Avant-propos [de la première partie]
- Publication type: Book chapter
- Book: Madame de Staël, la femme qui osait penser
- Pages: 9 to 12
- Collection: Enlightenment Europe, n° 52
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN: 9782406064435
- ISBN: 978-2-406-06443-5
- ISSN: 2258-1464
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06443-5.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 09-19-2017
- Language: French
Avant-propos
En tout genre, nous autres modernes, nous disons trop,
Mme de Staël
Qui est donc Mme de Staël (1766-1817)1 ? On est tenté de répondre : un grand esprit des Lumières finissantes, la fille valeureuse de Necker, une résistante libérale à Napoléon, l’égérie du Groupe de Coppet, ce premier cénacle d’intellectuels européens à l’aube des nations, une des plus fortes voix de la condition féminine, un destin fauché trop tôt… Aucun de ces titres de gloire ou de curiosité n’est immérité. Mais peut-être va-t-on mieux au fait en la désignant d’emblée comme le plus grand écrivain, en langue française, des années révolutionnaires et impériales.
L’histoire littéraire, depuis deux siècles, se récrie aussitôt : Et Chateaubriand ? Personne n’a le désir d’oublier Combourg, sa lande, ses genêts, son blanc fantôme, ni la somptueuse symphonie des Mémoires d’outre-tombe. Mais nous parlons ici des années 1790-1817. Et il semble bien que ni Le Génie du christianisme, ni la terne épopée qui suit, ni l’interminable voyage à Jérusalem, pas même le trop célébré Atala des manuels scolaires, ne soient en mesure, si l’on était objectif ou moins convenu, de donner le premier rang au brillant vicomte. Sans la splendeur de son immortel testament, en toute bonne foi, que resterait-il vraiment de lui ? La Vie de Rancé ? Allons donc… On pourrait certes faire jouer la mollesse universitaire, appelée neutralité, et les mettre à égalité. On persiste pourtant à croire Mme de Staël plus inventive, plus profonde, plus douloureuse.
Nous savons bien ce que tels palmarès ont de dérisoire. Mais se défausser du problème par cette esquive, au demeurant bien tardive, sent 10son Tartuffe. Car le titre de meilleur second rôle décerné à Germaine de Staël touche comme par hasard une femme. Ces femmes à qui la médecine et l’esthétique des Lumières accordaient au mieux – physiologie oblige – de briller dans l’expression vive des impressions immédiates : conversation, écriture épistolaire ou romanesque, poésie fugitive du cœur ou extase mystique. Or Mme de Staël fut aussi et d’abord une philosophe, au sens des Lumières tout au moins, entendons un penseur. Elle se mêle sans autorisation de ce qui ne devait pas préoccuper une femme, y compris après 1789, et surtout pas en public : les plus graves débats politiques et sociaux, les plus hautes questions de culture, de morale, d’art et d’histoire.
Elle attente ainsi au destin immémorial assigné à la nature féminine, et on ne se priva pas de le lui faire savoir. De sorte qu’il ne faut pas hésiter à le dire haut et fort : Germaine de Staël n’est pas seulement le meilleur écrivain de l’ère impériale ; elle peut passer pour la plus grande intellectuelle européenne, toutes époques et tous pays confondus. En effet, à la différence de Hannah Arendt, elle s’illustra aussi dans la création artistique. Il y a eu de grandes romancières, sans doute plus marquantes qu’elle encore, mais combien de femmes à la fois philosophes et artistes de premier rang ? En France, on ne verrait guère que Simone de Beauvoir sur la liste des candidates.
Comment aborder une telle œuvre ? Deux voies se dessinent aussitôt. La première consiste à privilégier l’approche narrative. On se doit alors, en multipliant les détails, de scander le travail de l’auteur selon une succession de périodes et moments, définis par le contexte politique (révolutionnaire, napoléonien, restaurateur), ou, mieux, créatif. C’est ce qu’on appelle une biographie intellectuelle. Elle a l’avantage de la dramatisation et d’une sorte de fidélité pseudo-mimétique à la marche historique, à la fois collective et individuelle. Son attrait est indéniable, et elle jouit d’un succès éditorial qui donne à réfléchir2.
