Avertissement La leçon du Contre Sainte-Beuve
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Marcel Proust. Portrait d’un jeune écrivain en philosophe
- Pages : 21 à 26
- Collection : Bibliothèque proustienne, n° 16
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782812447228
- ISBN : 978-2-8124-4722-8
- ISSN : 2258-9058
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4722-8.p.0021
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 19/05/2016
- Langue : Français
AVERTISSEMENT
La leçon du Contre Sainte-Beuve
Le nom de Sainte-Beuve fait son apparition dans les écrits proustiens dès le carnet de 19081. Comme Mariolina Bongiovanni Bertini l’a montré2, ce nom désigne une approche spécifique de la littérature, une prise de position critico-littéraire3 bien particulière. Les spécialistes proustiens savent4 qu’à la fin de l’année 1908, Proust avait envisagé deux manières différentes de développer de façon cohérente ses idées – qui depuis longtemps demeuraient en lui5 – sur ce qu’il désignait comme la méthode Sainte-Beuve. Deux types d’essai : le premier « à la Taine » – selon ses propres mots6 – et le second ayant la forme du récit d’une matinée où Proust lui-même aurait exposé à sa mère ses idées sur le critique des Lundis. Or, Proust emprunta les deux voies, dans les deux cas sans parvenir jusqu’au bout. Toutefois, le second chemin, chronologiquement postérieur au premier, était parsemé d’intuitions et de thèmes, encore sous forme embryonnaire, qui auront une importance cruciale dans la Recherche. À cet égard, lorsque Bernard de Fallois coordonna en 1954 une sélection de manuscrits proustiens posthumes
intitulée Contre Sainte-Beuve, concernant la période 1908-1911, le public ne manqua pas d’y reconnaître explicitement dans plusieurs passages les symptômes de l’œuvre mature7.
Nous avons décidé d’aborder l’essai Contre Sainte-Beuve pour une raison : cet aperçu se veut principalement un avertissement autoréférentiel afin de mesurer chemin faisant les limites de l’enquête sur la vie du jeune Marcel. Dans cet avertissement méthodologique nous ne traiterons que certains aspects du Contre Sainte-Beuve qui pourrons être des instruments précieux capables d’évaluer les résultats atteints tout au long de l’approfondissement biographique et intellectuel que nous allons entreprendre. Nous mettrons en évidence les affirmations de Proust visant de façon presque obsédante à montrer pourquoi une œuvre d’art ne peut pas être comprise et expliquée uniquement à travers l’étude minutieuse de la biographie de son auteur.
Nous pouvons rappeler ici que certains ont cru apercevoir derrière cette position, la crainte, mal dissimulée de la part de Proust, que l’on enquête sur sa vie. Autrement dit, la peur d’être jugé en tant qu’homme et non en tant qu’artiste. Un tel soupçon témoigne cependant d’une compréhension partielle de la portée théorétique de l’exigence proustienne8. Toutefois, nous ne nous limiterons pas ici à reprendre sans examen l’avertissement proustien. Nous mettrons à l’épreuve ses implications philosophiques pour comprendre dans quelle mesure un tel avertissement peut constituer un outil de lecture valide pour mettre en lumière certains aspects de la biographie de Proust. Il s’agit donc d’accueillir l’invitation de Proust et d’en évaluer les qualités et les limites en la mesurant à sa propre vie.
Comme nous l’avons dit, le nom de Sainte-Beuve est pour Proust un hétéronyme lui permettant d’esquisser une attitude critique particulière. En effet, il commence ainsi son « essai » :
J’aurais ainsi à dire sur Sainte-Beuve, et bientôt beaucoup plus à propos de lui que sur lui-même […] en montrant en quoi il a péché, à mon avis, comme écrivain et comme critique, j’arriverais peut-être à dire, sur ce que doit être la critique et sur ce qui est l’art, quelques choses auxquels j’ai souvent pensé. […] je le prendrais comme occasion de parler […]9.
Proust attribue à la méthode de Sainte-Beuve, qu’il nomme de façon significative botanique morale, une foi absolue dans le fait qu’il y ait une dépendance directe entre l’œuvre et la vie de son auteur. Il s’agit de la certitude inébranlable que, pour connaître à fond une œuvre littéraire, il faut en savoir le plus possible sur l’homme qui l’a réalisée, même sur des aspects qui semblent ne pas concerner l’art : son opinion sur la religion, sa condition économique, sa façon de gérer les femmes et l’argent, son mode de vie et ses vices. Or, cette attitude critique, malgré son aspiration à la globalité, présente selon Proust une faille qui risque d’invalider ses constructions. En effet, celle-ci n’admet pas qu’« un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices » et que « ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir10 ».
