Préface [de la deuxième partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Madame de Staël, la femme qui osait penser
- Pages : 165 à 172
- Collection : L'Europe des Lumières, n° 52
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406064435
- ISBN : 978-2-406-06443-5
- ISSN : 2258-1464
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06443-5.p.0165
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 19/09/2017
- Langue : Français
Préface
Tout commença par un séminaire à l’E.N.S. de Saint-Cloud dans les années 1980, auquel nous invitâmes Simone Balayé. Dès lors, Mme de Staël ne nous quitta plus. Elle renforça notre complicité. Nous vint alors une idée : et si nous formions un duo ? Sans calcul, sans ambition autre que de mettre au net ce que nous tâchions de comprendre. Et en plus, cela pouvait nous amuser. On s’amuse trop peu dans le monde universitaire. C’est bien dommage, l’esprit de sérieux y gagne beaucoup. Et puis Mme de Staël vaut vraiment qu’on se mette en quatre pour elle. Oserais-je dire parce que c’était elle, parce que c’était nous ? En tout cas, nous n’écrivons ensemble que sur elle, à deux exceptions près, une communication sur La Dot de Suzette de Fiévée en 2007 – il faut bien batifoler un brin – et une autre en 2012 sur Benjamin Constant et Napoléon, parce qu’ils le valent bien. Depuis plus d’un quart de siècle, Jean Goldzink et moi avons donc rédigé à quatre mains notre lecture des textes de notre Germaine favorite. Posture rare dans l’enclos universitaire, qui nous valut parfois quelques sourires qui se voulaient entendus, et qui ne valut rien pour nos carrières, cette pratique doit tout à la fois aux principes et aux circonstances. Aux principes, car nous voulions rendre ainsi hommage à une figure d’exception et, en lisant, tout simplement, inscrire de ci de là quelques propositions sinon nouvelles du moins bien peu souvent suggérées et encore moins développées. Aux circonstances, puisque nos communications et articles furent sollicités par des colloques ou des invitations à participer à des ouvrages collectifs. Sans intention aucune d’instaurer une dyarchie, ce qui eût été risible plus encore qu’outrecuidant, nous devînmes ainsi les Castor et Pollux des études staëliennes. Qu’on se rassure : l’écriture gémellaire ne nous fit pas nous prendre pour les Goncourt de ces mêmes études, tout au plus espérions-nous ne pas passer pour les Footit et Chocolat ! Ce fut notre marque de fabrique, même s’il nous arriva bien des fois de publier séparément telle analyse de texte de notre grande femme.
166Sans prétendre à l’harmonie des chants amébées, notre petite musique résulte d’un passé commun, d’une longue amitié mais surtout d’une même conception du rapport aux textes. Nous ne l’opposons nullement aux approches théoriques, mais elle nous conduit à privilégier la mise en évidence de ce que disent ces textes, tâche suffisamment prenante et enthousiasmante en elle-même pour ne pas l’alourdir encore de grilles multiples ou de références à des manuels de décryptage. Il faut une longue cuillère quand on dîne avec le démon de la théorie. Nous avons choisi la frugalité. Relisant nos pages, je n’y trouve guère de mention des grandes écoles critiques ni des systèmes interprétatifs. Cela nous sera sans doute imputé à crime, mais nous revendiquons humblement ce manquement aux révérences obligées et à la gravité – j’ai failli dire la lourdeur – intellectuelle ou scientifique requise. Le poids des textes sollicite assez nos faibles forces.
Pas plus que Jean Goldzink n’a présenté sa Mme de Staël, nous n’exhibons ici notre Mme de Staël. Elle n’appartient pas à ses lecteurs, ceux-ci devraient simplement s’évertuer à la lire. Sans doute est-ce moins titillant que de la passer au crible des méthodes critiques. Celles-ci produisent ce que l’on leur demande, et, dans leur partie, elles se valent toutes. Autre raison, bonne ou mauvaise, pour laquelle nous n’y avons pas eu recours. Pourquoi choisir telle ou telle ? nous saluons, bien bas, et puis nous lisons et relisons la baronne. Elle nous comble. Nous avons essayé de nous mettre au service d’une pensée, dont nous affirmons qu’elle fut l’une des plus profondes au tournant des Lumières, sous la Révolution et l’Empire et au début de la Restauration. L’une des plus profondes et des plus intelligentes parce qu’intrinsèquement historique, philosophique et politique. Or, nous le confessons, cette imbrication, manifeste y compris dans les fictions, notamment Corinne, nous réjouit. Peu d’auteurs de cette époque ont fait preuve d’une telle acuité et d’une telle originalité. Et d’une telle ampleur de vues.
