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Classiques Garnier

Carnet critique

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Marguerite Duras, paysages
  • Auteurs : Blot-Labarrère (Christiane), Chalonge (Florence de), Chouen-Ollier (Chloé)
  • Pages : 211 à 220
  • Revue : La Revue des lettres modernes
  • Série : Marguerite Duras, n° 5
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406059127
  • ISBN : 978-2-406-05912-7
  • ISSN : 0035-2136
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05912-7.p.0211
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/05/2017
  • Périodicité : Mensuelle
  • Langue : Français
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Madeleine Borgomano, Marguerite Duras. De la forme au sens, textes réunis par Claude Borgomano et Bernard Alazet, Paris, LHarmattan, 2010, 188 pages.

Composé détudes variées portant notamment sur Le Vice-Consul (55 sq. ; 83 sq. ; 109), le livre sintéresse aussi aux Impudents (163 sq.), à LAmant (173 sq.), posant ici la question de la « littérature engagée » (109), ailleurs celle de la narratologie (143), esquissant plus loin un parallèle entre Duras et Cortazar à propos de la nouvelle « Le Boa » (143 sq.) ou sinterrogeant sur « le vertige de lindicible » (133 sq.).

Dans sa préface, Bernard Alazet, qui a participé à la tâche de Claude Borgomano, observe justement quen dépit de leur diversité, la cohésion des éléments est parfaite : « Cest un cheminement heuristique qui nous est ici proposé, aux prises avec une œuvre exigeante et sans concessions. » (11). En effet, les éditeurs ont évité le piège de la mosaïque désordonnée, du centon. Ils ont su trouver une exacte économie, une précise articulation. La seule loi qui vaut, celle de lharmonie, nous conduit, selon un développement rigoureux de la « forme sens » (13) jusquau « choix du sens » (173), mettant en lumière les facettes dune recherche, riche de résultats de tous ordres et sur de nombreux plans. Cette recherche, on pourrait la croire réservée aux initiés. Il nen est rien. Le mouvement vif de la prose, les formules brillantes ou plaisantes sallient à une quête inquiète où se défont les poncifs pour laisser place aux vues les plus personnelles. Tout ce qui ressemble à une théorie trop rigide, Madeleine Borgomano sen méfie. Elle fuit la myopie intellectuelle, dépasse les piétinements didactiques sans jamais abandonner sa prudence critique : « Mais nous nentrerons pas dans cette problématique []. », note-t-elle (137), ou bien : « Peut-être faut-il un peu de distance ? » (108), révélant, chaque fois, sa personnalité compréhensive.

Léveil de lattention, la vigilance, le doute méthodique, la germination des points de vue sont autant de vertus étrangères à un esprit conventionnel, fort peu compatible avec lœuvre de Duras. Au contraire, Madeleine Borgomano les privilégie.

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De la sorte, elle illumine cette œuvre de lintérieur, demeurant lucide, consciente précisément de son importance et, par là, sujette, au cours de son histoire, à des variations inévitables quoiquexplicables. Attitude ingénieuse et subtile, efficace, où se retrouve lart de Madeleine Borgomano et qui confère à son livre sa valeur directrice, son indubitable nécessité.

Christiane Blot-Labarrère

Université de Nice

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Mettre en scène Marguerite Duras, Anne Cousseau, Dominique Denes (dir.), Nancy, Presses univ. de Nancy, 2011, 98 p., dont 5 pages dill.

Du 21 au 31 janvier 2010, Sandrine Gironde, directrice de la Cie LEscalier, présentait à Nancy la mise en scène de La Maladie de la mort, tandis que Marie-Noëlle Brun, directrice de la Cie Vents dEst, concevait une installation-performance autour de LHomme assis dans le couloir. Dans le cadre de cet événement culturel, Anne Cousseau et de Dominique Denès ont organisé à lUniversité Nancy 2 une Journée détude qui sest déroulée le 29 janvier 2010. Ce petit livre Mettre en scène Marguerite Duras nous donne les Actes des communications présentées à cette journée. La Maladie de la mort y est dabord étudié en tant que texte, puis est examiné à travers la mise en scène de Sandrine Gironde, avant quun dernier volet ne se consacre à des questions relatives à la mise en scène des textes de Marguerite Duras. Illustré, le volume présente des photographies de scènes théâtrales montées à partir de lœuvre de lauteur.

