Préface
- Prix 2020 de la Fondation Édouard Bonnefous – Institut de France, attribué sur proposition de la section Morale et Sociologie
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Marcel Proust et la politique. Une conscience française
- Pages : 15 à 20
- Collection : Bibliothèque proustienne, n° 26
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406080893
- ISBN : 978-2-406-08089-3
- ISSN : 2258-9058
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08089-3.p.0015
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 25/11/2019
- Langue : Français
PRÉFACE
Proust s’est toujours intéressé à la politique dès le plus jeune âge, même s’il s’en est défendu à la fin de sa vie. Son intérêt, souvent un peu distant, n’en a pas fait un militant sauf un court moment lors de l’affaire Dreyfus où il a assisté à des réunions et surtout au procès Zola. À cette occasion, il a signé et soutenu au lendemain de celui-ci une pétition des « Intellectuels » et a recueilli la signature d’Anatole France pour obtenir la révision du procès Dreyfus. Il a vraiment pris parti et donné de sa personne en soutenant Picquart, interné au Mont-Valérien, à qui il a même réussi à faire parvenir son livre Les Plaisirs et les Jours.
Il serait irréaliste et même ridicule d’imaginer Proust collant des affiches, distribuant des tracts, hurlant des slogans, serrant des mains, parler à une section de parti, haranguant des auditoires, encore moins des foules, allant à une manifestation, brandissant une pancarte, parlant de « problématique ». Proust n’a pas été un politique, n’en a pas fait activement, ne votant pas ou peut-être une fois dans son jeune âge. Il a même reproché à Barrès, à Maurras, à Léon Daudet d’en faire, gâchant ainsi leurs dons littéraires.
La politique, il a souvent prétendu dans sa correspondance ne rien y connaître et surtout la mépriser et la détester. Ainsi, le 24 ou 25 novembre 1921 il écrit à J. Boulanger : « […] je ne m’occupe pas de politique et je ne m’en suis jamais occupé à moins qu’on appelle s’occuper de politique avoir il y a 25 ans signé une liste pour la révision du procès Dreyfus1 ». Cette affirmation s’explique par sa volonté de publier un article sur Léon Daudet qu’il veut remercier en faisant passer l’amitié et la reconnaissance avant les très fortes divergences d’opinions. De même pour la politique étrangère, Proust affirme à Robert de Billy, son ami diplomate : « Je n’y connais rien2 », pour que son interlocuteur lui donne plus volontiers toutes les informations qu’il désire.
16De nombreux commentateurs de l’œuvre de Proust ont longtemps pensé que celle-ci était apolitique et que lui-même en était très éloigné, ne s’y intéressait pas, le prenant ainsi au mot, qu’il n’y avait chez lui que des préoccupations esthétiques. C’est vite oublier que Marcel Proust était l’héritier de familles très politisées, qu’il lût dès le plus jeune âge plusieurs journaux et revues et qu’il en parlait abondamment dans ses lettres, en particulier, à sa mère. Du côté de celle-ci les hommes politiques ne manquaient pas : le célèbre Adolphe Crémieux dont le décret fait partie de notre histoire, Goudchaux, Cruppi, Thompson furent aussi des hommes politiques importants et parents de Marcel Proust. Même Karl Marx serait un lointain cousin !
Du côté d’Adrien Proust, celui-ci eut un rôle quasiment politique sur le plan de la santé publique. Les parents de Marcel connaissaient très bien Félix Faure et son épouse, ainsi que, moins intimement, Waldeck-Rousseau, Rouvier et des diplomates comme Camille Barrère et Gabriel Hanotaux. Proust lui-même rencontra dans les salons, surtout celui de madame de Caillavet, Poincaré, Briand, Barthou, Dupuy et eut des amis diplomates, Fénelon, Antoine Bibesco, Robert de Billy, Paul Morand.
Marcel Proust a été assidu aux cours de Sciences Politiques de Vandal, de Sorel, de Leroy-Beaulieu, de Boutmy, à la faculté de droit de Desjardins… Il alla plusieurs fois à l’Assemblée nationale et au Sénat et s’intéressa de près aux élections législatives et surtout aux différentes crises de la IIIe République : le scandale des décorations Grévy, l’affaire Boulanger, l’affaire du Panama, l’affaire Dreyfus, ainsi qu’aux tensions diplomatiques : la guerre des Boers, la guerre russo-japonaise, la crise chinoise, les crises balkaniques, les crises du Maroc… Les relations internationales, en tant qu’élève de la section « diplomatie » de Sciences Politiques, l’intéressaient particulièrement.
Le point de vue de Marcel Proust tenait compte de différents facteurs qui pour quelques observateurs n’étaient pas valables mais il exprimait ses préoccupations morales et affirmait ses valeurs. Quelle que soit sa démarche, il montrait l’importance qu’il attachait aux idées politiques, les reliant souvent à d’autres considérations mais ne les gommant jamais. Marcel Proust eut depuis le plus jeune âge de très nombreux amis, des correspondants, de véritables « réseaux » comme on dirait aujourd’hui, qui échangeaient avec lui et le renseignaient sur la société, les arts, la mode, la politique, la diplomatie. S’il n’aima pas la politique ordinaire, 17en particulier ce qu’il appela à propos du diplomate monsieur de Norpois « l’esprit de gouvernement », il s’intéressa passionnément aux grands enjeux de la société et en fera une matière de son œuvre.
