui se rapprochent de cette exposition chez le Mythographe du Vatican II, chez Arnoul dOrléans, chez Jean de Garlande qui traitent du mythe. Giovanni del Virgilio rappelle la métamorphose de Jupiter, mais sintéresse surtout à ce que représente lourse, contrairement à notre remanieur. Pierre Bersuire fait le pont avec la réalité actuelle (Sic videtur hodie accidere), comme le fait aussi notre auteur. Néanmoins, il assimile ce qui est arrivé à Callisto à un revers de Fortune et nanalyse pas vraiment la métamorphose de Jupiter, mais se concentre plutôt sur le fils de Callisto quil assimile aux carnales et mundanos amicos.

92 M.-R. Jung, « Ovide, texte, translateur [] », art. cité, p. 90.

93 Ibid., p. 92.

94 Ibid., p. 89.

95 Ibid ., p. 89.

96 Cet aspect est notamment mis en valeur par G. Doutrepont qui montre comme les prosateurs justifient leur pratique dans le prologue, parce quils « jugent nécessaire dindiquer la façon dont ils ont refait la matière originale », Les mises en prose [], op. cit., p. 469.

97 Histoire de Gérard de Nevers [ ] , éd. citée, p. 106.

98 Le prologue débute de la façon suivante : « A lonneur et louenche de la tressaincte Trinité : Pere, Filz et Saint Esperit, pour obeïr au bon plaisir et commandement de tres hault et excellent prince et mon tres redoubté seigneur René, par la grace de Dieu roy de Jherusalem et de Sicille [] sans moy nommer pour vaine gloire eschiver, me suis mis à convertir de rime en prose le grant livre dOvide nommé Methamorphose », Ovide moralisé en prose (texte du quinzième siècle), éd. citée, p. 42.

99 Nous avons déjà vu en introduction que le nom « allegorie » relève ici de linterprétation spirituelle.

100 S. Cerrito, LOvide moralisé en prose (version brugeoise) [], éd. citée.

101 On pense, par exemple, à la façon dont le premier auteur qualifie le sens typologique de la fable dActéon de « plus noble et de meilleure sentence » (éd. C. De Boer, III, v. 604-605), par opposition à lexposition historique. Lallégorie religieuse du mythe de Byblis lemporte aussi dun point de vue qualitatif sur linterprétation concrète du mythe, puisque « Sentence y a mieudre et plus saine » (éd. C. De Boer, X, v. 2550).

102 Cependant, une nuance mérite dêtre apportée dans lemploi de la désignation « pure vraie histoire » pour ce passage, dans la mesure où le syntagme « vraie istoire » peut tout simplement désigner la matière troyenne, comme dans les mises en prose du Roman de Troie.

103 Le récit de la mort dHector est introduit par la rubrique La maniere coment Ovide met que Achilles occist li preux Hector (XII, 2692rubr.), ce qui met déjà à distance ce récit. Dans lajout qui suit cette narration, le réviseur rappelle ceci : « Or vous ai dit et raconté / Conment Achilles ot dombté / Hector, si conme Ovide compte, / Mes aussi conme il le raconte / (Et se vuil je prendre a prover) / Fait son dit trop a reprover / Par la pure vraie histoire / Qui est aprovee estre voire, / Si com le Troien le devisse / Qui raconte par autre guisse / La mort dEctor et la proesce » (XII, v. 2972-2982).

104 M.-R. Jung, « Ovide, texte, translateur [] », art. cité, p. 89.

105 http://www.atilf.fr/dmf/definition/proprement, consulté le 3 septembre 2018.

106 Notons que le syntagme « le droit sens » est repris dans lexposition amplifiée de la fable de Médée, ce qui signale bien que la question de la vérité interprétative est un point crucial de la réécriture : « Mes qui au droit san veult tendre / Ainssi doit la fable entendre »(VII, v. 729-730).

107 Un accessus est censé présenter les sept points suivants : causa suscepti operis, titulus, materia, intentio, modus tractandi, utilitas, philosophie suppositio, B. Roy, Lart damours, traduction et commentaire de lArs amatoria dOvide, Leiden, Brill, 1974, p. 40-41.

