Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Martyres pacis. La sainteté en Gaule à la fin de l'Antiquité et au début du Moyen Âge (ive-vie siècles)
- Pages : 35 à 39
- Collection : Histoire culturelle, n° 8
- Thème CLIL : 3378 -- HISTOIRE -- Histoire générale et thématique
- EAN : 9782406079460
- ISBN : 978-2-406-07946-0
- ISSN : 2430-8250
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07946-0.p.0035
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 11/12/2018
- Langue : Français
Préface
Michel Fauquier est un enseignant expérimenté et passionné. Agrégé d’histoire depuis 1995, il multiplie ses cours dans l’ouest de la France, actuellement en tant que Directeur de recherche à l’Institut Albert-le-Grand (Les Ponts-de-Cé / Angers) et Professeur en Première supérieure (La Perverie, Nantes). Loin d’être incompatible avec l’écriture, son intense investissement pédagogique le pousse à rédiger des manuels sur l’Antiquité et sur le Haut Moyen Âge. Il est également l’auteur de deux autres livres sur des sujets bien plus actuels : l’un relatant l’action de son père dans la résistance et l’autre critiquant la polémique ouverture des magasins le dimanche. Une trentaine d’articles, aussi bien scientifiques que de vulgarisation, ou communications à des colloques complètent une bibliographie fournie. C’est, sur le tard, la cinquantaine aidant, qu’il écrit son opus magnum, tout en assumant ses multiples tâches pédagogiques avec le dévouement que l’on sait. Sa thèse de doctorat est soutenue brillamment au printemps de 2016 devant un jury prestigieux et un public plus que nombreux, composé largement de ses étudiants. Le lecteur a entre ses mains ce texte dûment résumé et remanié. Pour être savant, il n’en est pas moins intéressant du fait de la qualité de son approche, des questions qu’il soulève et des réponses qu’il apporte.
Major à l’écrit de l’agrégation, Michel Fauquier a la plume facile. Son style est clair et entraînant. Ce livre se lit avec plaisir et l’argumentation se suit avec aisance. Ses introductions (fort instructives sur le contexte général, ce qui est appréciable pour le non spécialiste) et conclusions partielles guident continuellement le lecteur. Le tout est accompagné de cartes, des plus réussies aussi bien sur le plan esthétique que sémiologique. La présentation des tableaux et graphiques, insérés au fil de la démonstration, est à l’avenant, qu’il s’agisse de présenter le réseau des hommes gravitant autour d’un évêché ou la pyramide sociale des saints. En définitive, une longue expérience pédagogique se reflète dans la clarté de la présentation et de l’exposé.
36Des plus classiques et cohérents, le plan est construit autour de la sainteté, son fil conducteur, jamais perdu de vue. Ses trois parties permettent de faire progresser par paliers la pensée : théologie, politique et sociologie. Michel Fauquier choisit les ive-vie siècles, où l’idée de sainteté connaît un tournant décisif. Les persécutions cessent alors et le martyre de sang devient impossible en Gaule. Dans ces décennies charnières, pour atteindre la sainteté, il n’est donc plus possible de subir une mort violente pour le Christ, mais il faut s’engager ou s’impliquer intensément dans la quête de Dieu. Pour paraphraser la Vie de saint Honorat par Hilaire d’Arles († 449) qui ouvre et clôt le livre : « La paix aussi a ses martyrs. » Afin d’étudier vingt-neuf de ces martyres pacis, trente de leurs Vies, toutes écrites dans un latin parfois difficile, ont été retenues en fonction d’un seul critère qui conditionne la méthode de l’auteur : avoir été écrites du vivant ou peu après la mort du saint, à l’instar de la Vie de saint Martin de Tours que Sulpice Sévère rédige autour de 397, date de son décès. Conscient et réfléchi, un tel choix laisse explicitement de côté l’hagiographie et l’historiographie tardives. Même passionnants, les discours a posteriori sur les saints mérovingiens nous en disent davantage sur les contemporains de leurs auteurs, la plupart évoluant dans la période carolingienne, que sur les protagonistes de leur récit. Bien plus que la rhétorique sur leur compte, ce sont les acteurs sociaux d’une période déterminée, leurs mentalités et leur société, qui sont ressuscités dans cet ouvrage.
La méthode de Michel Fauquier pourrait paraître plus positiviste qu’intertextuelle. Elle est en fait plus attentive aux hommes et aux femmes qu’à la façon dont ils sont décrits dans des documents, prisonniers de leur carcan idéologique et rhétorique. Une telle approche n’aurait certainement pas déplu à Marc Bloch, qui comparait l’historien à l’ogre de la légende : « Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier. » Même traduites avec soin, les Vitæ ne sont pas tant traitées en tant que texte littéraire, fruit d’un imaginaire peu attentif au réel, qu’en tant que source à laquelle puiser des renseignements historiques. Elles sont soumises à des comptages lexicographiques serrés. Les champs sémantiques sont ainsi bien cernés : sanctus, « saint », en qui se prolonge la sainteté de Dieu ; beatus, « bienheureux », dans la dimension eschatologique de celui qui jouit de la vision béatifique ; « martyr » ou « confesseur » dans leur registre militaire… L’histoire sérielle apporte 37souvent des conclusions fermes. Tout historien qu’il est, l’auteur ne néglige pas une analyse plus littéraire des Vies des saints. Il porte toujours son attention à leurs motifs narratifs, à leurs citations bibliques, ainsi qu’à leurs emprunts à la patristique ou aux actes conciliaires. La bibliographie des spécialistes sur le sujet est bien maîtrisée, et Michel Fauquier sait dialoguer avec respect avec Hippolyte Delahaye, Martin Heinzelmann ou Peter Brown, dont il confirme ou infirme les points de vue, toujours à l’aide d’arguments. Il se tient, en effet, au courant des grands débats de sa discipline, auxquels il apporte des éléments nouveaux.
