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Classiques Garnier

Avant propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Mémoires du général Toussaint Louverture
  • Pages : 9 à 13
  • Collection : Bibliothèque du xixe siècle, n° 9
  • Thème CLIL : 3440 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- XIXe siècle
  • EAN : 9782812445156
  • ISBN : 978-2-8124-4515-6
  • ISSN : 2258-8825
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4515-6.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 14/10/2011
  • Langue : Français
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Avant propos

« Une fois pris, Toussaint Louverture est mort sans proférer une parole. Napoléon, une fois sur son rocher, a babillé comme une pie ; il a voulu s’expliquer », écrivait Balzac en 1840. Ce que le romancier admiratif ne savait pas encore, ce que la grande majorité des lecteurs de la Comédie humaine n’aurait su deviner, n’étant pas dans le secret de l’Histoire, c’est que Toussaint avait parlé dans sa prison, et qu’un historien haïtien, Joseph Saint-Rémy, à moitié enterré dans son exil en France, allait plonger dans le cimetière des cartons des Archives impériales pour que surgisse pour la première fois, en 1853, la voix coffrée, la parole d’outre-tombe de ce général noir français désespérément révolté, dont le général Leclerc avait dit à Denis Decrès, ministre de la Marine, qu’aucune prison au monde n’était trop sûre, ni trop à l’intérieur de la France pour le garder. Ce travail de mémoire, tel une sorte de catabase, Saint-Rémy l’avait accompli seul, sans personne. Et mon travail à moi, plus collectif, ne fera que redonner à ce mémoire de Toussaint, depuis longtemps désenseveli, mais longtemps méconnu, une nouvelle clarté.

En opposant la volubilité de Napoléon au silence exemplaire de Toussaint, Balzac ne s’est pas tout à fait trompé. Car, emmuré « secrètement » dans le Jura dès septembre 1802, se sentant la langue « coupée », Toussaint n’avait pratiquement plus le droit de parler, ni d’écrire, à mesure que la fin s’approchait inexorablement. Son mémoire, écrit de sa propre main dans une langue métissée (français-créole) qu’il s’est lui-même forgée, ensuite dicté à d’autres, est son dernier mot ; c’est à sa façon une tentative de reprendre d’assaut l’Histoire une fois exilé en France, et non un vague codicille à son testament politique.

Sans doute le parcours extraordinaire de Toussaint Louverture comporte-t-il cette part de vérité qui interpelle ceux qui veulent un tant soit peu démêler l’énigmatique révolte des esclaves de Saint-Domingue, saisir la vérité du passé d’esclavage et la lutte obstinée de tous ces corps humains aspirant, contre une formidable machine de dépersonnalisation,

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au simple droit d’être et de vivre librement, même au mépris de la mort. La légende de la Révolution haïtienne est l’histoire perdue de ceux-là mêmes qui sont devenus depuis très longtemps des ombres parmi les ombres, qui n’ont laissé aucune trace écrite de leur baptême, aucun témoignage de leur combat impossible ; des morts glorieux qui n’ont parfois guère de noms propres. Toussaint s’est donné un nom, c’est son seul vrai nom : Louverture.

Fort de Joux, reproduit en noir et blanc dans les vieux manuels scolaires d’antan, lieu sinistre, inimaginable et presque hanté, c’était la prison et la tombe de Toussaint Louverture ! Même aujourd’hui, transformé en une sorte de sympathique musée, c’est un endroit triste ; ses murailles conservent encore un air sombre et glacial qui est finalement le pire des supplices que l’on puisse infliger à un nègre avide de gloire, d’honneurs et de pouvoir, qui, étant né et élevé à Saint-Domingue, n’a peut-être jamais vécu ni dans le silence hivernal ni dans la solitude forcée.