La première partie nous confronte à trois lectures de La Maladie de la mort où apparaît toute la richesse de ce petit texte que Blanchot 213qualifiait d« irréductible1 ». Sous le titre « Faire jouer la différence », Bernard Alazet ouvre le volume en revenant sur lenjeu contractuel de cette histoireoù un homme, homosexuel, fait à une femme la proposition (rémunérée) d« essayer [] daimer ». Dans lœuvre de Marguerite Duras, le désir, rappelle Bernard Alazet, « se joue à trois » ; dans La Maladie de la mort, les protagonistes se rencontrent de nouveau au travers dun tiers. À limage dUn homme assis dans le couloir (1980), lintermédiaire est une voix, mais cette fois, tandis quelle relate les faits, elle sadresse à lhomme par lusage constant du « vous ». Ainsi le dispositif est dans lœuvre original. Premier étonnement, au lieu de faciliter le rapprochement entre lhomme (le « vous ») et la femme (un « elle »), la voix abandonne lentremise. À légal de lhomme, elle se heurte à limpossibilité de connaître celle qui, immuablement, reste « létrangère de la chambre ». Deuxième bizarrerie, lœuvre permute les places ordinaires de la triangulation durassienne : au lieu que lhomme désire la femme par le détour du tiers exclu quest ici la voix narrative, cest le « je » qui désire le « elle » par le détour du « vous » (lequel en serait linstrument : « vous caressez le corps avec autant de douceur que sil encourait le danger du bonheur », lit-on). Bernard Alazet ne rapporte pas ce désir du « je » pour le « elle » à la figure de lauteur, mais maintient lindétermination sexuelle de la voix écrite : léchec de la rencontre entre lhomme et la femme nest pas rapporté à la « maladie de la mort », comme « homosexualité », mais à ce « qui donne forme à la différence sexuelle comme impossibilité radicale de rencontre entre les sexes ». Avec une belle formule qui fait écho à lexplicit du livre, Bernard Alazet nous rappelle qu« aimer cest toujours perdre ce qui soffrait à être vécu » – et « quécrire, cest toujours manquer ce qui insistait pour être dit ».

L« étrangère de la chambre », la périphrase qui désigne la femme achetée, celle qui na pas de nom, donne à larticle de Sylvie Loignon son titre et sa raison dêtre. Car, à bien y regarder, la voix peut elle aussi recevoir une telle dénomination, parce que « venue dailleurs », nous dit lauteur, « elle est sans repère et sans nom ». Pour Sylvie Loignon, la périphrase ne traduit donc pas seulement le point de vue masculin sur la femme, mais constitue lemblème dun texte reposant sur la « scission entre le même et lautre », propre à la relation sexuelle, sur le 214partage entre le « dedans et le dehors » qui fait ici de la chambre le lieu du « passage entre le masculin et le féminin ». Les genres « sexuels et textuels » sont brouillés ; le plus étonnant restant le régime de la voix. Entre ce qui est à voir et ce qui est à lire, la voix transforme le corps de la femme en spectacle, et le soumet ; cette parole qui accomplit lacte fait « advenir la scène par les mots proférés ». Elle est cependant parole apocalyptique, conclut Sylvie Loignon, une parole « placée sous le signe de la déception » : dune part, elle « donne à voir tout à la fois lévénement et la mélancolie de [] lévénement », celui « dont ladvenue impossible est sans cesse rejouée par la profération de la voix, par une écriture hypothétique » ; dautre part, elle met en évidence que lamour nest pas ici le « moyen daccès à une connaissance supérieure ».

Ce nest pas uniquement la chambre, ce huis-clos des « rendez-vous illicites », comme lappelle Cécile Hanania, si fréquent dans lœuvre de Marguerite Duras, mais lensemble des lieux, et lespace, qui intéressent ici lauteur. à partir dune étude de lespace, compris comme « perception du corps » à rapporter à la différence des sexes, Cécile Hanania en arrive à la conclusion que lincapacité de lhomme à aimer la femme ne relève pas dune simple « incompatibilité sexuelle », mais bien de la mise en évidence de la « séparation des deux genres », accentuée par le déséquilibre entre un féminin, exhibé par le « elle », et un masculin, caché sous le « vous ». Pour ce qui est du décor, Cécile Hanania y reconnaît les trois lieux de la scène tragique décrits par Barthes (Sur Racine, 1963) : soit la chambre, lantichambre (quest ici la terrasse) et le dehors (représenté par « la mer noire »). Tous trois ici funestes, les espaces sont investis par lhomme seul qui, à la différence du héros racinien, « meurt de ne pouvoir entrer ». Car, comme le montre Cécile Hanania, dans La Maladie de la mort, lhabitat est femme : dans cette chambre, la « femme atlantique et chtonienne [] acquiert peu à peu des dimensions cosmologiques ». Toutefois, tandis que lhomme tourne autour de la femme, quand elle tourne sur elle-même, en elle, il perd le mouvement. Entre la femme au sexe aveugle et la mer noire, lhomme est confronté à une « éviction originaire » : ces « préambules érotiques » nous disent en réalité, affirme Cécile Hanania, limpossibilité pour lhomme de « retourner vers son commencement ».