Tel fut depuis le début l’esprit de nos productions, dont nous reproduisons ici une sélection : apporter notre modeste pierre à la défense et illustration d’une grande intellectuelle, agir de concert et de conserve au nom d’une certaine idée des études littéraires, sans prétention aucune, à l’image de l’enseignement que nous avons proposé à nos élèves et étudiants, avec notre manière propre et nos douces manies. Essayer de servir à quelque chose, maintenant encore, du fond de notre retraite. 167Nos différences nous ont justement permis de nous accorder, dans tous les sens du mot. Mme de Staël se situe à l’intersection des xviiie et xixe siècles, son œuvre s’élabore dans le champ des conflits idéologiques, son discours, sa voix donnent sens aux interrogations de son temps. Nous avions là un terrain d’entente, il suffisait de l’investir. Comment avons-nous pratiqué ? cet aspect est secondaire. Mais nous sommes ravis quand l’on attribue à l’un de nous ce qui revient à l’autre. Nous avons alors réussi notre coup… Qu’on nous pardonne cet innocent plaisir…
Séduction et admiration sans aveuglement : tel se définirait notre rapport à Mme de Staël. Séduits par une agilité intellectuelle, admiratifs devant une capacité de raisonnement et d’analyse, attentifs aux contradictions, aux impasses qui accroissent encore la richesse d’une réflexion d’ensemble sur… eh bien, au fond, sur tout ce qui importe en ces années de naissance douloureuse de la modernité : l’Histoire, sa marche, son interprétation, le pouvoir, ses formes, son exercice, la société, son ordre, sa dynamique, la liberté, sa définition, ses modalités, l’égalité, son champ d’application, ses limites bien comprises, la religion, sa place, sa fonction, la littérature, la mission de l’écrivain, la condition féminine, le mariage, etc., le tout dans la perspective générale de la perfectibilité et dans le respect des valeurs fondamentales de la nouvelle donne, comme la propriété, le droit, la diffusion des lumières, la puissance de l’opinion, le jeu des partis dans un régime parlementaire, la morale et la force des sentiments. Le nouveau monde bourgeois avec supplément d’âme, solidement arrimé aux acquis de la Révolution.
Nous nous sommes ainsi intéressés à l’interprétation staëlienne de la Révolution, tant sur le vif des événements qu’avec le recul du temps. Dans « Une femme révolutionnée : le Thermidor de Mme de Staël », nous voulions insister sur le réalisme pragmatique d’une analyse lucide de la conjoncture directoriale : comment sauver la République ? quelles sont les forces en présence ? pourquoi faut-il soutenir un gouvernement en dépit de ses errements ? Il s’agissait de montrer à quel point Des circonstances actuelles s’imposait comme ouvrage politique majeur, comme réflexion sur une actualité haletante, comme l’égal en intérêt de son exact contraire, les Considérations sur la France de Joseph de Maistre. Le hasard bien ordonné du colloque de Coppet de 1988 s’arrangea pour que Roland Mortier y proposât une communication sur le même thème, et nos propos respectifs entrèrent en parfaite résonance, sous l’égide 168de Bronislaw Bazcko qui présidait la séance. Ce fut là notre première prestation publique en concertistes.
Nous sommes revenus à deux reprises sur cet ouvrage. En 2007, nous avons entrepris une situation de la notion d’individu propriétaire. Avec « République bien ordonnée commence par l’individu propriétaire », nous pensons avoir montré que, pour reprendre les termes de notre conclusion, la république, propriété circonstancielle de la minorité républicaine, rejoindra son principe en devenant la propriété permanente des propriétaires devenus républicains.
L’autre travail retranscrit ici que nous consacrâmes aux Circonstances s’inscrit dans notre examen de la conception staëlienne de l’écrivain. Je l’évoquerai donc plus avant.
Après l’analyse staëlienne à chaud, nous avons voulu nous affronter au bilan publié de manière posthume en 1818, ce monument que sont les Considérations sur la Révolution française. Nous lançâmes une rapide chevauchée parcourant le voyage dans cet ouvrage, non reprise ici, où nous avancions que le fréquent va-et-vient entre France et Angleterre fonctionnait, en un éclairant rapport structurel et idéologique, avec la vie même de Necker, considérée comme une suite de déplacements, de voyages, d’avatars, et avec celle de Mme de Staël, contrainte à l‘exil et à un tour d’Europe, comme si l’Histoire imposait aux individus des parcours lisibles comme autant de métaphores de sa marche même, comme si le rapprochement, la comparaison, le parallèle n’étaient plus simples procédures rhétoriques, mais la forme même de la réflexion, comme si le déplacement et le retour valaient non seulement comme image mais aussi comme mise en œuvre des concepts opératoires, comme si le voyage ne se réduisait pas à une figure, mais se faisait outil, clé interprétative, cartographie du lieu de la pensée philosophico-politique.