108 Cet aspect est développé p. 125-128.

109 Pour ces dénominations et leur emploi, nous renvoyons à lintroduction.

110 J. Pépin, Mythe et allégorie : les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, op. cit., p. 126.

111 M. Possamaï-Pérez, LOvide moralisé [], op. cit., p. 383.

112 Nous lavons déjà évoqué pour linterprétation du mythe de Sémélé, voir p. 123.

113 M. Possamaï-Pérez, LOvide moralisé [], op. cit., p. 384.

114 La pensée de cet auteur sera reprise par Lactance (fin du iiie-début du ive s. ap. J.-C.), Servius (ive s.), Fulgence (v-vie s.), Eusèbe (ive s.), Jérôme (fin du ive-début du ve s.), saint Augustin (ve s.), Isidore de Séville (vie s.) et les Mythographes du Vatican.

115 J. Pépin, Mythe et allégorie [], op. cit., p. 57.

116 Ibid., p. 12.

117 Ibid., p. 13.

118 Ibid., p. 13.

119 Ibid., p. 13.

120 On la retrouve déjà dans lOvide moralisé original. Par exemple, la fable de lenlèvement dEurope par Jupiter métamorphosé en taureau est rationalisée par le rapt de la jeune fille dans un bateau qui avait la forme dun taureau. Lexposition permet donc dextraire toute invraisemblance de la fable, comme le fait de se métamorphoser.

121 S. Cerrito, « Entre Ovide et Ovide moralisé[] », art. cité, p. 166.

122 Ibid., p. 166.

123 Nous abordons déjà cet aspect en première partie, p. 40-49.

124 B. Guenée, Histoire et culture historique dans lOccident médiéval, op. cit., p. 28. Pour cet aspect nous renvoyons aux p. 120-124.

125 A. Strubel, « Grant senefiance a »[], op. cit., p. 89.

126 Nous qualifions lexposition d« inédite » car elle ne se lit pas dans les autres témoins de lOvide moralisé, et parce que nous ne trouvons pas son équivalent chez les mythographes qui constituent habituellement les sources auxquelles puise le premier auteur. Dans Z, Pygmalion méprise les femmes qui couchent avec les hommes. Pour cette raison, il souhaite vivre chastement. Mais sa nature humaine le contraint malgré lui à vouloir aimer et à se marier. Il imagine alors la femme de ses rêves, et cest à cause de cette imagination que la fable évoque la statue quil avait faite. Il rencontre un jour la femme dont il tombe amoureux, mais elle refuse ses avances, comme une statue de bois, de pierre ou divoire. Désespéré, le héros prie Vénus de laider : la belle est finalement touchée par les prières du jeune homme et consent à lépouser. Lactance, Arnoul dOrléans, Jean de Garlande, qui interprètent le mythe, ne développent pas un tel récit et nen partagent pas les traits. Lactance répète la trame de la fable ; Arnoul dOrléans dit que le héros a vraiment fait une statue divoire dont il se servit comme dune vraie femme ; Jean de Garlande oppose le monde idéal au monde qui devient matériel.

127 Nous pensons ici au prologue du Gargantua, dans lequel Rabelais désigne, pour se moquer, lauteur de lOvide moralisé comme un « vrai coquelardon ». François Rabelais, Gargantua, éd. critique de J. Céard, G. Defaux et M. Simonin, Paris, Le livre de poche, 1994, p. 9.

128 Boccace, LaGénéalogie des Dieux païens (Genealogia Deorum gentilium) [], trad. cit., p. 42.

129 P. Pionchon, « La Généalogie des dieux païens entre le Décaméron et les nouvelles des humanistes du premier xve siècle », Cahiers détudes italiennes, 10, 2010, p. 55-78, part. p. 57.

130 Boccace, LaGénéalogie des Dieux païens (Genealogia Deorum gentilium) [], trad. cit., chap. xiv, p. 48.

131 P. Pionchon, « La Généalogie des dieux païens[] », art. cité, p. 61.

132 M.-R. Jung, « Les éditions manuscrites de lOvide moralisé », art. cité, p. 274.

133 A. Strubel, « Grant senefiance a » [], op. cit., p. 25-26.

134 Ibid., p. 25.

135 A. Strubel, La Rose, Renart et le Graal [], La littérature allégorique en France au xiiie siècle, Honoré Champion, Paris, 1989, p. 66.

