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Classiques Garnier

La littérature et la politique

  • Prix 2020 de la Fondation Édouard Bonnefous – Institut de France, attribué sur proposition de la section Morale et Sociologie
  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Marcel Proust et la politique. Une conscience française
  • Pages : 21 à 26
  • Collection : Bibliothèque proustienne, n° 26
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406080893
  • ISBN : 978-2-406-08089-3
  • ISSN : 2258-9058
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08089-3.p.0021
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/11/2019
  • Langue : Français
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LA LITTÉRATURE ET LA POLITIQUE

De tout temps en France, la littérature et la politique furent liées, et cest en particulier au nom dune longue tradition française que les écrivains sy intéressent et que les hommes politiques sont fascinés par la Littérature et que les candidats aux élections usent dans leurs discours de campagne électorale de citations littéraires. Robert Badinter, Garde des Sceaux sous la présidence de la République de François Mitterrand, écrit : « que la politique fascine lécrivain, voilà qui ne saurait surprendre1 ».

En France, tout particulièrement, les écrivains, dès le xviie siècle puisèrent leur inspiration dans des faits historiques et dans la politique. Le théâtre de Corneille avec Le Cid, Cinna, Horace, lui donne le premier rôle. Racine, avec Andromaque, Bajazet, Bérénice, met en scène lantagonisme entre la politique et lamour. Montaigne, Voltaire, Montesquieu, Rousseau, furent des « consciences » et semparèrent des grands enjeux de société. En particulier, Voltaire, dans ses positions contre la torture et la peine de mort et Beaumarchais avec Le Mariage de Figaro, annonçaient la Révolution française. Celle-ci fut animée par les Condorcet, Mirabeau, Camille Desmoulins, Saint-Just, Robespierre, dont les discours étaient construits pour provoquer laction politique : « La Révolution est une des grandes époques de cette liaison entre écrivains et politiques2 ». Daunou la bien résumé : « Cest aux Lettres quil est réservé de définir la révolution quelles ont commencée ». La Révolution a été en effet animée par des écrivains et des journalistes. « Ils lont souhaitée, ils lont préparée, ils y ont joué souvent les premiers rôles3 ». Ce sont les Brissot, Chamfort, Fabre dÉglantine, Camille Desmoulins, Condorcet pour les révolutionnaires et Rivarol, Sénac de Meilhan, Chateaubriand dans le camp den face.

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Tout au long du xixe siècle, les écrivains ont essayé davoir la première place dans la société. Ce furent madame de Staël, Victor Hugo et Zola, en passant par Chateaubriand et Lamartine qui, lui, alla vers le sommet du pouvoir, mais les écrivains purent sapercevoir après de nombreux échecs, que leur influence pouvait être plus grande par leur œuvre même que par leur action souvent maladroite.

Victor Hugo était plus convaincant et plus influent par Les Misérables que par son statut de pair de France et de sénateur. Na-t-on pas rendu responsable Eugène Sue de la chute de la monarchie par ses Mystères de Paris (Littérature et Politique) et le souvenir des Châtiments dHugo a peut-être empêché Boulanger de passer à lacte dans sa tentative de coup dÉtat.

Marcel Proust, contrairement à Maurice Barrès, a toujours pensé que lécrivain navait pas à sengager politiquement mais à saffirmer dans son art. Si Zola a eu une grande influence dans la résolution de laffaire Dreyfus, cest en tant quécrivain célèbre et populaire ayant écrit Les Rougon-Macquart et non pas en tant que politique. Il est vrai que les écrivains neurent jamais autant dinfluence que pendant lAffaire qui vit lémergence des intellectuels. Tous les écrivains qui essayèrent de devenir des hommes politiques ont échoué.

Pour Proust, « Lidée dun art populaire comme dun art patriotique si même elle navait pas été dangereuse, me semblait ridicule. Sil sagissait de le rendre accessible au peuple, en sacrifiant les raffinements de la forme “bon pour des oisifs” javais assez fréquenté des gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens. À cet égard un art populaire par la forme eut été destiné plutôt aux membres du Jockey quà ceux de la Confédération Générale du Travail ; quant aux sujets, les romans populaires ennuient autant les gens du peuple que les enfants ces livres qui sont écrits pour eux. On cherche à se dépayser en lisant, et les ouvriers sont aussi curieux des princes que les princes des ouvriers4 ». Proust considérait que Barrès ainsi que France, Léon Daudet, Maurras, devaient rester des écrivains se consacrant totalement à leur œuvre plutôt que de devenir des politiciens se présentant, pour Barrès et Léon Daudet, à la députation. Comme Proust, la comtesse de Loynes, animatrice dun salon antidreyfusard, pensait que Barrès, quelle avait pourtant poussé à se présenter à Nancy en tant que « boulangiste » nétait pas fait pour la politique, ce qui 23avait cruellement vexé lintéressé qui rêvait du politique sans lavoir jamais atteint.