Les hommes politiques seront d’intéressants représentants de l’être humain et des sujets d’observation romanesque pour lui. Ni en littérature, ni en politique, Proust n’acceptait les théories. À ce propos, il dit dans Le Temps retrouvé : « Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix3 ». Proust ainsi s’oppose à l’idée qu’il « faut faire sortir l’artiste de sa tour d’ivoire4 ». Marcel Proust défendit avec vigueur ses valeurs. Comme Montaigne et Voltaire, il voulait que chacun, même son adversaire, puisse s’exprimer. Il fut contre les extrémismes, les fanatismes, les exclusions. Il considéra la politique comme une valeur et non comme un moyen de pouvoir et une idéologie à laquelle on sacrifie tout.
Proust s’engagea à fond dans l’affaire Dreyfus, en particulier par le manifeste de 104 Intellectuels qu’il signa, entre autres, avec ses amis de Condorcet, Jacques Bizet, Robert Dreyfus, Robert de Flers, Louis de la Salle, Daniel Halévy, mais il ne voulut pas qu’à cette injustice s’en ajoutât une autre, la persécution de la religion catholique, et la spoliation des églises de France. Jaurès, lorsqu’il défendit la cause arménienne et dénonça les massacres des Arméniens par les Turcs, fut admiré par Proust et considéré comme un grand homme, mais ensuite celui-ci se sépara de lui à cause de son anticléricalisme. Il ne donna jamais définitivement son blanc-seing à un homme ou à une cause gardant toujours sa liberté de penser.
Proust refusait les clans, les partis, l’esprit communautariste. C’est pour cela qu’il s’est tant moqué, dans son œuvre, du clan, du « petit noyau » des Verdurin, véritable lobby fanatique pratiquant avec délectation l’exclusion dont sont tour à tour victimes Swann, Saniette, Charlus… Il en dénonce les dangers, les ridicules, en nous faisant vivre une cellule politique avec ses anathèmes, ses exclusions, ses adorations, ses collusions et la célébration aveugle d’un culte, celui de la « patronne ». Dans Un Été avec Proust, Julia Kristeva montre bien que toute sa vie, Proust évita d’appartenir à un groupe : « Il fustige la société française qui, selon lui, a fait de l’appartenance la condition de toute existence. Il n’aime pas 18les étiquettes préférant se tenir à la périphérie de toutes choses, gardant une vigilance extrême à l’égard des enfermements claniques5 ». Dans sa Correspondance avec Hahn, Proust se moquait du parti socialiste « hunifié » de son ami après avoir connu une période de « compagnonnage » avec les socialistes dans l’affaire Dreyfus, dont il s’est vite éloigné, les trouvant trop sectaires et doctrinaires.
Jusqu’à l’affaire Dreyfus en 1897, Proust fut un républicain modéré et attentif à la IIIe République, à ses progrès, à ses scandales aussi qui le navrèrent, fasciné puis hostile à Boulanger, admiratif du premier Jaurès mais aussi libéral, conservateur. Sa mère, qu’il écoutait particulièrement, était républicaine avec une brève nostalgie pour la famille d’Orléans. Son père qui avait été favorable à Napoléon III, devint une des personnalités quasi-gouvernementales de la IIIe République, soutenant le régime jusqu’à l’anti dreyfusisme et défendant l’armée et la laïcité. Marcel Proust ne se brouilla pas avec Montesquiou, Léon Daudet, qui étaient de farouches antidreyfusards, mais avec J. E. Blanche, pourtant plus modéré : « Il fallait que l’on se comptât. Vous auriez dû être avec nous6 » lui dira-t-il plus tard. D’ailleurs, c’est pendant l’affaire Dreyfus que la littérature et la politique ont été les plus liées et les plus interdépendantes. Les écrivains en ont joué le premier rôle : d’un côté, les Zola, Anatole France, Jules Renard, Gide, Anna de Noailles ; de l’autre, les Maurras, Daudet, Coppée, Barrès, Jules Lemaître. La contribution de la Revue blanche des frères Natanson, avant-garde littéraire et politique, a été primordiale et Marcel Proust, avant de s’en écarter, en a subi l’influence si essentielle dans l’évolution des idées à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle. Mais l’Affaire terminée, Proust refusa de suivre ses amis dans leur hargne contre l’armée, contre l’Église. Il estimait toujours l’armée malgré certains de ses chefs et l’Église, tout en reconnaissant ses erreurs, au moins celles du haut clergé : « Comme si les défenseurs de l’Autel n’auraient pas dû avant tous les autres être les apôtres de la vérité, de la pitié, de la justice7 ». Il n’accepta pas les persécutions, les attaques faites aux églises, aux cathédrales, que l’on ne salua plus ni n’invita plus à la remise des prix à l’école le curé du village comme le faisait son oncle Amiot à Illiers, « dévoreur » de curés, lecteur de 19L’Intransigeant et même de La Libre Parole, le journal de Drumont, plein de haine et de violence.