L’autre, nettement moins séduisante, élimine le récit des rencontres, amitiés, amours, chagrins, la minutie scrupuleuse des jours et des gestes, au profit de ce qui nous reste, les œuvres écrites. Celles-ci ne seraient alors plus traitées dans le flux d’une vie censée les déterminer ou les modeler – quel que soit le modèle d’intelligibilité choisi par le biographe, fût-ce 11l’ordinaire éclectisme sociologique, psychologique, psychanalytique et autres roues de secours pour terrains glissants. Les textes n’apparaîtraient pas selon leur date, au fil d’une histoire continue, mais se rassembleraient selon leur pente, leur genre, tels qu’en eux-mêmes la mort de l’auteur les fixe à jamais. Ces deux méthodes se valent à coup sûr, on peut même les mixer un peu, à la marge. Reste qu’il faut bien, qu’il vaut mieux choisir.
Si nous nous décidons en faveur de la seconde, en dépit du plaisir de raconter et ressusciter le passé3, c’est d’abord en raison de sa sobre simplicité. Et de sa pureté logique, pour ne rien dire de l’abondance des biographies déjà publiées ou à venir. De la littérature, De l’Allemagne, Des circonstances, ne sont pas des textes obéissant à des opérations de pensée esthétiques comme les romans ou les pièces de théâtre. La logique philosophique se différencie de la logique artistique, comme le prouvent au besoin Beaumarchais et Laclos, piètres philosophes et impeccables opérateurs de calculs esthétiques.
Tout texte est évidemment situé dans le temps, mais cela ne signifie pas que la restitution éventuelle du contexte passe par une multitude de détails dont l’exhaustivité, ni même l’abondance, feraient à tout coup le prix. Le premier travail bien compris du critique paraît au contraire d’amoindrir l’énorme amas d’informations (le parasitage ?) amoncelé par l’historicisme érudit, qui s’interpose le plus souvent entre le texte et son lecteur. Loin d’aider ce dernier, on se plaît à le décourager, en lui laissant croire qu’il faut devenir docteur d’État, expert parmi les experts, pour entrer dans un livre du passé.
C’est peut-être vrai pour des pages antiques ou exotiques. Certainement pas pour Voltaire, Rousseau ou Mme de Staël, dont le détail de la vie n’explique pas grand-chose. L’essentiel de l’effort biographique ne sert en l’occurrence qu’aux biographes. Il est très rare que l’approche biographique ait un pouvoir explicatif, voire éclairant – sauf à décider que la vie elle-même obéit à une autre logique que la succession des faits connus, et que cette logique, sous-consciente ou logée dans le corps social, animerait la créativité intellectuelle singulière. On risque alors d’échafauder une interprétation de la vie de l’auteur pour la faire coïncider avec une hypothèse générale, bien trop générale, sur l’œuvre.
12On prendra donc cet ouvrage pour ce qu’il est : une introduction, si possible raisonnée, à la lecture des œuvres de Mme de Staël. Nullement comme un substitut du récit de soi qu’elle n’a hélas pas eu le temps d’entreprendre, et qui eût peut-être, comme pour Chateaubriand, constitué son maître livre. Pas non plus comme un commentaire surplombant qui supposerait, chez le lecteur, la connaissance préalable des textes. C’est à eux qu’on entend laisser la parole. Il s’agit bien, en toute littéralité, d’une Présentation de Germaine de Staël. Est-ce nécessaire, est-ce même utile, deux siècles après sa mort ? Nous le croyons, nous le craignons. Si du moins on veut faire franchir à son œuvre le cercle étroit des spécialistes universitaires, eux-mêmes souvent spécialisés.
Rendre la parole à l’auteur implique des sacrifices : renoncer au commentaire des commentateurs, si compétents soient-ils, ainsi qu’à une comparaison détaillée avec le contexte intellectuel et artistique où s’inscrit forcément le travail de Mme de Staël. Comme rien ne marche, en ce bas-monde, sans contradictions, on fait place ensuite à quelques commentaires écrits à quatre mains sur plus de vingt ans. Un de leurs possibles intérêts est de conjuguer, sans heurt jusqu’à ce jour, les points de vue d’un dix-neuvièmiste et d’un dix-huitièmiste unis par l’amitié, et une consanguinité intellectuelle entretenue.
(J. G., lundi 19 octobre 2009)
1 Gérard Gengembre a choisi et préfacé les essais de la seconde partie. Il a également établi la bibliographie et la chronologie. Jean Goldzink a rédigé la section I.
2 La dernière biographie en date, celle de M. Winock, n’était pas encore parue lors de la rédaction de ces lignes.
3 J’ai goûté ce charme dans deux très courtes biographies agréablement gênées par leurs strictes contraintes éditoriales (collection Découvertes Gallimard). G. Gengembre a publié de son côté deux biographies de Balzac (Découvertes Gallimard ; Perrin).