Pendant les guerres les écrivains eurent tendance à prendre parti et à sengager. La guerre 14-18 fut une épreuve terrible pour tous les Français. Elle népargna pas les écrivains, en en tuant plusieurs comme Péguy, Alain-Fournier, Psichari, et en en blessant dautres comme Blaise Cendrars. Les écrivains combattants écrivirent des romans témoignages comme Dorgelès, Barbusse, Genevoix. Pendant la Seconde Guerre mondiale, des écrivains sengagèrent du côté de la Résistance tels Desnos, Éluard, René Char, Vercors, André Malraux et dautres, du côté de la collaboration comme Drieu la Rochelle, Céline, Brasillach, Bardèche. Plus près de nous, après les surréalistes de lentre-deux-guerres, la génération du nouveau roman revint à une littérature éloignée de la politique quotidienne et de nos jours, en France, la littérature toujours sensible aux faits de société, semble séloigner de la politique, qui, elle, est de plus en plus renfermée sur elle-même.

Daprès Michel Leiris, Aimé Césaire a été « le seul de mes amis vivants en qui lart et la politique – autrement dit le super luxe de limaginaire et la grosse quincaillerie des manœuvres socialement utiles – parviennent à se fondre au lieu de sexclure lun lautre ou de tant bien que mal coexister. Il nest ni un poète qui a émasculé son art en le subordonnant aux directives dun parti, ni quelquun dont la révolte originelle sest trouvée déviée ou arrêtée en cours de route par des soucis trop esthétiques5 ».

Sil semble naturel que les écrivains soient sensibles au monde, il est plus étonnant de constater la fascination des politiques, jusquà une date récente, pour les lettres. Dans les deux cas, lintérêt ne pourra aller jusquà la réussite dans ces deux univers. Dans Littérature et Politique Robert Badinter sen étonne : « Doù vient la séduction quexerce lécriture sur tant dhommes politiques6 ? ». Cest surtout au xixe siècle que les hommes politiques ont été fascinés par les Lettres et compris quils devaient aussi essayer de conquérir ce domaine, dailleurs souvent en vain. Robert Badinter essaye dy apporter une réponse : « Dans la période faste de la littérature et de la vie parlementaire, lorsque le livre 24régnait sans partage, que la masse des lecteurs ne cessait de croître avec le progrès de linstruction publique, le monde politique ne produisait aucun poète, dramaturge ou romancier comparable à ceux que comptait la haute fonction publique et notamment la diplomatie, tels Saint-John Perse, Claudel, Giraudoux, Morand7 ».

Depuis toujours lAcadémie française a été sous la protection des politiques. Lorsque Marcel Proust dénonce les prébendes réservées après la guerre 14-18 à des rescapés de celle-ci et surtout à des « embusqués » qui veulent profiter de la victoire avec des places de députés, il évoque aussi les entrées à lAcadémie française. À part Benjamin Constant, lauteur de Adolphe, lun des plus célèbres romans français, aucun homme politique na vraiment conquis la notoriété littéraire et na écrit une grande œuvre, excepté des Mémoires comme ceux du général De Gaulle bien que cette œuvre soit surtout le reflet de son action. Pourtant la politique pendant très longtemps a jalousé la gloire littéraire. Celle-ci lui apparaissait apporter une considération et une concrétisation sociale, un prestige, un morceau déternité. De nombreux politiques se sont fait élire à lAcadémie française non pas pour leur œuvre mais pour leur engagement politique. Ainsi, Jules Favre, Jules Simon, Gabriel Hanotaux, Paul Deschanel, Thiers, Émile Ollivier, Lyautey, Louis Barthou, Raymond Poincaré, Joffre, Weygand, Édouard Herriot, Pétain, Edgar Faure, Michel Debré, Giscard dEstaing, Peyrefitte, Soustelle, entrèrent à lAcadémie française.

Sous le Second Empire, les salons littéraires reçurent de nombreux politiques comme Thiers, Clemenceau, Poincaré, Briand, Barthou, Jaurès, Blum, Drumont, Déroulède, Rochefort. La littérature au xixe et au début du xxe siècle eut un prestige considérable, en particulier auprès des hommes politiques. Le duc de Morny, Mocquart, directeur du cabinet de lEmpereur, Baroche et bien dautres écrivirent ; lEmpereur lui-même eut des velléités. Rémusat et Deschanel jouèrent des pièces de théâtre dans les salons aux côtés de grands comédiens et comédiennes. Mais peu à peu la littérature perdit son influence. Il est intéressant de constater que dans le temple universitaire de la Science Politique rue Saint-Guillaume, la licence de droit est de rigueur pour accompagner Sciences Po et non une licence de lettres, très rare. Dailleurs, lenseignement de lhistoire à Sciences Po et lenseignement de lhistoire à la Sorbonne sont dessences très différentes, cette dernière donnant une ouverture 25desprit qui na pas dégal. La culture littéraire des élèves de Sciences Politiques est en général assez faible.

