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Classiques Garnier

La polémique du prix Goncourt 1919

  • Prix 2020 de la Fondation Édouard Bonnefous – Institut de France, attribué sur proposition de la section Morale et Sociologie
  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Marcel Proust et la politique. Une conscience française
  • Pages : 403 à 407
  • Collection : Bibliothèque proustienne, n° 26
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406080893
  • ISBN : 978-2-406-08089-3
  • ISSN : 2258-9058
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08089-3.p.0403
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/11/2019
  • Langue : Français
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LA POLÉMIQUE
DU PRIX GONCOURT 1919

En 1913, le prix Goncourt avait largement échappé à Marcel Proust pour Du côté de chez Swann qui navait reçu aucune voix. Son livre avait eu droit à quelques articles favorables et à un succès destime. Le prix Goncourt avait également échappé à Valery Larbaud pour A.-O. Barnabooth et à Alain-Fournier pour Le Grand Meaulnes, pour être décerné à un inconnu, qui le resta, Marc Elder pour Le Peuple de la mer.

Pour le premier prix daprès-guerre en décembre 1919, les Académiciens, agacés par le souffle de nationalisme, avaient le désir dessayer de se tourner vers lavenir. Plutôt que Les Croix de bois de Roland Dorgelès sur la guerre par un de ses acteurs, cest À lombre des jeunes filles en fleurs qui fut couronné, en créant une polémique. Le prix Goncourt avait été créé par Edmond de Goncourt dans son testament où il avait même désigné les premiers membres et les statuts de cette Académie. Dans lesprit de Goncourt, elle devait être une « anti Académie française ». Aucun membre dune des deux académies ne pouvait faire partie de lautre. Pour Goncourt, le lauréat devait être jeune et couronné pour une œuvre en prose.

Edmond de Goncourt était mort en 1896 et le premier prix fut décerné en 1903 par lAcadémie constituée de dix membres1, à John-Antoine Nau pour Force ennemie. Les dix membres furent au départ : Léon Daudet, Joris-Karl Huysmans, Octave Mirbeau, les frères Rosny, Léon Hennique, Paul Margueritte et Gustave Geffroy et furent rejoints par Élémir Bourges et Lucien Descaves. LAcadémie Goncourt devait renouveler les lettres françaises et apporter un peu dair par rapport à lAcadémie française qui, pour Goncourt, était sclérosée, manquait de fantaisie et de variété.

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Le prix Goncourt de 1919, qui sera considéré plus tard comme lun des plus grands prix, sinon le plus grand, fut très contesté et au centre de polémiques « politiciennes ». En effet, la politique sen mêla. Léon Daudet, ancien antidreyfusard, monarchiste, extrémiste, polémiste violent, antisémite, mena une campagne très efficace pour que Proust ait le prix. En face, Dorgelès eut quatre voix sur dix, pour son beau roman, bien écrit, Les Croix de bois, résultat de son expérience de la guerre 14-18. Cest contre ce climat de chauvinisme et de nationalisme que le prix fut attribué à Proust. Les partisans de Dorgelès et de ses Croix de bois se déchaînèrent et népargnèrent rien à Proust, qui venait de se scandaliser devant le Manifeste du Parti de lIntelligence du Figaro littéraire de juillet 1919 dont beaucoup de signataires étaient des partisans des Croix de bois. Proust qui, enfin, atteignait la notoriété et la reconnaissance du milieu littéraire et des lecteurs quil avait recherchées en vain toute sa vie, dut se défendre et se justifier.

La « gauche » (les socialistes en particulier), protestèrent contre cet « antidreyfusard », ami de Léon Daudet, catholique, « grenouille de bénitier » ! Car le patronage de ce pamphlétaire tonitruant déchaîna les passions. La « droite » accusa Proust dêtre un « embusqué », un planqué homosexuel quon avait préféré à un bon petit et jeune Français qui avait été héroïque à la guerre, Roland Dorgelès.

Proust qui voyait se confirmer, à ses dépens, la malfaisance des idéologies, du fanatisme, de lintolérance et de limmixtion néfaste de la politique dans la littérature, se défendit en rappelant son dreyfusisme et ses amitiés pendant lAffaire avec Anatole France, Lazare, Reinhardt, Labori, ses pétitions pour Zola et Picquart. Il était reconnaissant à Léon Daudet davoir mené campagne pour lui attribuer le prix mais il rappela quil était à lopposé de ses opinions politiques dont il déplorait la violence, les excès, le monarchisme, lantisémitisme. Il lisait les articles de Léon Daudet dans LAction française et non pas le journal lui-même qui dailleurs, souvent, à linsu de ce dernier, le critiquait. Proust essayait de séparer la littérature de la politique, faisant léloge de lécrivain Léon Daudet, et non de lhomme politique.

Proust, dans laffaire du prix Goncourt 1919 séloigna encore de la politique et fut attristé par lattitude de Dorgelès et de certains journaux. Malade, il ne put pas recevoir les journalistes qui se « vengèrent » sans juger son œuvre mais en le critiquant sur son âge et ses influences.