Dans la première partie du livre, une lecture strictement théologique, ecclésiologique ou spirituelle des Vies de saints est épistémologiquement fondée. Titulaire d’un certificat de théologie, Michel Fauquier est bien préparé à affronter l’hagiographie dans son essence générique. Il en exploite son thème central, à savoir la sainteté, qui préoccupe en priorité l’auteur de l’œuvre, son commanditaire et son public. Les Vitæ doivent, en effet, être étudiées pour ce qu’elles sont : des récits sur l’action de la grâce divine dans l’âme des saints ; pour leurs auteurs, l’homme, aussi saint soit-il, n’est pas la mesure de toute chose, mais Dieu. L’action de la Providence dans le monde relève le plus souvent du mystère, échappant à la logique humaine. Elle apparaît parfois au grand jour dans le miracle, qui se manifeste à travers le saint. Paradoxalement, c’est avec une multitude de détails réalistes que les hagiographes décrivent ces interventions divines défiant les lois de la nature pour mieux les homologuer. Afin de les authentifier, ils doivent également passer au crible fin de leur critique les témoignages qui en donnent foi. Enfin, le saint sort de l’ordinaire. Il est décrit comme un prédicateur infatigable, toujours convainquant, doté de dons thaumaturgiques et endurant de terribles pénitences. Ces dons exceptionnels n’en font pas tant un « modèle » qu’un « exemple » dont il faut imiter l’intense implication dans l’imitation du Christ, Dieu incarné. C’est pourquoi les Vitæ, même truffées de merveilleux chrétien, peuvent devenir si utiles dans la pastorale et dans la prédication.
Même sensible à la théologie, l’auteur ne néglige nullement la dimension historique et contextuelle des Vies, qui occupe ses deuxième et troisième parties. Les hommes (pour la plupart des évêques, puis des moines ou ermites) et les rares femmes (Geneviève, Monegonde et Radegonde) qui feront l’objet d’un culte ne proviennent pas toujours de la haute aristocratie franque ou de la classe sénatoriale. Michel Fauquier se méfie 38en effet de l’image de leur groupe véhiculée par l’hagiographie : « Érigé par les Vitæ sanctorum au rang d’une nouvelle aristocratie, et pour cette raison longtemps confondu avec cette dernière par l’historiographie. » Les saints n’en appartiennent pas moins pour la plupart à des milieux aisés. Ils mènent cependant une vie qui rassemble à celle des pauvres par leur nourriture frugale (chez eux, la faim devient jeûne), par leur travail manuel ou par leurs veilles. Ils pleurent beaucoup. Certains d’entre eux peuvent prendre les allures de marginaux, comme l’« hirsute » Martin de Tours, si loin du raffinement de ses frères dans l’épiscopat, mais la rhétorique de Sulpice Sévère est pour beaucoup dans cette image. Il apparaît, de fait, aussi proche des Grands et suscitant les vocations de jeunes nobles que les autres évêques de sa génération, qui continuent d’assumer, comme par le passé, le rôle de « paraclets », protecteurs ou « défenseurs de la cité ». Il n’empêche que ces saints restent plus admirables qu’imitables, ne serait-ce que par les miracles qu’ils accomplissent de leur vivant, en dépit d’une certaine méfiance de l’Église envers toute manifestation surnaturelle : « C’est précisément pendant notre période, alors que le martyre de sang avait cessé d’être l’unique sceau de la sainteté, que le miracle s’imposa comme la nouvelle pierre de touche de la sainteté. »
Le paganisme tend à s’effacer progressivement des Vitæ au profit de l’hérésie, en particulier arienne, mais aussi pélagienne, priscillienne ou monophysite. Le combat contre l’arianisme transparaît dans une carte qui montre, de façon significative, les saints installés autour de la Loire, comme dans une sorte de front contre les Wisigoths non nicéens1. Le pélagianisme est également à l’honneur, car il pose le problème de l’action de la Grâce dans la vie du saint, qui se différencie en cela du héros païen autosuffisant. Traitée avec finesse, la question reste complexe parce que la via media de Cassien a été traitée de semi-pélagienne par les théologiens modernes à l’époque du concile de Trente. D’autres conclusions sont aussi intéressantes, comme le rôle de la vox populi, nullement ou du moins faiblement détournée par l’épiscopat, ou bien comme l’hagiographie en tant que sermon, car le récit est de tout temps bien plus efficace pour changer les comportements que n’importe quelle injonction moralisatrice. Les conclusions sont parfois innovantes, voire en général plus classiques la rigueur imposant à l’historien de ne pas 39chercher l’originalité à tout prix, mais d’interpréter de la façon la plus stricte possible les sources.
Qu’il soit universitaire ou amateur, historien ou théologien, le lecteur plongera toujours avec profit, et même avec plaisir, dans ce bel ouvrage, dont la perspective ne se cantonne pas à la Gaule du Bas Empire ou au royaume mérovingien. Par la richesse de ses questionnements, par la solidité de son érudition, il sera vite devenu une référence incontournable sur la sainteté chrétienne et sur l’hagiographie bien au-delà de son strict cadre chronologique.
Martin Aurell
Directeur du Centre
d’Études Supérieures
de Civilisation Médiévale
Université de Poitiers-CNRS
1 Voir dans la troisième partie « une Église sainte sur une terre sainte ».