La deuxième partie est consacrée à la mise en scène de La Maladie de la mort, telle que Sandrine Gironde la orchestrée. La parole est donnée 215à la metteuse en scène qui décrit son travail à partir de ses notes : elle nous fait part de ses « certitudes », toutes destinées à restituer la dimension « narrative » du texte. Dans son projet, il est alors exclu que les protagonistes du livre dialoguent entre eux. De fait, un homme et une femme deviennent les « passeurs » dune histoire dont à la scène est préservé le « manque à voir » de lécriture. Par ailleurs, en matière de scénographie, une très grande proximité entre lespace de jeu et celui des spectateurs est instituée de façon que le spectacle ne soit pas « cloisonné » à la manière dont limaginaire du texte reste ouvert. Ensuite, Marie de Bailliencourt, la comédienne du spectacle, revient sur sa connaissance du texte et sur son expérience de la scène. Avec une écriture poétique, elle nous restitue, sous forme dhommage, sa participation à laventure. Cette partie se clôt sur un texte de Bernard Alazet qui salue une mise en scène qui a su préserver la « singularité » et la « beauté » (np) de lœuvre de Marguerite Duras, et célèbre le jeu des acteurs.

La troisième partie élargit lépreuve de la scène à dautres textes durassiens. En premier lieu, Catherine Gottesman nous convie au théâtre dEmily L., de Yann Andréa Steiner, du Vice-consul et dAurélia (Vancouver et Melbourne), à travers sa propre expérience de la mise en scène de ces quatre textes dans les années 2000. Chaque fois, elle a réalisé une forme mixte où le livre et son lecteur étaient accompagnés par limage (animée ou fixe) et le son. Lintermédialité fut ainsi le moyen de rendre compte des mises en abyme du texte, mais aussi, dans cette logique de ladaptation, de maintenir lhésitation entre représentation et imagination, tout comme elle réussit à « déréaliser » la scène. Catherine Gottesman finit son exposé par une présentation du travail de ses comédiens (Éric Génovèse, Coralie Seyrig et Audrey Bonnet).

Les deux articles qui suivent se consacrent à des œuvres que Duras a écrites ou réécrites pour le théâtre. Joëlle Pagès-Pindon sintéresse à la deuxième version de Savannah Bay, quand Yannick Hoffert se tourne vers Le Théâtre de LAmante anglaise.

La deuxième version de Savannah Bay, créée au Théâtre du Rond-Point en septembre 1983, présente lintérêt davoir vu son écriture modelée par la mise en scène dont lauteur avait la charge. Cette « écriture autocollaborative », où lécrivain et le metteur en scène sont une seule et même personne, a accru limportance de la scène dans la réécriture. Cest à partir de létude de lespace-temps de la pièce, du corps des comédiens, 216des objets scéniques et de la musique que Joëlle Pagès-Pindon met en évidence ce que cette nouvelle version doit à la représentation théâtrale dont lécrivain a ici fait lépreuve.

Yannick Hoffert revient quant à lui sur les mises en scène de LAmante anglaise sous légide de la formule de Jarry qui prônait « linutilité du théâtre au théâtre » ; une formule qui peut, assure lauteur, illustrer les affinités de Marguerite Duras avec le symbolisme. Ainsi chez Duras, « la parole crée le décor », pour reprendre le mot de Pierre Quillard. Le travail de mise en scène de Claude Régy pour cette pièce – montée par lui six fois depuis quil la créée en 1968 –, comme celui de Charles Tordjman en 1986, 1988 et 1993, est analysé en tant quil est exemplaire de ce « théâtre sans théâtre » où seul en définitive le personnage parvient à demeurer présent.

Dédié à La Maladie de la mort, et au théâtre de Marguerite Duras, ce petit livre a associé avec brio et sérieux la lecture universitaire et le compte rendu de pratiques artistiques.