Proust soutiendra Waldeck-Rousseau et Briand mais non Combes, donnant l’avantage à l’esprit de conciliation sur celui de la haine. Proust aimait passionnément la France mais une France fraternelle, simple, profonde, celle des terroirs, des églises de campagne qui protègent et apaisent, celle des arts, d’Augustin Thierry, de son enfance à Illiers, des contes et légendes, des cérémonies catholiques, de la Fête-Dieu, du mois de Marie, des paysans et des paysannes qui ont le profil des statuettes des porches d’église, mais en même temps, il ignorait le nationalisme et la haine des autres pays, il en aimait les arts, le pacifisme, la coexistence et les échanges avec l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne, la Russie. Il détestait le nationalisme guerrier et les « aboiements » fanatiques et belliqueux d’un Barrès, et ses appels à la haine.
Proust a longtemps espéré que l’Europe éviterait la guerre et il salua avec espoir la modération et la sagesse d’un Joseph Caillaux et le règlement de l’affaire du Maroc ainsi que l’attitude de l’entourage de Guillaume II, un temps pacifiste. Mais il a constaté que la violence, les forces guerrières triomphaient. Il a senti que l’assassinat de Calmette par madame Caillaux était un signe précurseur de la guerre, faisant deux victimes : Calmette et le pacifisme illustré par Joseph Caillaux. Ce dernier, Briand, Berthelot, partisans de la paix ne gagneront pas, ni les pacifistes entourant Guillaume II, contre les bellicistes et les « jusqu’au-boutistes ». Proust, tout en tremblant pour les soldats français partant pour le front dont son frère et plusieurs de ses meilleurs amis, fut horrifié par cette guerre longue, sanglante qui s’annonçait et contre ce fanatisme sanguinaire qui s’emparait des gouvernants, en un combat fratricide, mortel. Proust fulminait contre ce sectarisme aveugle des élites et des journaux qui écrasait tout esprit de paix et construisait des sentiments de haine contre « l’ennemi », contre les Barrès, les « Polybe » (Reinach), Saint-Saëns qui écrivaient des articles reniant jusqu’à la culture allemande, jetant aux orties la musique de Wagner, Beethoven, Schubert, Schumann, et la littérature de Goethe, Schiller et toutes les merveilles de la culture allemande.
Proust souffrit des atrocités allemandes et de la destruction, qu’il pensa volontaire, de la cathédrale de Reims mais aussi de tant de haine et d’acharnement guerrier de part et d’autre, que l’on aurait pu éviter. Pour lui, il fallait essayer de résister à cet instinct de destruction, à ce 20mouvement féroce de sottises guerrières, d’aveuglement terrible et bestial qui ne menait qu’à l’anéantissement des peuples d’Europe.
Après la guerre pendant laquelle Proust a manifesté sa crainte dans sa correspondance et dans Le Temps retrouvé par la voix du baron de Charlus qu’un régime autoritaire ne remplaçât la République, il pressentit que le traité de Versailles par sa faiblesse en même temps que par sa volonté d’humilier l’Allemagne, avait en germe une nouvelle guerre. En 1919, Proust s’éleva violemment, en véritable « Clerc » selon Julien Benda contre un Manifeste du Parti de l’Intelligence qui annonçait les partis fascistes, prônant le culte d’un pays, la domination de sa culture. Ce n’est pas un hasard si Czapski l’officier polonais réunit des prisonniers du Goulag sous les portraits de Lénine, de Staline, pour leur parler de l’œuvre de Proust, pour les aider à lutter contre la déchéance et la tyrannie et que Chalamov, déporté au Goulag de la Kolyma, lut toutes les nuits la Recherche.
L’œuvre de Proust, qu’elle soit louée, admirée ou critiquée, à travers des courants de pensée, des lecteurs comme Arendt, Benda, Sartre, Céline, Gracq, Camus et d’autres, a bien une résonance politique. Ce ne sont pas tant les idées que des comportements, des refus, en particulier de l’intolérance, de l’idéologie, du communautarisme, que porte l’œuvre de Proust et en cela comme celles de Montaigne, Voltaire, de Victor Hugo, elle a une valeur politique dans le sens le plus noble du terme.
1 Correspondance, t. XX, p. 530.
2 Ibid., t. XXI, p. 35.
3 Recherche, t. IV, p. 461.
4 Ibid.
5 Julia Kristeva, Un Été avec Proust, Paris, Édition des Équateurs, 2014, p. 143.
6 Jacques-Émile Blanche, Portrait de Marcel Proust en jeune homme, Paris, Bartillat, 2014, p. 88.
7 Correspondance, t. II, p. 244.