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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Prix 2020 de la Fondation Édouard Bonnefous – Institut de France, attribué sur proposition de la section Morale et Sociologie
  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Marcel Proust et la politique. Une conscience française
  • Pages : 11 à 13
  • Collection : Bibliothèque proustienne, n° 26
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406080893
  • ISBN : 978-2-406-08089-3
  • ISSN : 2258-9058
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08089-3.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/11/2019
  • Langue : Français
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AVANT-PROPOS

« On nest pas sérieux quand on a dix-sept ans » et quon découvre dans la bibliothèque du lycée Claude Bernard à Auteuil À lombre des jeunes filles en fleurs, un samedi après-midi du mois de mai sur fond de rumeurs venues du Parc des Princes tout proche. Et pourtant, cette rencontre avec lœuvre de Proust a marqué toute ma vie et continue de laccompagner.

Cétait au début des années 50, la fin du « purgatoire » de lœuvre de Proust, avec la découverte, dans un grenier, du manuscrit de Jean Santeuil et de la parution des premières biographies, en particulier celle dAndré Maurois. Lisant à haute voix à ma mère À lombre des jeunes filles en fleurs où il faut attendre au moins deux cents pages avant quelles ne « volettent » au-dessus de la digue de Balbec ces jeunes filles qui me fascinaient, jentendais enfin une voix fraternelle qui venait me confier que la solitude nest pas une fatalité et que la beauté peut aider à vivre. Après, ce furent des études de lettres, propédeutique, licence, maîtrise (Proust et le noble Faubourg) qui me permirent dapprofondir ma connaissance de la Recherche du temps perdu et me confortèrent dans ma passion pour cette œuvre.

Je me souviens de cet après-midi de septembre 1970 rue de Bizerte où je venais demander à Gilles Deleuze, professeur alors à luniversité de Vincennes, de diriger ma thèse sur Proust et la politique, lui qui venait décrire son très beau livre, Proust et les signes. Se jugeant surchargé de travail et pas assez spécialiste de Proust, il me demanda de trouver un autre professeur pour cette thèse que je ne pus malheureusement pas achever, étant trop pris par ma profession dinspecteur dassurances dans le Pas-de-Calais. Mais Proust ne me quittait pas, si bien que des voleurs sintéressant à ma serviette laissée dans ma voiture en stationnement, ne trouvèrent dans celle-ci que lœuvre de Proust. Plus tard, cherchant pour des centaines de commerciaux en formation dexpression orale des textes à lire, je les fis travailler, eux pour qui le nom de Proust était 12inconnu, leur souffle et leur voix grâce aux longues phrases de Du côté de chez Swann, de lapparition de la madeleine et de la « tasse de thé ou de tilleul de Tante Léonie, doù sortait tout Combray ».

La découverte dIlliers, bientôt Illiers-Combray, après les célébrations du centenaire de sa naissance, ne fit que conforter mon admiration pour lœuvre de Proust. Petite ville refermée sur elle-même, elle nous accueillait au petit matin dans sa charmante gare campagnarde. Le chauffeur du train, sortant la tête de sa cabine, ébahi, regardait tous ces étrangers, membres dune « secte » étrange, qui envahissaient les rues désertes dIlliers. Les rares passants voyaient avec circonspection ces hordes de Japonais, Américains, Hollandais, Français, avec le regard de Tante Léonie sétonnant de ne pas connaître le chien qui passait sous sa fenêtre. Nous étions discrets, ne voulant pas déranger les habitants qui, paraît-il, voyait en nous des habitants de Sodome ou des fanatiques sectaires un peu étranges. À chaque mois de Marie, les aubépines du Pré Catelan de loncle Amiot recevaient et reçoivent toujours ces baladins du monde entier.

Dans la cour de lécole communale Marcel Proust, avait lieu lassemblée générale de la « Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray ». Nous attendait un homme à lhabit noir et au nœud papillon noir, Philibert Larcher, toujours digne et chaleureux dans son accueil. La cérémonie pouvait commencer avec un orateur japonais, américain ou italien, connaissant parfaitement la langue de Molière… et de Proust. Cette passion partagée, danniversaire en célébration des aubépines, sest perpétuée et étendue à de nouvelles générations, jeunes étudiantes américaines, chercheurs japonais, anglais, fascinés par une œuvre toujours en mouvement, non seulement imposante par elle-même, mais aussi par ses ramifications, dignes de romans policiers ou despionnage, de nouveaux manuscrits trouvés dans des greniers improbables, jamais vraiment explorés, gardés par des chauves-souris, des esquisses, des sous-textes, des brouillons, une œuvre où certains personnages meurent, ressuscitent, meurent à nouveau, où le village de lenfance, Combray, se promène un peu partout, en tout cas en Champagne pendant la Grande Guerre où on trouve le narrateur là où on ne le cherche pas, où les personnages prennent différents aspects selon les perspectives, une œuvre qui appartient à chaque lecteur, insaisissable, bouleversante.

La Recherche, on y entre par la porte, par la fenêtre, par le fond, par le devant, on la retrouve toujours différente, toujours émouvante. Cest 13beaucoup plus quun livre, cest une aventure personnelle toujours renouvelée. Comme à Venise quaimait tant Marcel Proust, on peut se perdre dans les « calli », à la fois nouveaux et déjà vus, où lon finit toujours par se retrouver. Cest cet « insaisissable » qui refuse les tièdes et comble les passionnés, les « croyants », qui, en silence, renoue sans cesse ce dialogue avec une voix si fraternelle.

Ce livre est le résultat dune longue réflexion commencée dans les années 1970.Elle naurait pas abouti sans la chaleureuse sollicitude de Philibert Larcher, Gilles Deleuze, Ghislain de Diesbach, Alain Melchior-Bonnet vers lesquels va ma gratitude. Avec beaucoup démotion jévoque la mémoire de ma mère qui a réuni pour moi une documentation essentielle.