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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Michel Fauquier est un enseignant expérimenté et passionné. Agrégé dhistoire depuis 1995, il multiplie ses cours dans louest de la France, actuellement en tant que Directeur de recherche à lInstitut Albert-le-Grand (Les Ponts-de-Cé / Angers) et Professeur en Première supérieure (La Perverie, Nantes). Loin dêtre incompatible avec lécriture, son intense investissement pédagogique le pousse à rédiger des manuels sur lAntiquité et sur le Haut Moyen Âge. Il est également lauteur de deux autres livres sur des sujets bien plus actuels : lun relatant laction de son père dans la résistance et lautre critiquant la polémique ouverture des magasins le dimanche. Une trentaine darticles, aussi bien scientifiques que de vulgarisation, ou communications à des colloques complètent une bibliographie fournie. Cest, sur le tard, la cinquantaine aidant, quil écrit son opus magnum, tout en assumant ses multiples tâches pédagogiques avec le dévouement que lon sait. Sa thèse de doctorat est soutenue brillamment au printemps de 2016 devant un jury prestigieux et un public plus que nombreux, composé largement de ses étudiants. Le lecteur a entre ses mains ce texte dûment résumé et remanié. Pour être savant, il nen est pas moins intéressant du fait de la qualité de son approche, des questions quil soulève et des réponses quil apporte.

Major à lécrit de lagrégation, Michel Fauquier a la plume facile. Son style est clair et entraînant. Ce livre se lit avec plaisir et largumentation se suit avec aisance. Ses introductions (fort instructives sur le contexte général, ce qui est appréciable pour le non spécialiste) et conclusions partielles guident continuellement le lecteur. Le tout est accompagné de cartes, des plus réussies aussi bien sur le plan esthétique que sémiologique. La présentation des tableaux et graphiques, insérés au fil de la démonstration, est à lavenant, quil sagisse de présenter le réseau des hommes gravitant autour dun évêché ou la pyramide sociale des saints. En définitive, une longue expérience pédagogique se reflète dans la clarté de la présentation et de lexposé.

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Des plus classiques et cohérents, le plan est construit autour de la sainteté, son fil conducteur, jamais perdu de vue. Ses trois parties permettent de faire progresser par paliers la pensée : théologie, politique et sociologie. Michel Fauquier choisit les ive-vie siècles, où lidée de sainteté connaît un tournant décisif. Les persécutions cessent alors et le martyre de sang devient impossible en Gaule. Dans ces décennies charnières, pour atteindre la sainteté, il nest donc plus possible de subir une mort violente pour le Christ, mais il faut sengager ou simpliquer intensément dans la quête de Dieu. Pour paraphraser la Vie de saint Honorat par Hilaire dArles († 449) qui ouvre et clôt le livre : « La paix aussi a ses martyrs. » Afin détudier vingt-neuf de ces martyres pacis, trente de leurs Vies, toutes écrites dans un latin parfois difficile, ont été retenues en fonction dun seul critère qui conditionne la méthode de lauteur : avoir été écrites du vivant ou peu après la mort du saint, à linstar de la Vie de saint Martin de Tours que Sulpice Sévère rédige autour de 397, date de son décès. Conscient et réfléchi, un tel choix laisse explicitement de côté lhagiographie et lhistoriographie tardives. Même passionnants, les discours a posteriori sur les saints mérovingiens nous en disent davantage sur les contemporains de leurs auteurs, la plupart évoluant dans la période carolingienne, que sur les protagonistes de leur récit. Bien plus que la rhétorique sur leur compte, ce sont les acteurs sociaux dune période déterminée, leurs mentalités et leur société, qui sont ressuscités dans cet ouvrage.

La méthode de Michel Fauquier pourrait paraître plus positiviste quintertextuelle. Elle est en fait plus attentive aux hommes et aux femmes quà la façon dont ils sont décrits dans des documents, prisonniers de leur carcan idéologique et rhétorique. Une telle approche naurait certainement pas déplu à Marc Bloch, qui comparait lhistorien à logre de la légende : « Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier. » Même traduites avec soin, les Vitæ ne sont pas tant traitées en tant que texte littéraire, fruit dun imaginaire peu attentif au réel, quen tant que source à laquelle puiser des renseignements historiques. Elles sont soumises à des comptages lexicographiques serrés. Les champs sémantiques sont ainsi bien cernés : sanctus, « saint », en qui se prolonge la sainteté de Dieu ; beatus, « bienheureux », dans la dimension eschatologique de celui qui jouit de la vision béatifique ; « martyr » ou « confesseur » dans leur registre militaire… Lhistoire sérielle apporte 37souvent des conclusions fermes. Tout historien quil est, lauteur ne néglige pas une analyse plus littéraire des Vies des saints. Il porte toujours son attention à leurs motifs narratifs, à leurs citations bibliques, ainsi quà leurs emprunts à la patristique ou aux actes conciliaires. La bibliographie des spécialistes sur le sujet est bien maîtrisée, et Michel Fauquier sait dialoguer avec respect avec Hippolyte Delahaye, Martin Heinzelmann ou Peter Brown, dont il confirme ou infirme les points de vue, toujours à laide darguments. Il se tient, en effet, au courant des grands débats de sa discipline, auxquels il apporte des éléments nouveaux.

