Aller au contenu

Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Mémoires. (1628-1708)
  • Pages : 13 à 17
  • Collection : Correspondances et mémoires, n° 2
  • Série : Le Grand Siècle, n° 1
  • Thème CLIL : 3639 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Art épistolaire, Correspondances, Discours
  • EAN : 9782812441943
  • ISBN : 978-2-8124-4194-3
  • ISSN : 2261-5881
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4194-3.p.0013
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 14/10/2011
  • Langue : Français
13

Préface

Daniel de Cosnac n’est pas Bossuet dans la majesté et l’efficacité de son discours, dans le rayonnement religieux qu’il diffuse à son époque ; il n’a pas le talent de Retz ou de Saint-Simon (dans la description, le portrait, l’imagination, l’amplitude de la narration, des images…) mais ce « politique » tourné vers lui-même, vers l’avenir du royaume et de l’Église sait nous instruire et nous divertir selon un programme classique (et commun aux mémorialistes) qu’il revendique dans un pacte de lecture inscrit dès la première page de la première version. Rédigés du point de vue de sa chair (son corps malade dont il fait rire) et du haut de la chaire (le mémorialiste s’inscrit en tant qu’ecclésiastique dans son ouvrage), les Mémoires se sont ouverts à nous dans leur évidence de récit historique sans doute, mais surtout dans leur dimension singulière : la vie d’un « particulier », comme se présente lui-même l’auteur. Et plus encore que la vie d’un homme dans l’histoire, il s’est agi d’étudier l’écriture1 de cette vie, écriture où s’expose et se tapit à la fois le rapport entre l’autoportrait et le cadre dans lequel il se déploie.

L’étude de l’autoportrait qui s’est imposée à nous, trouve sa première justification dans le phénomène de clientèle très prégnant au xviie siècle dans la société curiale : les Mémoires citent sans cesse, de

14

façon surabondante, « le prince de Conti », et sont parsemés de remarques dont le sens unique est : « j’appartiens à mon maître ». Cette dépendance qui conduit obligatoirement à une obéissance contrainte, aboutit à une écriture personnelle de compensation où le besoin d’expliquer les gestes accomplis contre son gré, est impératif.

La présentation du « je », deuxième justification du choix de l’autoportrait comme sujet d’étude et qui prolonge le premier, est que ce « je » est avant tout l’exposition de la preuve qu’on n’est pas coupable, qu’on a rempli ses devoirs, qu’on a vécu comme on a cru qu’il fallait vivre ; l’autoportrait est celui d’un accusé qui se défend devant le tribunal des hommes2, et de Dieu (sa vie d’évêque est à elle seule une justification, mais il éprouve le besoin d’insister sur sa fonction de plus en plus au fil de l’écriture). Cosnac n’échappe pas à la règle et la remplit même jusqu’au bout, en inscrivant concrètement et à plusieurs reprises le tribunal (réel) dans son ouvrage de façon anecdotique mais non moins symbolique, et de façon fondamentale, non seulement dans ses actes (notamment dans son rapport récurrent avec le Parlement de Paris et les parlements de province et les magistrats) mais dans l’écriture de ses actes même. La glose des Mémoires pourrait être : voilà l’homme que je fus, voilà comment je me suis défendu, voilà le corps de l’artiste innocent et de l’ecclésiastique combattant3.

Et l’autoportrait de l’évêque ne restera pas sur la défensive, loin de là : et il tient à présenter à son lecteur toute la part qu’il a, par sa présence, ses conseils et ses décisions, dans la pensée de ses maîtres qu’il tente de faire évoluer, et plus encore son rôle dans la fabrique de l’histoire. L’autoportrait défensif se double d’un autre qu’on pourrait

15

appeler offensif, ignoré de tous ; et c’est là que se situe la troisième motivation des Mémoires : révéler le secret de soi-même, non les « petits secrets » repoussés par Malraux4, mais la part noble de soi que personne ne connaîtra si l’auteur ne la prend pas en charge lui-même : toute sa présence quotidienne auprès des puissants et son rôle décisif de conseiller du prince en premier lieu. D’un moyen qu’il était d’abord, l’autoportrait devient sans doute un but. Mais il est surtout une nécessité.

En écho à ces trois justifications, les Mémoires de Daniel de Cosnac offrent un triple intérêt pour un lecteur contemporain, sur l’écriture de l’histoire, sur les rapports entre l’Église et l’État et sur la littérature, plus précisément sur l’écriture de soi, trois points qui occupent et préoccupent toujours la vie des hommes du xxie siècle.