136 Cet aspect est très bien traité dans larticle dI. Salvo García, « Les Métamorphoses et lhistoire ancienne en France et en Espagne (xiiie-xive s.) : lexemple des légendes crétoises (Mét. VII-VIII) », Ovidius explanatus [], op. cit., p. 235-258. M. Possamaï-Pérez signale que lauteur délaisse de plus en plus les interprétations « concrètes » au fur et à mesure quil avance dans son œuvre, comme sil considérait désormais son lecteur comme assez averti pour ne plus lui ménager de « relais sensible » vers les vérités intelligibles. On pourrait également penser, pour le cas particulier de la fable de Pasiphaé, que labsence dinterprétation dans la version originale est liée au fait quil sagit dune fable uniquement contre-nature et non pas surnaturelle. Cest notamment la façon dont Servius définit la fable de Pasiphaé : Et sciendum est inter fabulam et argumentum, hoc est historiam, hoc interesse, quod fabula est res contra naturam, sive facta sive non facta, ut de Pasiphae (Aen., 1, 235). Ces propos sont repris par R. Blumenfeld-Kosinski, qui explique que lauteur (original) na pas proposé de lecture historique pour coller à ses desseins moraux. Si lexposition historique avait rationalisé la fable en faisant du taureau un simple homme, alors il ny aurait quune situation dadultère et non plus lacte contre-nature sur lequel sappuie lauteur pour condamner le comportement de Pasiphaé dans les allégories, cf. R. Blumenfeld-Kosinski, « The Scandal of Pasiphae : Narration and Interpretation in the Ovide Moralisé », Modern Philology, 93, 1996, p. 307-326.

137 M. Possamaï-Pérez, LOvide moralisé [], op. cit., p. 387. A. Strubel définit de la même façon « le premier stade de la vérité » dans lOvide moralisé, cf. « Allégorie et interprétation dans lOvide moralisé », art. cité, p. 152.

138 Pour une édition et traduction du texte, voir Un commentaire médiéval aux Métamorphoses. Le Vaticanus Latinus1479. Livres I à V, texte établi, introduit et annoté par L. Ciccone et traduit par M. Possamaï-Pérez, collab. P. Deleville, Paris, Classiques Garnier, 2020.

139 Les actes de cette journée détudes sont accessibles dans CRMH, 41, op. cit.

140 D. Boutet, Formes littéraires et conscience historique, aux origines de la littérature française 1100-1250, Paris, PUF, 1999, p. 114.

141 Nous rappelons ici quIole et Déjanire, la véritable épouse dHercule, sont confondues.

142 Les poètes du xve siècle accordent aussi de limportance à lexpérience, cf. D. Poirion, Le poète [], op. cit., p. 582. Nous ne savons pas sil faut rattacher la démarche de notre remanieur à cette tendance. Il nous semble quil sagit plutôt dune posture topique et non pas de lexpression dune parole singulière.

143 Ovide, LArt daimer, éd. et trad. H. Bernecque, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 3, v. 29-30.

144 « Mes ·i· chascun y peut apprendre / Asés sanz, si les set conprendre » (XV, v. 1205-1206).

145 « Aus rudes mesmes, qui le sens / Nentendent pas, sont il [les récits fabuleux] plaisant, / Car la matiere est delitable / Et plaisant a oïr la fable » (XV, v. 1209-1212).

146 Pour sen persuader, il suffit de consulter le prologue de certains lais et fabliaux. Par exemple, au début du lai de Milon, nous lisons que « Ki divers cuntes vuelt traitier / diversement deit comencier / e parler si raisnablement / que il seit plaisible a la gent » (v. 1-4), Lais de Marie de France, éd. Karl Warnke, trad. L. Harf-Lancner, Paris, Lettres gothiques, 1990.

147 J. Pépin, Mythe et allégorie [], op. cit., p. 58.

148 M. Possamaï-Pérez, LOvide moralisé [], op. cit., p. 365.

149 P. Demats, Fabula [], op. cit., p. 13.

150 S. Cerrito « LOvide moralisé mis en prose à la cour de Bourgogne », art. cité, p. 114.