Florence deChalonge

Université de Lille 3

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Les Archives de Marguerite Duras, textes réunis et présentés par Sylvie Loignon, Ellug, Université Stendhal, « La Fabrique de lœuvre », 2012, 256 p.

Si la collection « La Fabrique de lœuvre » a pour objectif denrichir la réflexion sur la critique littéraire et artistique (n. p.), louvrage de Sylvie Loignon qui rassemble et préface les communications issues du Colloque quelle a organisé à lUniversité de Caen et à lIMEC les 18 et 19 novembre 2010, y prend une rare importance sur le plan des recherches consacrées 217à Marguerite Duras, avec, parfois, un bonheur inégal. Ici, chacun des intervenants accorde une place aux manuscrits de lécrivain. Ainsi conçu, ce livre, nourri au suc dune érudition soignée, apparaît comme une contribution essentielle, nécessaire à tout chercheur.

Pour ne pas alourdir ce compte rendu par une analyse systématique et exhaustive – quitte à le regretter –, on se contentera den livrer le contenu. Façon doffrir à chacun des voies daccès aux grands champs tracés par Sylvie Loignon.

Celle-ci a divisé la publication en cinq parties suivies dun Envoi et dune Annexe, illustrées par des photographies du fonds Marguerite Duras / Archives IMEC.

Dans la première partie, intitulée « LArchive : du sujet à lautre », on découvre : « Du subjectile au sujet Duras : “Cest moi Agatha” », Joëlle Pagès-Pindon (33-43) ; « Limpérialisme du même et le mysticisme de lautre », Laure Himy-Pieri (45-56) ; « La Maladie de la mort : donner forme à laberration » Chloé Chouen (57-67).

La seconde, « Poétique de larchive », présente « India Song (texte théâtre film) : naissance dune manière », Youlia Maritchik (71-85) ; « Les manuscrits de LAmour de Marguerite Duras : une écriture du premier jet », Florence de Chalonge (87-99) ; « La fabrique de La Vie matérielle », Anne Cousseau, (101-113).

La troisième, « LEffacement, la trace », propose « Mantegna, le Greco et Goya dans Dix heures et demie du soir en été, du brouillon au brouillage », Cécile Hanania (117-134) ; « Spectres de “la musique sur le nom de Stein” », Christophe Meurée (135-148) ; « Archiver loubli : LHomme atlantique », Sylvie Loignon (149-159).

La quatrième, « Métamorphoses et permanences de lœuvre », comprend « Hiroshima, ou lamour de lennemi », Robert Harvey (163-171) ; « Les métamorphoses dAbahn Sabanah David », Eva Ahlstedt (173-188) ; « “Trop pour un livre” : Theodora ou la réécriture en guerre », Sophie Bogaert (189-197).

La cinquième, « Inachèvement de larchive », inclut « MD, du livre qui bouge à lhyper archive » Simone Crippa (201-212), et « Finitude et infinitude dans la genèse du Ravissement de Lol V. Stein », Annalisa Bertoni (213-225).

LEnvoi, confié à Johan Faerber, invite à pénétrer dans la maison de Neauphle, à ouvrir les célèbres « armoires bleues » qui recèlent « Larchive 218pour rien ou la démocratie du sens dans lécriture de larchive » (229-238). Lannexe, enfin, permet à Florence de Chalonge de reproduire un extrait du script inachevé du Ravissement de Lol V. Stein quelle établit avec rigueur (239-242). Rigueur que lon retrouve dans la bibliographie (245-254).

On pouvait craindre quune certaine dispersion résultât de tant dapproches variées. Cest, au contraire, une impression de cohérence et même dharmonie qui se dégage de ce substantiel recueil. Il faut savoir gré à Sylvie Loignon davoir conduit ce travail dans lequel laccent est mis sur la pratique de lécriture. Travail dont le statut, véritablement scientifique, débouche sur une connaissance appliquée. Sappuyant sur une méthode vivante et juste, il éclaire le domaine mouvant des multiples significations de lœuvre de Marguerite Duras.

Christiane Blot-Labarrère

Université de Nice

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Anaïs Frantz, Le Complexe dÈve : la pudeur de la littérature. Lectures de Violette Leduc et Marguerite Duras, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque de Littérature générale et comparée », no 107, 2013, 305 pages.

Si le mythe dAdam et Ève a été maintes fois glosé, cest ici une approche originale et fort intéressante que nous livre Anaïs Frantz. Cette étude se présente comme désir de révélation de ce qui, depuis lépisode biblique du jardin dÉden, se dérobe : la pudeur. Voiler plutôt que voir, voilà ce à quoi sont promis lhomme et la femme, eux qui, depuis le geste dÈve, ne peuvent appréhender le monde que de manière oblique, dans le retrait.