Tout d’abord, le point de vue singulier à la fois étroit dans les intrigues personnelles de la petite cour de Conti notamment, et plus large dans sa fonction d’aumônier de Monsieur, de plus en plus près du roi surtout, ou dans le diocèse de Valence, éclaire le lecteur sur les mœurs et la vie des Grands du xviisiècle, étroitement mêlés aux événements collectifs (le rapport entre le roi et son frère par exemple, est original, intime et politique à la fois, les mariages et les guerres, l’importance de Madame…). La focalisation interne de l’autobiographe, le petit bout de la lorgnette est une façon plaisante et instructive d’entrer à la fois dans la vie d’un homme et dans la vie de son siècle. Ce point de vue permet une réflexion sur l’écriture de soi qui ne consiste pas à décrire une époque mais bien un homme dans une époque qui ne cesse de se montrer à vouloir nous convaincre qu’il façonne cette époque et ce demi-siècle d’histoire. S’il ne fait pas de doute que le jeune abbé a joué un rôle clé dans la Fronde de Bordeaux5, l’étude articulée de l’histoire et de son écriture conduit à une lecture plus fine de la littérature mémorielle et à une remise en perspective de la place que l’auteur s’octroie dans les événements collectifs.

Plus que le point de vue singulier, les Mémoires montrent les liens étroits qui unissent l’Église et l’État dans une monarchie de droit divin, liens, et c’est là une des réussites des Mémoires, exprimés au cœur de la vie quotidienne du prélat : quelques mots entre le roi et lui, juste

16

avant une assemblée capitale (l’Assemblée du Clergé de 1682) sont le concentré de l’histoire de la France, dont les enjeux sont alors décisifs pour l’avenir de ses sujets. La Révocation de l’édit de Nantes se lit dans la lutte entre l’évêque et le pasteur Homel. L’évolution de l’autoportrait à ces endroits les plus justes et les plus authentiques dit exactement la marche de la France, dans ses rapports avec la papauté par exemple. En filigrane, le vieux prélat cherche à s’inscrire dans un destin spirituel où il finit par disparaître. L’autoportrait est au centre de tout et la force de l’écriture de soi, c’est que le singulier, le « particulier » du début, en se donnant pleinement, donne à lire l’histoire de son temps. L’expression du je est alors l’expression du monde. L’autoportrait est une mise en abyme d’une époque. Lire le récit que fait un homme de sa vie, c’est lire l’histoire de tous car l’autoportrait est ici collectif, car le point de vue est celui d’un député, d’un représentant de l’histoire temporelle6 et spirituelle. L’autoportrait se contruit au cœur des tensions capitales de l’époque, entre l’Église et l’État.

Lire les Mémoires de Daniel de Cosnac aujourd’hui, c’est enrichir l’histoire et la réflexion littéraires. Le jeune abbé raconte comment il a aidé Molière dans le lancement de sa carrière ; mais au-delà de l’anecdote, l’écriture des Mémoires nous fait pénétrer dans les origines de la création du grand dramaturge, sources inscrites au cœur de la vie quotidienne du prélat (autour du thème de l’argent, de la maladie, autour du genre de la comédie). Les Mémoires permettent d’apprécier notamment la place et le rôle des lettres en leur sein, lettres qui nous font saisir sur le vif l’écriture première de l’autobiographie, lettres qui sont une des sources principales de l’écriture mémorielle et la première « photo » du mémorialiste au travail, les premiers mots de l’écrivain (même s’il ne le sait pas encore lui-même) dans son rapport avec l’autre. L’enseignement pour la critique de l’écriture de soi est capital : la lettre, laboratoire

17

des Mémoires, est la preuve du premier regard sur soi (ne pouvant plus converser avec l’autre, il lui écrit en s’interrogeant sur sa place dans ce rapport mutuel), la première ébauche de la construction de soi7. Dans l’attitude de retrait qu’elle exige, la lettre illustre et fonde la structure intime de l’écriture mémorielle dont l’exil (le moment de la rédaction de la première version), dans un retrait parallèle et amplifié est un écho et un relais. Entre Valence et Aix-en-Provence, le mémorialiste glisse un mot « l’indépendance ». Peut-être pourrions-nous dire que les Mémoires sont l’expression la plus juste de cette situation et la façon la plus efficace de transformer l’éphémère en éternité littéraire.