Cependant, notre plat de résistance fut la mise au jour des procédures d’écriture de l’Histoire, afin de donner à voir la Staël historienne telle que nous la comprenons. Avec « Causalités historiques et écriture de l’Histoire dans les Considérations… », nous entendions mettre en évidence la mise en pratique staëlienne d’un nouveau discours historique, qui s’évertue à faire jouer ensemble des considérations d’ordre divers. Il fait ressortir cette ligne de force de la lecture de l’Histoire proposée par Mme de Staël : les événements historiques résultent de principes et de circonstances, de lois de la perfectibilité et des aléas du progrès, et procèdent autant 169de facteurs politiques, intellectuels, matériels que des spécificités des hommes, leurs qualités, leurs défauts, leurs ambitions, leurs limites. Dès lors, on ne peut plus écrire l’Histoire comme on le faisait avant la Révolution, et donc Mme de Staël met précisément en œuvre une nouvelle combinatoire de l’écriture de l’Histoire par amalgame de formes d’écriture qui jouent ensemble, produisent du sens par ce jeu même des rapports, mises en perspective, enchaînements de causes et d’effets. On a ainsi affaire à l’un des livres les plus intelligents sur la Révolution et l’Empire, publié seulement trois ans après Waterloo.
Nous avons aussi tenté de situer la position de Mme de Staël dans le « moment 1800 », lorsqu’elle pose la question de la nature et de la fonction de la littérature, à l’heure où les rapports de celle-ci avec le politique changent de définition. Outre notre édition de De la littérature de 1991, une analyse de l’interprétation staëlienne de la langue révolutionnaire en 1989, la question du rapport entre politique et littérature nous a intéressés en 2011, d’où un article, reproduit ici : « De la littérature, œuvre politique ». Cette caractérisation nous a paru évidente, puisque Mme de Staël situe la littérature dans ses rapports avec les institutions sociales et invite à la considérer comme l’une d’entre elles. Elle est par conséquent soumise aux mêmes déterminations. La médiation du Montesquieu de l’Esprit des lois joue ici à plein, et fournit sa méthode à Mme de Staël. Il nous a paru que De la littérature reprend le programme des Circonstances actuelles en investissant dans la théorie des productions de l’esprit humain la puissance d’analyse que la problématique politique au sens large exige.
De la littérature pose clairement la question de la fonction de l’écrivain, réflexion déjà bien mise en œuvre dans les Circonstances actuelles. C’est pourquoi nous avons choisi de mettre en exergue ce qui revient au style dans la conception staëlienne, le style devant définir sinon l’homme du moins l’écrivain républicain. « Républicain, as-tu du style ? », demandions-nous en 1991 pour traiter d’écriture et politique dans les Circonstances actuelles. Il nous semblait – et il nous semble toujours – que, dans ce livre, une rhétorique se fonde en France sur une conjoncture socio-politique. S’y énonce une mission républicaine à accomplir par le discours littéraire : écrire les principes démocratiques, emporter l’adhésion par la persuasion, par un discours de la raison rénové et par les accents de l’âme, afin de rendre confiance dans le pouvoir et la valeur des mots. Mme de Staël 170avait bien perçu dans ce même livre, décidément perforant, comment la Révolution avait imposé la Terreur dans la langue. Elle y montrait comment l’éloquence, grand genre révolutionnaire, et plus largement politique, ne devrait avoir pour fonction éminente que la défense et la propagation de la vérité. Vie de la pensée, elle jouit d’un pouvoir extraordinaire, car elle enflamme les hommes et leur confère des vertus héroïques. Sublime et dangereuse, elle a été confisquée par le despotisme de parti. Dans sa phase terroriste, la Révolution a prostitué la vérité, monstrueuse déviation qui perdure sous le Directoire. Ce despotisme introduit le fanatisme dans la langue et transforme les discours d’abord en vecteur d’un pouvoir unique, brutal et intolérant, puis en moyen de séduction à destination des imbéciles qui se rallient aux puissants du jour. La langue de bois révolutionnaire étouffe le véritable enthousiasme, mais surtout déprave les esprits. Elle se substitue à la pensée. Dès lors, sauver la Révolution, c’est retrouver la pureté et la finesse des concepts et les prestiges du Beau, cette forme du Vrai. L’évolution des circonstances politiques (un certain 18 Brumaire, puis l’Empire) rendra possible un élargissement des perspectives dans De la littérature et un investissement romanesque de la subjectivité, notamment celle du malheur féminin.