Dans la première partie du livre, une lecture strictement théologique, ecclésiologique ou spirituelle des Vies de saints est épistémologiquement fondée. Titulaire dun certificat de théologie, Michel Fauquier est bien préparé à affronter lhagiographie dans son essence générique. Il en exploite son thème central, à savoir la sainteté, qui préoccupe en priorité lauteur de lœuvre, son commanditaire et son public. Les Vitæ doivent, en effet, être étudiées pour ce quelles sont : des récits sur laction de la grâce divine dans lâme des saints ; pour leurs auteurs, lhomme, aussi saint soit-il, nest pas la mesure de toute chose, mais Dieu. Laction de la Providence dans le monde relève le plus souvent du mystère, échappant à la logique humaine. Elle apparaît parfois au grand jour dans le miracle, qui se manifeste à travers le saint. Paradoxalement, cest avec une multitude de détails réalistes que les hagiographes décrivent ces interventions divines défiant les lois de la nature pour mieux les homologuer. Afin de les authentifier, ils doivent également passer au crible fin de leur critique les témoignages qui en donnent foi. Enfin, le saint sort de lordinaire. Il est décrit comme un prédicateur infatigable, toujours convainquant, doté de dons thaumaturgiques et endurant de terribles pénitences. Ces dons exceptionnels nen font pas tant un « modèle » quun « exemple » dont il faut imiter lintense implication dans limitation du Christ, Dieu incarné. Cest pourquoi les Vitæ, même truffées de merveilleux chrétien, peuvent devenir si utiles dans la pastorale et dans la prédication.

Même sensible à la théologie, lauteur ne néglige nullement la dimension historique et contextuelle des Vies, qui occupe ses deuxième et troisième parties. Les hommes (pour la plupart des évêques, puis des moines ou ermites) et les rares femmes (Geneviève, Monegonde et Radegonde) qui feront lobjet dun culte ne proviennent pas toujours de la haute aristocratie franque ou de la classe sénatoriale. Michel Fauquier se méfie 38en effet de limage de leur groupe véhiculée par lhagiographie : « Érigé par les Vitæ sanctorum au rang dune nouvelle aristocratie, et pour cette raison longtemps confondu avec cette dernière par lhistoriographie. » Les saints nen appartiennent pas moins pour la plupart à des milieux aisés. Ils mènent cependant une vie qui rassemble à celle des pauvres par leur nourriture frugale (chez eux, la faim devient jeûne), par leur travail manuel ou par leurs veilles. Ils pleurent beaucoup. Certains dentre eux peuvent prendre les allures de marginaux, comme l« hirsute » Martin de Tours, si loin du raffinement de ses frères dans lépiscopat, mais la rhétorique de Sulpice Sévère est pour beaucoup dans cette image. Il apparaît, de fait, aussi proche des Grands et suscitant les vocations de jeunes nobles que les autres évêques de sa génération, qui continuent dassumer, comme par le passé, le rôle de « paraclets », protecteurs ou « défenseurs de la cité ». Il nempêche que ces saints restent plus admirables quimitables, ne serait-ce que par les miracles quils accomplissent de leur vivant, en dépit dune certaine méfiance de lÉglise envers toute manifestation surnaturelle : « Cest précisément pendant notre période, alors que le martyre de sang avait cessé dêtre lunique sceau de la sainteté, que le miracle simposa comme la nouvelle pierre de touche de la sainteté. »

Le paganisme tend à seffacer progressivement des Vitæ au profit de lhérésie, en particulier arienne, mais aussi pélagienne, priscillienne ou monophysite. Le combat contre larianisme transparaît dans une carte qui montre, de façon significative, les saints installés autour de la Loire, comme dans une sorte de front contre les Wisigoths non nicéens1. Le pélagianisme est également à lhonneur, car il pose le problème de laction de la Grâce dans la vie du saint, qui se différencie en cela du héros païen autosuffisant. Traitée avec finesse, la question reste complexe parce que la via media de Cassien a été traitée de semi-pélagienne par les théologiens modernes à lépoque du concile de Trente. Dautres conclusions sont aussi intéressantes, comme le rôle de la vox populi, nullement ou du moins faiblement détournée par lépiscopat, ou bien comme lhagiographie en tant que sermon, car le récit est de tout temps bien plus efficace pour changer les comportements que nimporte quelle injonction moralisatrice. Les conclusions sont parfois innovantes, voire en général plus classiques la rigueur imposant à lhistorien de ne pas 39chercher loriginalité à tout prix, mais dinterpréter de la façon la plus stricte possible les sources.

Quil soit universitaire ou amateur, historien ou théologien, le lecteur plongera toujours avec profit, et même avec plaisir, dans ce bel ouvrage, dont la perspective ne se cantonne pas à la Gaule du Bas Empire ou au royaume mérovingien. Par la richesse de ses questionnements, par la solidité de son érudition, il sera vite devenu une référence incontournable sur la sainteté chrétienne et sur lhagiographie bien au-delà de son strict cadre chronologique.

Martin Aurell

Directeur du Centre
dÉtudes Supérieures
de Civilisation Médiévale

Université de Poitiers-CNRS

1 Voir dans la troisième partie « une Église sainte sur une terre sainte ».