L’étude de l’autoportrait nous conduit pourtant à la conclusion que l’écriture de soi ne saurait se passer des autres et que l’autoportrait est toujours un autoportrait avec, avec cet autre, indispensable : qu’il soit miroir repoussant (satire de Conti, Mazarin, Monsieur) ; qu’il soit miroir attirant (dans sa capacité de résistance) mais interdit (car il s’agit de l’ennemi, le protestant). L’autre, c’est le regard des autres sur l’évêque, ceux que nous venons de nommer, puis celui du roi qu’il faut amuser, qui dit de lui qu’il est un homme d’esprit, c’est-à-dire le regard de la cour, le regard du monde, et enfin le regard du lecteur, qui oriente l’écriture et qui par l’intermédiaire du lecteur chrétien contient le regard de Dieu. L’autre enfin, c’est lui-même, le premier mémorialiste (ambitieux et « farfelu ») que le second (arrivé et sérieux) ne saurait rejeter, sans lequel le prélat ne serait pas complet, sans lequel son autoportrait – écrit et récrit – ne serait pas vraiment compréhensible.

1 L’étude de l’autoportrait ne sera que l’étude de l’écriture de l’autoportrait. Il n’y a pas de personne réelle palpable avec certitude mais bien un personnage dont la vie, de l’âge de 20 à 80 ans, est présentée au lecteur dans une chronologie où il est possible de le voir évoluer de la jeunesse à la vieillesse et qui franchit des étapes, difficiles et douloureuses parfois mais au bout du compte toujours positives. Parce que tout simplement, quelle que soit la vie qui fut vécue, le récit de cette vie dont le déroulement temporel n’est qu’une illusion, est pris et repris en main par le narrateur qui rédige deux fois ses Mémoires. Le récit de vie, à distance de la vie, est présenté selon le point de vue d’un évêque, exilé par le roi d’abord, puis selon celui d’un vieil archevêque protégé par le même roi ensuite. Les deux écritures, dans un double mouvement rétrospectif et prospectif bien répertorié par Jacques Lecarme et éliane Lecarme-Taborne dans L’autobiographie, A. Colin, 1997, p. 27 : « Certains ont rêvé d’une autobiographie prospective », permettent d’exposer la vie d’un ecclésiastique et l’évolution de l’autoportrait vers le gallicanisme.

2 Gisèle Mathieu-Castellani, La scène judiciaire de l’autobiographie, PUF écriture, 1996, p. 14 : « L’écriture se met alors en scène dans un dispositif singulier où l’on reconnaît un avatar de la situation judiciaire. Voici en effet que se constitue et se reconstitue au fil des pages de l’autobiographie un tribunal imaginaire devant lequel vient solennellement déposer un inculpé ; voici que se figure le lieu idéal d’un interminable procès, où des juges, un (petit) juge, ou le (grand) Juge, ont à entendre un accusé, accompagné de ses témoins, flanqué de ses avocats, puis à rendre sentence. Voici que s’impose la scène judiciaire. » Et p. 122-123 : « À la question : « Qu’avez-vous à dire pour votre défense ? », l’avocat de sa propre cause répond d’abord en invoquant les circonstances particulières, son projet singulier d’écrivain se prenant soi-même pour sujet. Le premier argument ne vaut que si ce propos est reconnu acceptable. »

3 Il se peindra avec soin et non sans esprit de farce dans une position d’ « acteur » en prison, avant des combats spectaculaires sur la scène tragique de la répression contre les protestants (voir ci-dessous, troisième partie).

4 A. Malraux, Antimémoires, Gallimard, 1967, p. 16.

5 Le lecteur amateur d’histoire se reportera notamment à la première partie de notre Introduction qui porte sur la Fronde de Bordeaux.

6 Daniel de Cosnac est à la fois un évêque et un homme politique dans sa dimension temporelle ; Philippe Hourcade commente ainsi des passages de Saint-Simon : « Tel est le portrait de l’Homo Politicus qui s’esquisse dans les Mémoires », dans « Bons mots et entretiens », Art de la lettre, art de la conversation, B. Bray et Ch. Strosetzki, Klincksieck, 1995, p. 337. Cosnac se peint en frondeur averti, au centre des relations nationales et internationales, en conseiller du Prince, il se montre à batailler avec Mazarin, Colbert, à éduquer Monsieur à l’art de la guerre et du gouvernement…Un homme politique d’abord intéressé sans doute mais de plus en plus responsable du devenir du royaume et de l’Église. De façon schématique, on peut dire que M1 est orienté vers le roi, et M2 vers l’Église.

7 Michel Foucault fait remonter le fait au monde gréco-romain dans « L’écriture de soi », Corps écrit, no 5, PUF, 1982, p. 17 : « Le travail que la lettre opère sur le destinataire, mais qui est aussi effectué sur le scripteur par la lettre même qu’il envoie, implique donc ’’une introspection’’ ; mais il faut comprendre celle-ci moins comme un déchiffrement de soi par soi que comme une ouverture qu’on donne à l’autre sur soi-même ». Les Mémoires, à partir de la lettre, ne seront pas une analyse de soi mais une exposition qui invite à l’analyse de l’autoportrait qui est offert.