Lhomme politique, sauf exceptions célèbres, est de nos jours, daprès de nombreux observateurs, moins cultivé et moins sensible au patrimoine littéraire de notre pays. Certes, le général De Gaulle, premier président de la Ve République était un grand lettré, au style classique, barrésien, amoureux de la langue française. Ses Mémoires de guerre ont paru dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Son successeur, Georges Pompidou, auteur dune belle Encyclopédie de la Poésie, normalien ès lettres, Premier ministre puis président de la République fut aussi un grand lettré. Valéry Giscard dEstaing entra à lAcadémie française après son septennat. Admirateur de Flaubert et de Maupassant, il sessaya à lécriture. Le dernier président amoureux de la littérature, François Mitterrand, hésita entre la politique et la littérature. Amateur de Barrès, de Chardonne et sur le tard de Marcel Proust, il écrivit de beaux livres La Paille et le Grain, LAbeille et lArchitecte, et fut un lecteur assidu, ayant souvent, en particulier lors de ses voyages, un livre à la main. Amateur insatiable des librairies, il préfaça Le Musée retrouvé de Marcel Proust de Yann Le Pichon et fit une visite inopinée en hélicoptère à Illiers–Combray en tant que président de la République pour visiter la maison de Tante Léonie. Dans sa biographie, lhistorien Michel Winock considère que la dimension littéraire de Mitterrand qui aimait sentourer non seulement de livres mais aussi décrivains, lui donnait une stature dhomme dÉtat et de représentant de la nation française ainsi que de son patrimoine littéraire. Pour Winock, son immense pouvoir de séduction venait en partie de son amour de la littérature. Ce ne fut guère le cas de ses successeurs. Parmi ceux-ci, lun fut surtout passionné par les arts nouveaux et par lExtrême-Orient, et le suivant méprisa dans des diatribes célèbres les grandes œuvres du patrimoine littéraire comme La Princesse de Clèves, « bonne » seulement pour une élite et La Chartreuse de Parme à travers le personnage de Fabrice del Dongo. Il confondit même lécrivain Roland Barthes avec un footballeur !

On assista au triste spectacle de politiques peu cultivés, lun confondant Voltaire avec une marque de prêt-à-porter et une ministre de la Culture ignorant lœuvre du dernier prix Nobel français de littérature, Patrick Modiano. Il est vrai, certains autres nhésitent pas à en appeler à de grands écrivains du xixe et du xxe siècle dans leurs discours électoraux comme 26Christiane Taubira avec Aimé Césaire, Glissant, Naipaul et Jean-Luc Mélenchon avec Victor Hugo en qui il trouve la source naturelle de son inspiration : « La France a toujours mêlé la politique, lhistoire et la littérature8 ». Mais ils deviennent de plus en plus rares.

Cette double fascination entre les écrivains et les politiques, Marcel Proust la bien sentie et en ce qui le concerne la refusée. Depuis le plus jeune âge, complètement attaché à sa vocation, il na guère, malgré son grand intérêt, envié les politiques. Il les a bien connus mais souvent rejetés à une époque où il fréquentait les mêmes lieux dinfluence, cest-à-dire les salons (qui sont devenus à notre époque les studios de radio ou de télévision). Comme on la vu, Proust admirait le talent littéraire de Barrès, dAnatole France, de Maurras, de Léon Daudet mais regrettait quils le galvaudent avec la politique. Il se refusait à accepter ce mélange et donnait la priorité à lart. Proust nétait pas loin de considérer comme Stendhal « la politique au milieu des intérêts dimagination cest un coup de pistolet au milieu dun concert ». Mais sil la tenait à distance de lui, en tant que telle, il savait linfluence quelle pouvait avoir sur lêtre humain et sur le cours des Nations. Cette influence, avec la lassitude et le désintérêt des citoyens devant le suffrage universel et laction des hommes politiques, sest beaucoup effacée. La baisse du niveau culturel de ceux-ci et léloignement des écrivains vis-à-vis de la politique explique cette nouvelle situation.

Pourtant lorsquil le faut, les Français savent dans certaines circonstances, montrer leur attachement à la littérature et reconnaître la force quelle peut leur donner. Après le dénigrement de La Princesse de Clèves, les ventes de cette œuvre furent décuplées. Ce fut aussi le cas lors des terribles attentats des 7 janvier et 13 novembre 2015 avec les recours au Traité sur la tolérance de Voltaire et au roman dHemingway, Paris est une fête, recours spectaculaires avec de gros « retirages » pour manifester limportance de la littérature dans notre vie et dans notre société ainsi que laide quelle peut apporter dans des périodes dramatiques. Il était donc utile de rappeler le contexte historique qui explique au temps de Proust, les rapports entre la politique et la littérature et leur évolution jusquà aujourdhui.

1 Michel Mopin, Littérature et politique, Documentation française, 1996, préface de Robert Badinter, p. xi.

2 Ibid., p. 1.

3 Ibid.

4 Recherche, t. IV, p. 466-467.

5 Michel Leiris, La Règle du Jeu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 572.

6 Michel Mopin, Littérature et Politique, op. cit., p. xi.

7 Ibid., p. xii.

8 Libération, Tribune dAlain Duhamel, Paris, 29 mars 2012.