L’idée du moi qui émerge des mots de Proust ne peut être reconduite à des explications dont les bases se fondent sur l’observation de la vie sociale d’un individu. Au lieu de concevoir un moi qui, bien qu’articulé avec finesse, demeure toujours et uniquement le même, il conçoit l’identité comme « éparpillée » en une multitude de moi, dans laquelle chaque moi ne dépend pas forcément d’un autre. C’est pour cette raison, selon lui, que le fait de connaître minutieusement les différents moi qui constituent un écrivain en tant qu’homme, pourrait ne pas suffire pour comprendre également le moi qui a produit l’œuvre. En effet, ce dernier ne peut être découvert à travers un jeu de reconstruction et de déduction, comme on pourrait le faire avec un vase cassé dont on déduirait la forme originelle en s’attelant à la recomposition de ses centaines de fragments. Par conséquent, et pour reprendre la deuxième affirmation mise en évidence dans la citation ici invoquée, ce moi spécifique qui a créé l’œuvre doit être recréé en nous. Pour le comprendre pleinement, il faut recréer en soi-même le mouvement qui a rendu possible l’apparition
de ses « vérités », comme si le critique au cours de son étude, devait reconquérir et reconnaître à son tour les « vérités » contenues dans l’œuvre, plutôt que de les déduire en multipliant et en additionnant les informations biographiques obtenues sur le compte de l’auteur.
Le moi qui écrit – et qui ne peut le faire qu’en s’émancipant des mots de la conversation, appauvrie et composée de significations préconçues, disponibles sous forme de clichés – est un « moi profond qu’on ne retrouve qu’en faisant abstraction des autres […], qu’on sent bien le seul réel, et pour lequel seul les artistes finissent par vivre11 ». Ce moi artistique ne se distingue pas simplement des autres moi en restant axiologiquement à leur niveau : il se situe dans un lieu plus profond par rapport à ceux-ci, laissés en superficie12.
Non seulement il occupe une place plus intime, mais il est également le seul à mériter l’attribut de la réalité. L’erreur de Sainte-Beuve consiste dans le fait de ne pas avoir « vu l’abîme qui sépare l’écrivain de l’homme du monde », inaugurant une méthode qui nous informe de tous « les points où le moi véritable du poète n’est pas en jeu13 ».
Que nous dit Sainte-Beuve sur Baudelaire ? Il nous dit seulement qu’il « gagne à être vu », qu’il est un « GENTIL GARÇON14 ». Le fait que Baudelaire lui-même semble avoir à cœur et suivre les observations de l’« oncle Beuve15 », nous montre seulement que « l’homme qui vit dans un même corps avec tout grand génie a peu de rapport avec lui, que
c’est lui que ses intimes connaissent, et qu’ainsi il est absurde de juger comme Sainte-Beuve le poète par l’homme ou par le dire de ses amis16 ».
Puisque le livre est le produit d’un moi spécifique, ne devrions-nous pas, à chaque étape de notre étude, être conscients du moi sur lequel on est en train d’enquêter ? Quel moi présenterons-nous à travers le portrait philosophique du jeune Proust ? Dans quelle mesure pouvons-nous dire que les traces – ou les conquêtes – de ce moi ont nourri le moi qui a écrit la Recherche ? Dans cette dernière, plus précisément dans La Prisonnière, le Narrateur lui-même affirme être formé de plusieurs « moi17 ». Il est important de remarquer que dans ce passage également – qui met en lumière la divisibilité effective d’une in-dividualité présumée –, le Narrateur nous rappelle que parmi tous les moi qui le composent il y en a « deux ou trois qui auront la vie plus dure que les autres » : « notamment un certain philosophe qui n’est heureux que quand il a découvert, entre deux œuvres, entre deux sensations, une partie commune18 » et un « salueur chantant19 » qui, même lorsque les autres moi périront, ne saura pas résister à l’attrait d’un « rayon de soleil20 ». D’ailleurs Proust parlait déjà dans le Contre Sainte-Beuve21, d’un moi capable de surgir des ruines, de se découvrir poète même dans une situation de désolation. Proust l’investit en particulier d’une capacité singulière : celle de saisir ce qui est commun à deux objets – bien que présent dans aucun des deux. Concernant ce moi, en effet, il faut rappeler que :
Ce qu’il y a dans un tableau d’un peintre ne peut pas le nourrir, ni dans un livre d’un auteur non plus, et dans un second tableau du peintre, un second livre de l’auteur. Mais si dans le second tableau ou le second livre, il aperçoit quelque chose qui n’est pas dans le second et dans le premier, mais qui en quelque sorte est entre les deux, dans une sorte de tableau idéal, qu’il voit en matière spirituelle se modeler hors du tableau, il a reçu sa nourriture et recommence à exister22.