Lire les mémoires de Toussaint écrits au Fort de Joux, ne serait-ce qu’une seule fois, efface tout ce que la tradition hagiographique avait dit de lui. On réalise enfin à quel point cet homme avait été enterré sous une litanie de mots et d’images aussi insignifiantes qu’invérifiables : un surnom flétrissant (« fatras bâton »), une origine princière peu probable (« fils de Gaou Guinou, roi des Alladas ») et enfin une fabuleuse déclamation qu’on lui prête au moment de sa capture (« En me renversant, on n’a abattu à Saint Domingue que le tronc de l’arbre de la liberté des Noirs ; il repoussera par les racines, parce qu’elles sont profondes et nombreuses »). Or, peu de gens savent que Toussaint avait des sœurs, des frères (dont l’un était un militaire tout aussi aguerri) et plusieurs enfants, que c’était un homme d’État qui accordait une importance capitale à l’Histoire et à l’opinion de la postérité, un lecteur de la Bible qui s’intéressait aux vies célèbres, un écrivain qui concevait le goût immodéré du vouloir et du pouvoir écrire, et que c’est cette volonté d’écrire, même en prison, qui irritait le plus ses adversaires ; et qu’enfin il avait d’un seul trait, sans la moindre rature, rédigé des Mémoires où il revendiquait avec une assurance propre aux mémorialistes son rôle incontournable dans le développement de la colonie française de Saint-Domingue, exigeait sa part de gloire inégalée, dénonçait sa cuisante défaite face aux troupes de Leclerc et trouvait le courage de mourir avec dignité. Mais soulignons qu’au bas de la dernière page de toutes

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les versions manuscrites des mémoires qu’il avait sous les yeux au Fort de Joux, Toussaint avait lui-même ajouté un paragraphe dans lequel il s’adressait directement au Premier consul, donnant ainsi à voir à son lecteur sa main politique, du moins apposant son sceau pour la postérité.

Servir ainsi l’acte mémorial de Toussaint n’amoindrit en aucune façon la destinée inouïe d’hommes d’action comme Christophe, Dessalines, Pétion, Cappoix, qui n’avaient rien écrit, même si leurs exploits révolutionnaires ont fait parler d’eux, et cela depuis deux siècles, par maints historiens de grand talent. À vrai dire, notre fascination pour l’histoire écrite de Toussaint est une envie secrète de faire parler les statues de la liberté. Je parle certainement de toutes ces gigantesques statues des héros de l’Indépendance trônant au Champs de Mars de Port-au-Prince, qui soulevaient en moi depuis l’enfance un vague mélange de terreur sublime et de fantasme. C’étaient pour moi, depuis toujours, des êtres irréels, fusions de marbres et de mots, êtres de sang et de feu, qu’on ne pouvait regarder que d’en bas et encore de très loin.

Il faut avant tout rendre un vibrant hommage posthume, ô combien mérité, à l’un des plus grands historiens de la Révolution haïtienne, Joseph Saint-Rémy (des Cayes), qui démontra que l’apprentissage des mémoires n’est jamais un geste sûr, que la corvée solitaire dans les archives exige un minimum de patience et beaucoup d’abnégation. Il avait parfaitement conscience, malgré les pires épreuves de l’exil et la solitude souveraine qui assaille tout archiviste historien, de la place unique qui revient au testament politique de Toussaint Louverture dans l’histoire universelle. Notre nouvelle édition des Mémoires de Toussaint Louverture n’aurait nullement été possible sans son geste prophétique.

Les premiers états de mes recherches ont été présentés, en mars 2003, au Colloque International « Toussaint Louverture au rendez-vous avec l’Histoire Universelle », qui commémorait le bicentenaire de sa mort, ensuite dans un article paru dans le numéro spécial « The Haiti Issue : 1804 and Nineteenth-Century French Studies », Yale French Studies (2005). D’autres étapes dans le déchiffrement et l’analyse génétique du manuscrit original de Toussaint ont fait l’objet de plusieurs communications et de débats extrêmement enrichissants avec le public dans des colloques, ainsi au « 1804-2004 : Legacies of the Haitian Revolution » à l’université du Wisconsin (2004), lors de la 12e rencontre annuelle de la FIGSA