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Proust se prétendit « hors politique » mais, en fait, il était très sensible aux mouvements qui se mettaient en place dès 1920-1922 en France et en Italie, bientôt en Allemagne, pour instituer un nouvel ordre, dans laprès-guerre de 14-18. Proust sen tenait à la nouvelle littérature, à La NRF influencée par Gide, Rivière, Copeau, Lacretelle, Schlumberger. Un divorce entre les idéologues et intellectuels de gauche et Proust samorçait. Le prix Goncourt attribué par six voix (Léon Daudet, les frères Rosny, Geffroy, Henry Céard et Élemir Bourges) contre quatre voix (Jean Ajalbert, Léon Hennique, Émile Bergerat, Lucien Descaves) aux Croix de Bois de Roland Dorgelès fut perçu comme un choix politique. Pourtant à côté du monarchiste et réactionnaire Léon Daudet, il y avait des hommes de gauche comme Geffroy et Rosny jeune qui votèrent aussi pour lui. Proust avait conscience que le clivage politique navait pas eu le principal rôle dans ce choix, mais beaucoup plus sûrement lappréciation de son œuvre. Cétait un choix littéraire et non un choix politique. Pour Proust, la faveur dont jouissait son œuvre auprès de Léon Daudet était plus importante que ses idées politiques.

Dailleurs pour Proust, Barrès, France, Maurras, Léon Daudet étaient des écrivains avant tout, des écrivains de valeur, qui sétaient dévoyés en politique.

Le prix Goncourt 1919 avait opposé la littérature, moderne, audacieuse, davenir, cosmique, cosmopolite et la littérature du passé, classique, qui était le signe de la fin dun monde pour de nombreux observateurs. Pourtant, comme toujours, les « aboyeurs », de nombreux journalistes dont lattitude indigna Proust navaient lu ni Les Croix de bois, ni À lombre des jeunes filles en fleurs. Ils prirent, pour certains du moins, comme étendard idéologique Les Croix de bois alors que ce roman, écrit par un combattant, dénonçait aussi la guerre et était un témoignage beaucoup moins glorieux que nauraient voulu les nationalistes qui le défendirent avec acharnement.

Proust dut se justifier, lui, malade et enfin reconnu : non, il navait pas été à la messe depuis sa première communion. Oui, il avait été un dreyfusard avéré. Comme toujours lhumour venait à son aide contre ses adversaires, bientôt à se voir rajouter une année par semaine, il serait centenaire !

Daprès Robert Kopp2 : « Lattribution du prix fut vivement saluée par les uns, violemment critiquée par les autres. Une polémique qui marque 406lamorce dun changement de goût en littérature ». Cest le passage de la littérature engagée à la littérature « désengagée ». Les partisans de Proust se recrutèrent dabord dans le camp de ceux qui en avaient assez de la littérature de guerre, qui estimaient que le moment était venu de démobiliser les esprits, de faire de la place à une littérature qui navait dautre but que la littérature elle-même. Jacques Rivière symbolisait cette tendance. Il voulut renouer avec La NRF de 1909 des fondateurs : Gide, Copeau, Schlumberger, Ghéon. Ils avaient rêvé « détablir dans le royaume de la littérature et des arts un climat rigoureusement pur, qui permit léclosion dœuvres parfaitement ingénues3 ».

La plupart des journaux, surtout LHumanité et Le Populaire attaquèrent Proust, renforçant en lui ses réticences vis-à-vis de la presse, quil accusa durant sa vie, de manipuler les foules et de semer de mauvaises graines et davoir une influence néfaste sur lopinion des couches populaires, des gens de maison, des concierges, des marchands quil pût fréquenter. Décidément, Proust sétait vraiment éloigné de la politique « politicienne » quil connaissait bien.

Avant de se faire lire Les Croix de bois quelques mois plus tard, quil apprécia beaucoup, Proust regretta également le comportement de Dorgelès, qui par aigreur et jalousie laissa son éditeur mettre sur la bande annonce de son livre « Prix Goncourt » en gros et, en-dessous, en petit : « 4 voix sur 10 » et qui, après avoir affirmé naccepter par avance quun seul prix digne de lui, le Goncourt, se glorifia de recevoir le prix Femina-Vie Heureuse. Il fut aussi écœuré par les affirmations de certains, prétendant quil avait payé les membres du jury et acheté leurs voix. Déçu par la presse française, par les éditeurs, par le monde littéraire parisien, celui des « dîners en ville » quil avait pourtant bien fréquenté, il fut rasséréné par létranger, par la presse étrangère malgré le manque de traductions, et aussi par ses admirateurs, des lecteurs de plus en plus nombreux qui aimaient Combray et les Jeunes filles en fleurs de Balbec.

De nouvelles relations, de nouvelles amitiés apparurent dans lunivers de Proust surtout liées à ladmiration suscitée par son œuvre et non par leurs idées politiques souvent, au contraire, opposées. Dès avant-guerre, à lépoque des Ballets russes, Proust avait rencontré Jean-Louis Vaudoyer, petit-fils et fils darchitectes, qui travailla avec les Ballets. 407Ils se virent beaucoup à la fin de la vie de Proust, après la guerre, et Vaudoyer laccompagna au Jeu de Paume en 1921 pour revoir un tableau de Vermeer.

À part les membres de La NRF, Gaston Gallimard, Schlumberger, Ghéon, Gide et surtout Jacques Rivière qui fut un véritable ami, Proust sattacha à Lacretelle, Edmond Jaloux avec qui il alla, juste avant sa mort, au « Bœuf sur le toit », à Jacques Benoist-Méchin, à Étienne de Beaumont chez qui il passera ses dernières soirées fastueuses parmi les fêtards déchaînés où il apparaîtra comme un fantôme.

Mais nous retenons surtout quatre personnages qui furent les derniers grands « interlocuteurs » de Proust : Cocteau dès 1910, Berthelot, Morand et François Mauriac.

1 Voir Prix Goncourt 1903-2003 : essais critiques, Actes du colloque de Dumphries (Écosse) des 15-16 mars 2003, publiés par Katherine Ashley, Berne, Peter Lang, 2004.

2 Robert Kopp, « Un Goncourt très contesté », LHistoire, no 347, nov. 2009, p. 76-79.

3 La NRF, 1er juin 1919.