Aborder cette question – que nous ne manquerons pas d’avoir à l’esprit tout au long de la constitution de notre « portrait » – signifie
anticiper un des points cardinaux de l’esthétique proustienne. Nous laissons pour l’instant cette question en suspens et nous nous contentons de l’avoir à peine effleurée. À présent, fort de ce qui précède, nous pouvons entreprendre de tourner notre regard vers le commencement de l’apprentissage de Marcel Proust.
1 M. Proust, Le Carnet de 1908, Cahiers Marcel Proust, no 8, Nouvelle série, éd. établie par P. Kolb, Paris, Gallimard, 1976.
2 M. Bongiovanni Bertini, « Introduzione » à l’éd. italienne de M. Proust, Contro Sainte-Beuve, Torino, Einaudi, 1991.
3 Déjà dans l’article « Sur la lecture », publié dans Renaissance latine (no 5, 15 juin 1905) – qui deviendra ensuite la préface de la traduction de Sesame and Lilies de Ruskin – on peut lire que « Sainte-Beuve a méconnu tous les grands écrivains de son temps » (M. Proust, Sur la lecture [1905], Paris, Éditions Sillage, 2011, p. 69).
4 M. Proust, Lettres, sélection et annotation revue par F. Leriche avec le concours de C. Szylowicz, Paris, Plon, 2004, « À Mme de Noailles, première quinzaine de décembre 1908 », p. 466.
5 « Ce qui est ennuyeux c’est que de nouveau je commence à oublier ce Sainte-Beuve qui est écrit dans ma tête et que je ne peux écrire sur le papier ne pouvant me lever. Et s’il faut le recommencer de tête une quatrième fois (car déjà l’année dernière) se sera trop » (ibid., « À Georges de Lauris, 18 décembre 1908 », p. 467).
6 Ibid., « À Mme de Noailles, première quinzaine de décembre 1908 », p. 466.
7 Cette impression fut renforcée dans un second temps, précisément en 1971, lorsque Pierre Clarac, en présentant une nouvelle version du Contre Sainte-Beuve, y inclut des textes qui, bien qu’entrant en résonnance avec ceux de 1951, sont plutôt à relier à une protohistoire de la Recherche qu’à une invective contre le critique français. Dans tous les cas, c’est à cette version de l’édition établie par Pierre Clarac que nous nous référons dans cette étude.
8 Nous sommes d’accord dans tous les cas avec Giovanni Raboni quand il affirme que même sans « exclure que dans l’anti-beuvisme de Proust il puisse y avoir […] également un calcul “personnel” plus au moins conscient […], cela n’enlève rien à la lucidité et à la vigueur de sa thèse » [t.d.t.] (G. Raboni, « Un brandello di fodera », M. Proust, Le lettere e i giorni, Milano, Mondadori, 1996, p. xiii).
9 M. Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 219. Je souligne.
10 Ibid., p. 221-222. Je souligne.
11 Ibid., p. 224. Je souligne.
12 « Comme le ciel de la théologie catholique qui se compose de plusieurs ciels superposés, notre personne, […] se compose de plusieurs personnes superposées » (ibid., p. 249). Nous verrons cependant qu’une telle profondeur ne doit pas être comprise comme une profondeur qui existe avant d’être retrouvée, mais comme une profondeur qui doit son statut à l’œuvre d’une « sédimentation créatrice ». C’est dans ce sens que les mots de Nietzsche peuvent nous éclairer : « Mais comment pouvons-nous nous retrouver nous-mêmes ? Comment l’homme peut-il se reconnaître ? Ce sont là des questions difficiles à résoudre. Si le lièvre a sept peaux, l’homme peut s’en enlever sept fois septante sans qu’il puisse dire ensuite : “cela est maintenant véritablement toi, ce n’est plus seulement une enveloppe”. […] Car ton essence véritable n’est pas profondément cachée au fond de toi-même ; elle est placée au-dessus de toi à une hauteur incommensurable, ou du moins au-dessus de ce que tu considères généralement comme ton moi » (F. Nietzsche, Unzeitgemässe Betrachtungen, Drittes Stück, Schopenhauer als Erzieher [1874]. Trad. H. Albert, Considérations inactuelles, Schopenhauer éducateur, Paris, Mercure de France, 1922, p. 11.
13 M. Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 225. Je souligne.
14 Ibid., p. 246.
15 Ibid., p. 247. Proust reprend cette expression d’un extrait d’une lettre que Baudelaire écrit à Poulet-Malassis le 28 février 1859.
16 Ibid., p. 248.
17 Voir P, p. 522.
18 Ibidem. Je souligne.
19 Ibidem.
20 Ibidem.
21 Voir Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 303.
22 Ibid., p. 304. Je souligne.