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À travers une étude transdisciplinaire du complexe dÈve, Anaïs Frantz cherche à interroger des textes post-modernes empreints de culture biblique afin denvisager sous un jour nouveau le rapport à la mort, au langage, aux différences sexuelles. Si le geste dÈve convoque la notion de représentation, il convoque surtout lénonciation, mettant en scène « la condition pudique du sujet de langage qui est toujours déjà pris dans la tentative de prendre, voilé par la découverte, à lœuvre dans la tentation, auctorial ». La scène de mise à nu, infinie en son procès, engage au lire-écrire et se présente comme une promesse ; elle est scène de la découverte, révélation de la nuit du non-savoir, « apocalypse de lapocalypse ».

Létude, composée de trois parties, pose au départ des assises théoriques. Dans la première partie « La pudeur et la littérature », la critique décline les différents sens de la pudeur et la rattache à la notion de secret. Certains livres au xviie siècle présentent des tensions entre convenances sociales et passion intime. Le féminin, associé à la retraite, reposant de façon ambivalente sur le sacrifice et sur la résistance, est peu à peu contraint au mutisme. Au fil des siècles, la pudeur féminine se fait synonyme de sensiblerie quand la pudeur des sentiments est attribuée aux hommes ; la femme est alors tenue éloignée de lécriture et lorsquelle veut écrire, cest sous couvert dun pseudonyme. Le xxe siècle, reprenant ce clivage, pose alors la question du sexe de lécriture. Pendant longtemps, une distinction sera établie par certains entre une écriture féminine considérée comme « intérieure », et une écriture masculine, pensée comme « extérieure ». Si la pudeur nest pas le propre de la féminité et nest pas innée à la femme, elle résiste et ouvre sur limprésentable. Voilà pourquoi la psychanalyse a tenté de pénétrer cet insaisissable qui tout à la fois voile et révèle. La pudeur comme secret sécrète du récit, engage à la fiction, découvrant par là même linfini.

Dans une deuxième partie (« La scène de la découverte »), la critique cherche à montrer que la pudeur est avant tout « une manière dexister : en rapport avec la mort. Elle est textuelle, existentielle, avant que dêtre sexuelle. » Le texte apparaît ainsi comme lieu de révélation : révélation dun sujet parlant, qui au moment même où il parle, fait entendre tout à la fois lorigine et laltération de cette origine. Cest la question de lexposition de lénonciation qui est alors interrogée ; les plis de lénonciation « découvrent une auctorialité plutôt quils ne vérifient ou 220préservent une autorité ». Lécriture est présentée comme rapport à lautre, découverte du rapport à lautre dans les plis du texte, du sexe, et cette révélation au creux de lintime est perceptible notamment dans lincipit de LAmant de Marguerite Duras, qui ouvre sur la scène de limpossible (re)connaissance et met en exergue la mort de lAuteur. Le livre donne à voir une pudeur textuelle où « la destruction quopère lécriture à lendroit de lautorité produit des effets dauctorialité ».

Dans une dernière partie, Anaïs Frantz analyse « La pudeur à lœuvre ». Elle montre à la lumière des œuvres de Duras et de Violette Leduc combien la scène de la découverte est liée à la nuit, voire à la mort. Cette scène de la découverte est dabord découverte de lécriture et découverte dune origine imprésentable. Limpudeur est déplacée dans le blanc, dans les silences, ce qui se montre étant moins lacte sexuel que lécriture en train de se faire. Chez Duras, limpudeur revient à transgresser lusage conventionnel du narratif. On peut ainsi parler, que ce soit chez Duras ou chez Leduc, dune obscénité de la pudeur auctoriale. Pour finir, Anaïs Frantz montre comment la pudeur permet, outre un déport, un transport, un toucher qui affecte et ouvre sur linfini, relance lappel. La pudeur serait alors ce qui témoigne avant tout dune « interruption, dune atteinte [] dans la connaissance : éblouissement ou obscurité, tache aveugle, crypte, pli – syncope ».

Cette analyse de la pudeur montre de façon pertinente et convaincante combien lire et écrire sont avant tout des gestes de découverte. Anaïs Frantz a ainsi le mérite de mettre en lumière le « potentiel poétique » de textes qui dévoilent « limprésentable découverte ».

Chloé Chouen-Ollier

Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3

1 Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983, p. 62.