Le cas particulier du théâtre nous a paru mériter quelques pages. En 1993, le Ve Colloque de Coppet nous en fournit l’occasion. « L’expérience européenne : théâtre et nation chez Mme de Staël » nous permit de considérer ensemble De la littérature et De l’Allemagne pour comparer l’évolution conceptuelle d’un essai à l’autre (importance croissante de la réalité nationale, rôle de l’enthousiasme…), qui permet à Mme de Staël de dessiner une carte de l’Europe littéraire selon la circulation des modèles et une orientation dynamique. Le théâtre comme optique et comme illustration du travail de l’Histoire des peuples…
Sans doute est-ce sur les œuvres de fiction et la correspondance que nous avons le moins œuvré en commun. Est-ce parce qu’il nous était plus naturel de travailler ensemble sur les questions plus directement philosophiques et idéologiques, comme nos articles respectifs l’ont suggéré ? Et pourtant la fiction staëlienne est imprégnée de philosophie et d’idéologie. Est-ce en raison d’un rapport plus individuel à l’étude des textes romanesques ? Je ne sais. Néanmoins, ce fut Corinne qui nous offrit l’occasion de nos débuts. En 1987, nous fîmes nos premières armes dans la revue Europe, avec « L’opinion dans Corinne », en y faisant apparaître 171que, dans ce roman, ce dialogue non seulement entre Corinne et Oswald, entre les nations, mais au sein même de l’Histoire et de la politique, l’opinion joue un rôle en partie double, comme esprit national et comme ensemble de préjugés. Or, si l’opinion occupe une place centrale dans l’idéologie libérale, on voit bien que celle-ci se trouve ainsi problématisée et dramatisée dans la fiction. L’écriture romanesque inscrit et creuse les contradictions, voire les apories de l’idéal politique, et illustre la part sombre ou le point aveugle de la perfectibilité. De là le destin tragique de l’héroïne. La nation la plus libérale pour les femmes, c’est l’Italie. In fine, l’Angleterre absorbera Oswald, une Angleterre qui ne sort pas indemne du roman et à qui il manquera toujours l’intensité italienne. La fiction ne tranche pas, alors que, considérés en eux seuls, les concepts permettraient des conclusions positives. Elle se contente de montrer que le bonheur est condamné à l’incomplétude, puisque la liberté collective n’inclut pas la liberté féminine. L’universalité des Lumières titube.
Enfin, il fallait bien opérer au moins une lecture transversale, à propos d’une notion clé, celle de religion. Nous nous y sommes employés en 1997 dans le cadre du VIe Colloque de Coppet. « Madame de Staël ou pour une religion politique » se concluait sur le soulignement de la conception staëlienne de la tolérance, critère essentiel au nom duquel toute religion doit être conçue dans l’État moderne : illustration et application de principes, sans exercice de quelque pouvoir que ce soit. Si le protestantisme n’est finalement plus proposé comme religion d’État, comme il l’était dans les Circonstances, sa morale, ou en tout cas la morale chrétienne, demeure le véhicule privilégié des Lumières, en tout cas une arme efficace contre le fanatisme. Mme de Staël, ou pour une laïcité religieuse…
Il serait comiquement absurde d’ériger nos pages communes en on ne sait quelle œuvre critique, ou même d’esquisser un bilan. Elles se voulaient modestes lectures suivies, rédigées en proscrivant la pompe universitaire, en visant seulement clarté et, autant que possible, légèreté de plume. Elles ne provoquèrent ni controverse ni même débat. Au moins ne nous attirèrent-elles pas de foudres, et l’on continua de nous inviter, ou de nous supporter, avec indulgence peut-être, voire quelque faveur, qui sait ? Si nous avons rendu service à la cause staëlienne, c’est tout ce 172qui nous importe. Et après tout, si leurs articles et communications ne sont pas rémunérés, les universitaires ne sont-ils pas payés pour lire ? Tout salaire mérite travail, et, s’il ne trouva peut-être pas toute son utilité, cet aspect de celui-ci nous fut bien agréable.