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Conference (Ohio State University’s French and Italian Graduate Student Organization), en avril 2006, à la William Andrews Clark Memorial Library de l’UCLA en octobre 2009 (fructueuses noces d’historiens et de littéraires organisées par Jeremy Popkin), au département de littératures et de langues romanes de l’Université de Chicago au printemps 2008, aux colloques annuels du Nineteenth-Century French Studies à l’Université d’Arizona en 2003, et à Vanderbuilt, en automne 2008, plus récemment au séminaire « Translating Slavery : Gender and Race in French Women’s Writing, 1783-1823 » dirigé par Doris Kadish à l’Université de Georgie (Athens) en avril 2009. Toutes ces rencontres, qui représentent de véritables aubaines intellectuelles, m’ont permis de disséminer, d’éclaircir et d’affermir mes propos. Que tous ceux et celles que j’ai eu eu l’opportunité d’y croiser trouvent ici la marque de ma fidèle gratitude. Sans la démonstration de leur active curiosité et leur collégial encouragement, notre entreprise aurait été vaine.

Cette édition est redevable, du début jusqu’à la fin, à l’attention bienveillante de nombreux collègues, chercheurs et amis venant de partout. Une dette de reconnaissance devrait aller à tous les historiens d’hier et d’aujourd’hui, fréquentés de près ou de loin, qui ont creusé patiemment dans l’histoire de Saint-Domingue et dans la vie de Toussaint (Ardouin, les frères B. Auguste, de Cauna, Débien, Dubois, Fouchard, Fick, Geggus, Garrigus, Madiou, Moïse, Nemours, Pauléus-Sannon, Pluchon, Jeremy Popkin, Schœlcher, pour ne nommer que ceux-là). Car leurs travaux servent de phares à quiconque cherche à entrer dans le labyrinthe du Premier des (Mémorialistes) Noirs. Je ne dois pas oublier Deborah Jenson (qui traduisit et publia une première ébauche de cette recherche dans son numéro spécial sur Haïti de la revue Yale French Studies en 2005), Ora Avni, David Bell, Vincent Descombes, Ziad Elmarsafy, John Erickson, Josué Harari, Jean Jonassaint, Doris Kadish, Suzanne Pucci, Larry Schehr, Thoraya Tlatli et Keith Walker.

Je remercie également tous les bibliothécaires et archivistes de la Bibliothèque nationale de France, des Archives nationales (Paris), du Centre des Archives d’outre-mer à Aix-en-Provence qui, à un moment ou à un autre, m’ont permis de poursuivre sans trop de difficulté des consultations pratiquées souvent à l’aveuglette.

Mes plus sincères remerciements vont également à la National Endowment for the Humanities qui, en 2008, a su voir l’utilité de la

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publication du manuscrit de Toussaint en m’apportant son généreux soutien financier pour sa réalisation, au Center for the Study of Race, Politics and Culture à l’Université de Chicago, en 2010, au Doyennat de l’Université du Kentucky, en 2005 et 2006, qui ont contribué au financement de plusieurs séjours à l’étranger sans poser d’autres conditions que de voir le manuscrit imprimé.

Enfin, je remercie la doyenne Martha Roth de l’Université de Chicago qui m’a ouvert ses bras tutélaires, tous mes collègues au département de Romance Languages and Literature qui m’ont manifesté leur pleine confiance et un indéfectible soutien autant amical qu’intellectuel : Philippe Desan, Vincent Descombes, Daisy Delogu, Alison James, Robert Morrissey, Françoise Meltzer, Larry Norman et plus particulièrement Thomas Pavel dont l’inépuisable générosité a assuré la réussite finale de ce projet.

Pour Marilou E., Franck et Magalie H., Joël P., qui plaidaient, dès 2002, pour que je fasse quelque chose pour Toussaint, c’est-à-dire sur Toussaint. Voici où nous mène leur amicale provocation à la veille du bicentenaire de sa mort.

Enfin, je dédie ces pages à ma tendre mère, Marie-Élimise, ma famille, Magdala et mes amis qui vivent en dehors de la profession. Qu’ils recueillent l’humble fruit d’une plume qu’ils n’ont jamais cessé de patronner de leur indéfectible affection.

À la mémoire de mon père.